Le système-monde. Partie 1 sur 2 : Créer un univers à vocation ludonarrative

LE SYSTÈME-MONDE

Partie 1 sur 2 : Créer un univers à vocation ludonarrative

Quand les systèmes font monde, quand les mondes font système. Aujourd’hui, on retrousse nos manches et on construit des univers et pas n’importe lesquels : des systèmes-mondes.

(temps de lecture : 12 min)

Michael Knowles, cc-by

Voir ensuite : Partie 2 sur 2, la scénarisation et les mécaniques

Nous les rôlistes, adorons les univers à forte personnalité comme Exil ou Eclipse Phase mais nous avons des difficultés à les prendre en main. Nous nous lassons des jeux aux mécaniques si proches alors que leurs univers sont si différents : ceux-ci ne seraient qu’une carte postale, un décor de carton-pâte qu’on plaque derrière des scènes qui sont en fait toujours les mêmes d’un jeu à l’autre ? Pourtant, dès lors qu’on nous fournit un jeu où les mécaniques sont vraiment spécifiques de l’univers, nous crions à l’usine à gaz. Pourquoi autant de tables se cassent-elles les dents sur les univers touffus ?

C’est cette voix que nous allons creuser aujourd’hui. Comment concevoir des systèmes qui rendent honneur à leur monde ? Et comment les mondes les plus originaux peuvent être conçus pour faire système ? Quelles sont les grandes caractéristiques d’un univers ludonarratif et comment les retranscrire de façon aussi exhaustive que digeste via la rédaction, la scénarisation et la mécanique ? Quels sont écueils à éviter ?

Retour sur une notion inventée par Sébastien Delfino : le système-monde

Pour aller plus loin :

[Article] Tiramisù, Le phénomène de la carte postale, sur Tiramisù games

[Article] Sébastien Delfino, Jeter les dés ne me suffit plus 3 : L’agentivité et le système-monde, sur Radio Rôliste

SOMMAIRE

1. Définition d’un univers à vocation ludonarrative

1.1. La notion d’univers est plastique

1.2. La richesse particulière des univers de jeu de rôle

1.3. Les univers prescrits et les univers émergents

1.4. La carte et le territoire

2. Comment rédiger un univers à vocation ludo-narrative ?

2.1. Objectif : créer un univers à haut potentiel ludique

2.2. Ordonnancer ses idées

2.3. Les thématiques principales

2.4. Les thématiques secondaires

2.5. Évolution, crises et dynamiques

2.6. Faciliter la prise en main par les joueuses

2.7. Entrer dans les détails

RÉSUMÉ

Ce qu’on appelle un système-monde, c’est, en des termes à peine moins barbare, un univers à vocation ludonarrative. En cela, il se distingue d’univers conçus pour des romans ou des films, et même des jeux vidéos. Il n’a pas être énorme, juste pensé pour le jeu de rôle et l’agentivité des personnages. Posé ce point, on s’intéressera à décider s’il faut un univers décrit par le menu ou un univers basé sur des axiomes ou des tables aléatoires qui permettent la création émergente.

Une fois défini la notion d’univers à vocation ludo-narrative, on s’intéressera à la façon d’en créer et d’en rédiger. L’objectif est d’atteindre un univers à haut potentiel ludique, c’est-à-dire générant un maximum de jeu avec un minimum de texte. La création de ce genre d’univers commence par une collation rigoureuse des idées, par exemple avec un répertoire, mais assez tôt dans le processus il faudra se focaliser sur l’énoncé des thématiques principales et secondaires de l’univers. Ensuite, il faudra concevoir un système-monde en mouvement, éviter les statu quo structurels qui pourraient geler le jeu. Enfin, une fois l’univers conçu, il conviendra de penser la rédaction et la transmission pour permettre une prise en main intuitive par l’arbitre aussi bien que par les joueuses. À moins de passer encore une dernière main pour ajouter à cet univers les petits détails anecdotiques qui le rendent si vivant. Ce sont les dernières étapes avant de passer au sujet de la deuxième partie : la narration et les mécaniques.

1. DÉFINITION D’UN UNIVERS À VOCATION LUDONARRATIVE

1.1. La notion d’univers est plastique

A-t-on besoin d’un monde pour jouer ? D’après Olivier Caïra, certains récits et jeux de rôle se passent de monde, il y a plusieurs types de monde, des mondes en huis-clos, des mondes ouverts, des mondes qui sont plus ou moins le nôtre, des mondes inspirés de notre monde, des mondes créés ex-nihilo, des multivers. Il y a des mondes-cartes et des mondes-calques (qu’on plaque sur une réalité). Un monde n’a pas besoin d’être immense pour être jouable, des mondes minuscules peuvent fournir des expériences abouties, c’est notamment ce qui est énoncé dans le jeu de rôle Coureurs d’Orage : une carte de sept hexagones avec quelques points d’intérêt par hexagones (généralement trois) est suffisante pour jouer toute une campagne. Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que le lore n’a d’intérêt que s’il est au service du récit.

Pour aller plus loin :

[Vidéo] Olivier Caïra, Conférences Don des dragons 2015, sur Youtube

[Article] Thomas Munier : La taille idéale de l’univers, sur Outsider

[Vidéo] Le Tropeur, Le lore, on s’en tape / Ecriture, sur Youtube

La carte en sept hexagones du Val des Corbeaux, un cadre de campagne pour Coureurs d’Orages. (dessin : Le Grumph)

1.2. La richesse particulière des univers de jeu de rôle

Concevoir un univers pour le jeu de rôle n’est pas le même travail que le faire pour un roman ou pour un jeu vidéo : la différence réside dans la très grande agentivité du public, qu’il va falloir satisfaire en offrant un univers à haut potentiel de jeu et d’histoires : autrement dit un univers foisonnant de sources d’intrigues. Même des univers comme Les Terres du Milieu ou Dark Souls ne sont pas assez riches pour un jeu de rôle, à moins d’adapter en profondeur. Des tombereaux d’info de l’univers des Terres du Milieu sont à jeter à la poubelle car elles ne sont pas directement exploitables : ainsi de la langue des elfes ou des millénaires d’historique. On ne peut rien en tirer sauf à déconstruire avec un objectif ludonarratif en tête. Ainsi, si on ne saurait exiger d’une joueuse d’apprendre l’elfique (et quand bien même elle le ferait, les applications ludiques seraient pauvres, se limitant à la possibilité de déchiffrer des textes), on peut développer des aspects plus générateurs de scènes : comment les locuteurs de l’elfique s’estiment supérieurs, le troublant effet psychologique que génèrent les sonorités de la langue, la fascination qu’exercent les glyphes elfes, l’effet de surprise d’en découvrir dans des endroits incongrus, etc… Sans parler des possibilités ludiques offertes par la barrière de la langue !

Un univers à la Dark Souls, à la fois riche, mais seulement dévoilé par une narration environnementale tout en sous-entendus, nécessiterait aussi une adaptation. Il faudrait d’abord se demander : garde-t-on cette part de mystère ou donne-t-on les clefs ? Si oui, à qui ? Seulement à l’arbitre ou à toute la table ?

1.3. Les univers prescrits et les univers émergents

Se pose ensuite la question de la prédétermination de l’univers. Est-on dans un univers rigide où tout le contexte est prévu d’avance avant que le jeu ait lieu, ou se contente-t-on de prédéterminer les grandes lignes d’un univers souple où chaque petit détail sera improvisé à la volée pour le besoin du jeu, de la narration et du respect du canon esthétique ?

Pour aller plus loin :

[Vidéo] TapisVirginia : Les univers souples et durs, sur YouTube

[Vidéo] kF, RDV en Théorie 05. Mais que faire des univers ?, sur YouTube

Ou propose-t-on un entre-deux, comme c’est le cas avec l’univers de Millevaux, qui se base un univers souple juste défini par quelques paradigmes (Steve Jakoubovitch parle d’univers-filtre qu’on peut plaquer sur le contexte qu’on veut), quitte à fournir un coffre à jouets d’éléments de contexte rigides (carte, historique) mais facultatifs et d’éléments de contexte flottants qui peuvent être repositionnés à n’importe quel moment ou lieu ?

Pour aller plus loin :

[Article] Critique d’Inflorenza par Steve Jakoubovitch sur Hugin & Munin

1.4. La carte et le territoire

Qu’est-ce qu’un univers ? Est-ce une carte assortie d’un historique ou est-ce un ensemble d’éléments repositionnables n’importe où n’importe quand ? Dans l’univers de Millevaux, chaque faction peut se retrouver n’importe où, elles ne sont pas assignées à un territoire ou à une époque.

Tout comme dans un univers médiéval-fantastique, on peut s’attendre à trouver un forgeron dans (presque) chaque ville, dans Millevaux on peut s’attendre à trouver un sarcomantien dans (presque) n’importe quelle enclave. Chaque élément de l’univers est susceptible de surgir dans le quotidien.

Je ne suis pas favorable à faire de la carte d’univers un élément de jeu central comme c’est la norme. Il y a bien une carte de Millevaux mais je ne la mets pas en avant, elle est réservée au seul supplément (L’Atlas) qui s’intéresse à la question géographique. Le problème de la carte est le suivant. Qu’une joueuse s’exclame : « Les gobelins de glace sont super ! Quand va-t-on les rencontrer ? »  et elle risque de se voir répondre : « Déso, ils sont dans les Terres Noires, à six mois de voyage de là. Cela n’est pas un problème si la table ne rechigne pas au voyage, c’est même plutôt un avantage car il y a une vraie récompense au bout (voir des choses qu’on n’aurait pas pu voir sinon, ainsi dans la campagne L’Elixir de Mémoire pour Millevaux au seuil de la folie), c’est encore mieux si le voyage est un concept central de l’univers en question (ainsi, si on adaptait La Horde du Contrevent en jeu de rôle).

Carte de Millevaux, (C) par Thibault Boube

A contrario, le voyage proposé dans le jeu de rôle Bois-Saule peut être déceptif du fait que le contenu de chaque nouvelle journée de voyage est tirée aux dés : cela signifie qu’on a autant de chances de visiter un lieu en tournant en rond qu’en traçant tout droit… Bois-Saule reste un jeu qui vous fera connaître les affres et les beautés d’un voyage, mais l’aspect récompense d’avoir atteint un élément lointain est absent.

2. COMMENT RÉDIGER UN UNIVERS À VOCATION LUDONARRATIVE ?

On a donc vu qu’un univers ludonarratif se doit d’avoir plus de potentiel qu’un univers classqiue. L’on a aussi vu qu’il y a plusieurs sortes d’univers ludo-narratifs, plus ou moins généreux selon que le focus est mis sur le jeu, sur l’histoire ou sur l’univers.

2.1. Objectif : créer un univers à haut potentiel ludique

Rédiger un univers peut représenter un travail colossal, et pour n’avoir pas fini de rédiger le mien, je ne saurais me poser en donneur de leçons : on se contentera ici de poser les bases, en gardant à l’idée qu’on cherche à écrire un univers à haut potentiel ludique.

Pour aller plus loin :

[Article] Acritarche, Potentiel Ludique, sur Designed by Acritarche

[Vidéo] TapisVirginia, Les univers à haut potentiel ludique, sur YouTube

Tout d’abord, si une telle tâche vous effraie, sachez que c’est OK de viser petit : on l’a vu précédemment, mais les univers de poche ont leur intérêt.

2.2. Ordonnancer ses idées

Si vous ne savez pas par où commencer, je vous invite à vous munir d’un répertoire de poche. À chaque fois que vous avez une idée, notez-là à la lettre correspondante (Orque jaune dans O, Épées mentalistes dans E, etc.) Vous pourrez ainsi vous y retrouver facilement. En régle générale, ayez toujours votre univers en tête. Chaque expérience de la vie, ou info ou ou fiction reçue peut être intéressante à retranscrire avec le prisme de votre univers : notez ainsi toutes vos idées spontanées dans votre répertoire ou votre téléphone. Votre bible d’univers va ainsi s’écrire toute seule.

2.3. Les thématiques principales

Assez rapidement, vous allez devoir visualiser quel est votre high concept : la thématique principale de votre univers devrait être présente dans presque chacun de ses aspects. Pour dégrossir votre high concept, vous pouvez partir d’un de ces quatre critières :

+ L’horizon d’attente : quelle promesse votre univers fait-il à la table ? Quelle idée votre table se fait-elle de l’univers ? Que s’attend-elle à y trouver ?

+ L’ethos : quelles sont les valeurs véhiculées au sein de l’univers ? Est-il manichéen ou est-il en nuances de gris ? Quelle esst la leçon philosophique que nous enseigne l’univers ?

+ Votre intention : en tant que créateurice de cet univers, quel message, quelle ambiance, quel style ou quelle personnalité voulez-vous faire passer ?

Pour aller plus loin :

[Vidéo] Isabelle Périer, Pour une poétique des valeurs en jeu de rôle, Conférence au Colloque Universitaire sur le Jeu de Rôle, Villetaneuse-Paris 13

[Article] Thomas Munier, Entre les règles et l’aventure, la philosophie du jeu sur le forum Les Ateliers Imaginaires

[Article] High concept, sur en.Wikipedia.org

Je crois qu’en général, un seul de ces critères va être étroitement défini, les autres sont plus lâches : concentrez-vous sur le critère le plus restrictif et le plus clair dans votre tête, votre high concept est là.

Il n’est pas forcément mono-thématique, il peut être plus complexe.

En ce qui me concerne, je pense que je me suis concentré sur l’horizon d’attentes, qui regroupe six thématiques : la ruine, la forêt, l’oubli, l’emprise, l’égrégore et les horlas. Mon ethos, mon tropos et mon intention sont plutôt larges, pas vraiment définis. Ils le seront davantage à l’échelle d’un jeu ou d’un supplément d’univers.

Millevaux choc en retour, un jeu de rôle Millevaux qui tient en une carte à jouer.

2.4. Les thématiques secondaires

Une fois votre high concept défini, vous allez faire une liste de thèmes plus étendus. Ils peuvent être des sous-thème de votre high concept ou y être tangents, notamment si vous travaillez sur un jeu ou un supplément qui explore un aspect particulier de l’univers. Cette liste va tourner autour de 10 ou 30 thématiques et vous allez vous assurer que la plupart de vos éléments d’univers seront affiliés à une de ces thématiques, quitte à ce que vous les tordiez un peu pour ce faire. Mettons par exemple que un univers à la sauce polar, j’introduise un honnête père de famille. De prime abord, il ne rentre pas dans mes thématiques. Je peux en faire un ancien mafieux inséré dans un programme de protection des témoins, ou juste un type normal mais qui a tendance à trop boire quand il est stressé, ce qui le met au risque de rejoinre la cohorte des tristes figures de mon univers de roman noir.

Dans Marchebranche, de nombreuses thématiques sont récurrentes : la forêt, le jugement, les tarots, les corbeaux, les changeformes, etc. Il n’est pas une entrée de table aléatoire qui ne soit reliée à mon high concept ou à mes thématiques étendues. Ceci crée une impression de cohérence et d’interconnexion, alors même que l’univers de Marchebranche repose essentiellement sur des tables aléatoires, ce n’est pas un univers où les chose sont localisées dans l’espace, dans le temps ou dans des schémas relationnels. Même procédé pour le GN Les Sentes ou Nervure, à part qu’on remplace les tables aléatoires par des tirages de cartes.

2.5. Évolution, crises et dynamiques

Si j’ai mentionné le caractère facultatif d’un historique, un univers ludonarratif doit cependant être inscrit dans une dynamique temporelle. Rien de pire qu’un statu quo figé. À ce titre, l’univers de Hârn est intéressant, car chaque contrée qui y est présentée est agitée par une ou plusieurs crises qui menacent leur stabilité. Ces crises sont du pain béni pour vous fournir des opportunités de jeu et de récit. Prévoyez donc une multitude de crises, certaines concernant l’entièreté de l’univers, d’autres plus localisées.

Définir l’univers par ses crises est une méthode simple, vous allez ensuite pouvoir développer en abordant ses cycles. Le premier genre de cycle est assez proche du concept de crise : il s’agit des cycles de prédation. Qui chasse qui ? Qui chasse le chasseur ? Définir votre univers comme une chaîne alimentaire (quitte à ce que celle-ci soit parfois métaphorique) vous permettra de donner matière à de nombreuses dynamiques.

Extension de la vision par chaîne alimentaire, vous allez ensuite réfléchir à l’écologie de votre univers. Votre univers est un vaste écosystème. Comment les peuples se nourrissent-ils ? Où trouvent-ils leurs ressources ? Quel est leur impact sur l’environnement ? Comment l’environnement les impacte-t-ils ?

Si on peut voir l’écologie comme un réseau de besoins plus ou moins naturels, on peut extrapoler ensuite à l’économie qui elle serait plus un réseau de désirs.

Quelles sont les monnaies en cours ? À quel genre d’échanges les peuples procèdent-ils ? Quelles sont les interdépendances au sein des structures sociales ? Qui est en situation d’abondance et qui se sent floué ? Quelles révoltes, guerres et manigances sont motivées par cette économie ? L’économie est-elle en train d’évoluer ? Autant de questions qui devraient trouver des réponses fertiles en jeu.

On peut enfin concevoir un univers comme un univers de relations, ce qui est le cas dans des jeux bien connus tels que Vampire : La Mascarade. L’idée est que tout élément de l’univers (figurants ou lieux) est au moins connecté à deux autres éléments, ce qui permet de jouer simplement en arpentant ces fils relationnels. C’est le principe directeur de la méthode Écheveuille pour rédiger une campagne bac-à-sable.

2.6. Faciliter la prise en main par les joueuses

À ce stade, votre univers est déjà très riche d’interconnexions. Le plus dur va être de garder trace de tous ces liens, et de les rendre appréhendables par le public. Le répertoire reste encore un très bon outil. Sous sa forme publiée, il peut se présenter comme une encyclopédie par ordre alphabétique, voire un classeur comme Hârn. Mais pour ce faire, des renvois de page, des liens hypertextes, un glossaire, ou des schémas peuvent aussi convenri.

Le top du top, à mon humble avis, reste la création d’un wiki en ligne. Et oui, j’ai prévu d’en faire un pour Millevaux. Un jour, si.

La particularité d’un univers ludonarratif est qu’il doit être facilement manipulable par les joueuses. Sa prise en main doit être intuitive, quel que soit son degré de complexité ou d’originalité, à moins que vous ayez une démarche élitiste comme ce me semble être le cas de Nephilim. La clé pour y parvenir, c’est de rester ancré dans le réel.

L’importance des références et de parler une langue commune dans l’impact ludonarratif d’un élément d’univers est illustré par l’exemple d’une carte Magic : le Cheval d’Akros. Il s’agit d’une carte-créature qu’on pose chez l’adversaire et en échange on gagne des pions pendant son tour. Il s’agit d’une référence au Cheval de Troie, que les game designers ont renommé « Cheval d’Akros »  en référence à une des villes du Magicverse. Puis, réalisant que les animaux récurrents dans Magic sont plutôt les liens et pas les chevaux, ils la renomment « Lion d’Arkos » . À ce moment du développement, plus aucun testeur n’utilise la carte : on n’y voit plus d’intérêt, on ne comprend plus la fiction de la carte. Les développeurs ont alors renommé la carte « Cheval d’Arkos »  et elle a été de nouveau rejouée. Quel que soit l’éloignement de la fiction, il faut des références à notre vrai monde pour qu’on puisse se l’approporier et la manipuler.

2.7. Entrer dans les détails

Enfin, pensez aux petits détails de la vie quotidienne. Par exemple, faites un travail sur la langue. Le cliché voudrait qu’en langue inuit, il y ait quarante mots pour dire « neige » . Quels sont les objets ou concepts de votre univers qui mériteraient d’être déclinés en quarante termes différents ? La Horde du Contrevent propose tout un vocabulaire autour du vent. Dans le roman Terminus Radieux, le narrateur a des connaissances en botanique, aussi peut-on y lire plusieurs dizaines de noms différents pour les herbes des steppes. Veins of the Earth propose vingt types de ténèbres et 20 types de lanternes pour les éclairer. Dans Millevaux, où la nuit est toujours plus longue que le jour, il y a cinq phases de nuit, chacune associée à un terme : la presque-nuit, la nuit brune, la noire-nuit, la bleue-nuit, la presqu’aube. Et dans Nervure, il y a au moins une trentaine de sortes de pluies différentes.

Pensez à d’autres détails si anodiens qu’ils auraient le mérite d’être omniprésents. Qu’en est-il de la gastronomie locale ? À quel jeu jouent les enfants ? Quelles sont les coutumes ? À Millevaux, au lieu de se dire bonjour, on se dit « Tout est lié »  et on rappelle son histoire personnelle, ce qui est une façon de pallier à l’oubli, un des axiomes de Millevaux.

Quand on définit un univers, on pense souvent aux grands enjeux. Penser aussi aux petits détails crée des couches de profondeur. En pensant autant le crucial que le trivial, chaque scène de votre univers sera décomposée en strates : en premier plan ce qui concerne et intéresse les personnages en priorité, et en second et troisième plan toutes les facettes de l’univers en activité, qui fournissent un décor vivant, une menace sournoise… ou un fusil de Tcheckhov si les personnages ne s’y intéressent pas de prime abord. Cet arrière-plan peut aussi ouvrir des possibilités de jeu dès que les personnages s’y intéressent : offrandes, informations, opportunités. Autrement dit, un univers ludo-narratif est un monde ouvert où chaque détail serait cliquable, actionnable, questionnable.

Pour aller plus loin :

[Article] Coralie David & Jérôme Larré, Décrire un univers par les signes, dans La boîte à outils du meneur de jeu, Ed. Lapin-Marteau

CONCLUSION

Le terme de système-monde m’a d’abord fait l’effet d’un gros mot. Un projet d’une telle ambition pour du jeu de rôle qu’il me paraissait hors de portée. Puis j’ai compris qu’il fallait décortiquer la notion en plusieurs petits bouts appréhendables. Il faut aussi garder à l’esprit qu’on reste dans un monde imaginaire, conçu pour le jeu de rôle : il est donc abstrait et le niveau de détail est inféodé à leur fertilité ludonarrative. Le mieux est donc certainement l’ennemi du bien dans le système-monde, et la recherche du haut potentiel ludique conduit davantage à couper qu’à étoffer.

Cette première partie s’est apesantie sur la description gloable d’un univers, et jusqu’à présent on peut se demander si c’est une démarche tout à fait spécifique au jeu de rôle. Il conviendra donc d’aborder des points plus spécifiques dans la deuxième partie : la narration et les mécaniques du système-monde.

Voir ensuite : Partie 2 sur 2, la scénarisation et les mécaniques

11 commentaires sur “Le système-monde. Partie 1 sur 2 : Créer un univers à vocation ludonarrative

  1. Cet article dort sur mon bullet journal depuis un an et demi… Il était temps de le faire remonter à la surface ! Le haut potentiel ludique et le développement d’univers sont deux de mes dadas du moment, donc j’avais très envie de vous en parler. L’approche est très centrée jeu de rôle, mais je gage que certaines idées peuvent être reprises pour d’autres média de narration interactive et même de narration classique.

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