Les jeux cumulables

LES JEUX CUMULABLES

En fait, faire des jeux c’est simple comme des legos. Et vous, quels montages improbables aimez-vous faire ?

(temps de lecture : 13 mn)

Crédits réflexion : Onomnaf, Valentin T.

Perché dans un temple secret au sommet d’une montagne, une personne des plus savantes essaie de déconstruire les règles du jeu d’échecs pour essayer d’en déduire la forme la plus primitive qu’aurait le jeu. Découvrir les règles du jeu d’échec primal permettrait d’accéder à la mémoire du monde…

Je voudrais vous parler d’une épiphanie personnelle sûrement due à l’abus de café et de chocolat. Il est possible que vous trouviez que je réinvente l’eau chaude mais pour moi le constat que je vais vous exposer a fait figure d’une petite révélation.

(C) Trans Truck Engineering

n.b. : chaque véhicule est lui aussi un robot-transformeur !

RÉSUMÉ

En cherchant un moyen facile de faire une partie de jeu de rôle intéressante en une heure de temps, j’ai eu l’idée de cumuler les mécaniques de trois de mes jeux, et j’en suis venu à réfléchir sur la notion de jeux cumulables comme étant une pratique de game design fertile, et présente dès l’origine du jeu de rôle, et même du jeu en général. Certains jeux en ont fait leur spécialité, en se basant sur une colonne vertébrale de règles sur lesquelles viennent se greffer autant de mini-jeux qui constituent des exceptions. Le jeu de rôle offre particulièrement le flanc à cette possibilité, car il est par essence un jeu incomplet. Les règles ne pouvant jamais couvrir l’ensemble des coups possibles, on serait tenté de rajouter des jeux dans le jeu à l’infini, pour couvrir de plus en plus de situations. Si on s’abstient de le faire à l’infini, c’est pour limiter la complexité et aussi parce que nous avons besoin de situations non couvertes par les règles pour exercer notre roleplay. On va alors observer une polarisation entre jeux modulaires, qui osent le cumul, et jeux à système unifié, qui laissent plus de place au roleplay mais peuvent perdre en profondeur. On verra justement que c’est la recherche de profondeur, de rejouabilité et de flexibilité qui pousse à cumuler des jeux, et c’est la pertinence de cette recherche qui va être interrogée. Faut-il toujours ajouter des mécaniques ou mieux vaut-il plutôt en retrancher ? On verra que certains game design manient les deux approches à la fois. Enfin, on constatera que le cumul des jeux ne s’arrête pas au game design et qu’il fait aussi partie des outils utilisés par les joueuses lors de leurs parties. Ce qui bouclera le tour d’horizon de ce concept : le cumul de jeux est une des évidences de notre beau loisir qu’il convenait ici de souligner et de décortiquer, afin de se l’approprier.

SOMMAIRE

1. Trois jeux pour une seule partie

2. Cumul de jeux et histoire du jeu de rôle

3. Design par exception et mini-jeux

4. L’incomplétude du jeu

5. Faut-il tout mécaniser ?

6. Jeux modulaires et jeux à système unifié

7. À la recherche de la profondeur

8. Ajouter ou retrancher ?

9. Un regard sur les pratiques ludiques

10. La régression de jeux en mécaniques

Conclusion

1. TROIS JEUX POUR UNE SEULE PARTIE

L’autre jour, j’ai proposé une partie en ligne du jeu de rôle Inflorenza à un ami. De fil en aiguille, celui-ci en a invité deux autres et je me suis retrouvé à devoir faire jouer 3 personnes sur une durée d’une heure. C’était une durée trop courte pour que je propose un scénario ambitieux et pourtant je n’avais pas envie de proposer le jeu tout sec. Inflorenza possédant ses outils d’impro, j’aurais pu faire jouer sans scénario, ça aurait été intéressant et je l’ai par ailleurs déjà fait. Mais pour cette raison, je ressentais un manque de challenge. Je voulais donc me poser un défi supplémentaire sans pour autant augmenter la difficulté du jeu : il fallait au contraire que ça le facilite.

C’est alors que je me suis penché sur mes autres outils rôlistes situés dans Millevaux, le même univers qu’Inflorenza. J’utilise régulièrement l’Almanach, un jeu de cartes adossable à tout jeu de rôle Millevaux, mais je l’ai écarté cette fois-ci. Trop utilisé, et peu pratique à mutualiser en ligne. [Edit avril 2021 : L’Almanach a désormais sa version en ligne.]

C’est alors que j’ai pensé à poser à chaque tour de jeu une question issue d’Oriente (un jeu de rôle Millevaux descendant de la Reine). Oriente est un jeu où on suit un.e guide pas toujours digne de confiance. De fil en aiguille, j’ai trouvé qu’il était cohérent d’y ajouter un petit scénario d’Inflorenza, Les chemins de Compostelle, puisqu’il s’agit de voyager sur les routes d’un pèlerinage. D’Oriente, j’ai également gardé la galerie de portraits, utiles pour caractériser mon guide ainsi que les figurants qui seraient improvisés à la volée.

Ça ne me suffisait pas. En une heure, on n’aurait pas le temps de bien caractériser les personnages. Aussi, ai-je renouvelé une chose que j’avais déjà testée avec succès : j’ai augmenté la créa de personnage avec la liste de missions de vie des Sentes, un autre jeu Millevaux. J’ai imbriqué ceci avec Inflorenza, puisque les trois phrases de la mission de vie sont devenues des phrases pour la fiche de personnage d’Inflorenza (chaque phrase rapportant donc un dé, alors que dans Les Sentes, un jeu purement narratif, les phrases ne sont que des indications de jeu).

Missions de vie tirées du jeu Les Sentes

J’ai donc abouti à un super scénario-jeu, cumul d’un jeu (Inflorenza), d’un scénario (Les chemins de Compostelle, pour Inflorenza), d’un scénario-jeu (Oriente) et d’un morceau de jeu (les fiches de mission des Sentes). La partie fut une réussite. Tout n’était pas parfait, notamment parce qu’une heure c’était court au regard du potentiel énorme de ce mélange (12 portraits, 75 questions, 96 missions de vie, 12 thèmes, je vous laisse calculer les combinatoires), mais l’enthousiasme de tout le monde était au rendez-vous, ainsi que l’envie de recommencer.

2. CUMUL DE JEUX ET HISTOIRE DU JEU DE RÔLE

Je vous parle d’une épiphanie mais il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Depuis le début du jeu de rôle, et même depuis beaucoup plus longtemps que ça, on crée des jeux en fusionnant des jeux existants ou en cumulant des mini-jeux. Original Dungeons & Dragons emprunte ainsi des règles à Chainmail et à d’autres wargames. Il y a des règles d’escalade ou de maladies qui n’utilisent pas le d20, etc…

Beaucoup d’innovations en jeu de rôle peuvent se voir comme un cumul de jeux ou de mini-jeux (d’autres étant plutôt au contraire des soustractions ou des simplifications, ainsi For the Queen ne gardant plus de ses prédécesseurs que la mécanique de la question orientée). J’aurais même l’audace de dire que les livres de conseils de jeu (tels que Réalité Augmentée – des idées pour du cyberpunk – ou Play Unsafe – un guide d’improvisation pour MJ) sont des jeux à cumuler ou à clipser sur votre jeu de rôle favori.

Cette culture des jeux en tant que golems de règles me semble plus ou moins assumée selon les scènes. Parfois, les emprunts sont remisés sous le tapis, parfois ils sont mis en avant (ce me semble assez présent dans la scène OSR, Apocalypse World consacre un paragraphe à citer ses sources en matière de game design, Vade+Mecum va jusqu’à citer chaque emprunt en note de bas de page).

Ceci est tout aussi vrai pour d’autres médias ludiques. Ainsi, dans les années 90, on a vu fleurir des jeux vidéos d’enquête qui cumulaient des dialogues à enjeu de mind guessing et des puzzles à résoudre.

3. DESIGN PAR EXCEPTION & MINI-JEUX

Cette logique de cumul de gameplay peut se complexifier. Ainsi, Magic : L’assemblée propose un core design (créer un deck, poser des terrains, les engager, payer du mana pour poser d’autres cartes, engager ces cartes contre l’adversaire…) mais la plupart des cartes constituent une exception ou une dérogation à ce core design (ce qui en fait d’ailleurs un des jeux les plus compliqués du monde !). C’est ce qu’on appelle le design par exception, et je ne crois pas abuser de trop en disant que chaque carte est un mini-jeu en soi.

J’aime bien cette notion de mini-jeu car elle donne de la profondeur à un univers et renouvelle le gameplay. Ça ne passe pas forcément par une modification des mécaniques chiffrées, ça peut être plus narratif que ça. Ainsi, dans mon jeu Écorce, chaque sortilège représente une épreuve en soi, il y a des composants à rassembler, des étapes compliquées à réussir et les effets sont aléatoires. De surcroît, la plupart des parchemins de sorts ne sont pas identifiés, donc il faut tout un travail pour simplement comprendre la recette du sort et l’effet qu’il est censé produire.

Par exemple, ce sortilège :

« Parchemin d’envoûtement : placer des amorces (composées de bouses de vache, de son propre crachat et de broyat de crapaud) autour du lieu où dort la cible, voler un souvenir à la cible et passer une nuit blanche à explorer ce souvenir et à le souiller. Le lendemain, la cible est envoûtée par vous : une série de malheurs et de souffrances (qui ne sont pas sous votre contrôle) lui tombe dessus. Vous seul avez le pouvoir de le désenvoûter mais c’est un processus très long et vous pourrez en profiter pour asseoir votre emprise sur l’envoûté. Si un désenvoûteur découvre que vous êtes l’envoûteur, il peut tenter un contresort sur vous : jet de sauvegarde contre la mort. »

Si bien que la réalisation d’un seul sortilège peut alimenter toute une séance, et il n’y a pas deux sortilèges qui se ressemblent dans leur fonctionnement.

Pour aller plus loin :

Thomas Munier, Le sacrement de la glaise, compte-rendu de partie pour Écorce

4. L’INCOMPLÉTUDE DU JEU

J’ai ainsi cité des jeux vidéos et des jeux de société pour exemplifier le cumul de jeux, mais en nous obligeant à interpréter une fiction pour jouer, le jeu de rôle prête d’autant plus le flanc à ce mécanisme de game design. Olivier Caïra dit du jeu de rôle qu’il s’agit d’un jeu incomplet : les règles écrites ne prévoient pas de décrire tous les coups possibles, et la médiation par un arbitre est donc presque à chaque instant nécessaire.

Pour aller plus loin :

Olivier Caïra, Les forges de la fiction, sur le GROG

Frédéric Sintes, Le JDR est potentialité, sur Limbic Systems

C’est vrai du point de vue micro et c’est vrai aussi du point de vue macro. Les jeux de rôles sont des jeux à trous, ou plutôt des jeux qui présentent des angles morts, des aspects qu’ils décident de ne pas réguler. Ainsi, Original Dungeons & Dragons ne présente (presque) aucune règle pour les relations amoureuses, tandis que Breaking the Ice, dédié aux relations amoureuses, ne présente aucune règle pour le combat. Oui, mais les jeux de société et les jeux vidéos se spécialisent tout autant, n’est-ce pas ? Certes, mais quand un jeu de plateau ou un jeu vidéo se spécialise dans un domaine, il devient impossible de jouer autre chose que ce que couvrent les règles (à moins de mettre en place une médiation humaine parallèle, comme ce qu’on fait lorsqu’on fait du RP dans World of Warcraft). En jeu de plateau, on ne peut pas combiner Carcassonne et Zombicide. En jeu de rôle… si !

Il reste possible de jouer des romances dans Original Dungeons & Dragons et des combats dans Breaking the Ice. Parce que cette médiation humaine, le fameux roleplay, est un mécanisme pour ainsi dire inaliénable ou définitionnel du jeu de rôle.

Pour aller plus loin :

Alban Damien, JdR : Game design en galère ?, sur Ligue Ludique

[Podcast] La Cellule : Le jeu de rôle dans World of Warcraft

5. FAUT-IL TOUT MÉCANISER ?

Valentin T. décompose ainsi une base de jeu de rôle en interstices (les domaines de la réalité virtuelle non couverts par des règles) et mécaniques (les domaines couverts par des règles). Dans Original Dungeons & Dragons, la romance est un interstice et le combat est une mécanique, alors que dans Breaking the Ice, c’est l’inverse.

Valentin T. va jusqu’à dire que le jeu, c’est-à-dire les interactions humaines, se situe dans les interstices et non dans les mécaniques. En quelque sorte, Valentin T. exprime que ce qui est intéressant dans le jeu, c’est le roleplay et non le roll-play. À Original Dungeons & Dragons, quand vous faites une romance, vous jouez, vous faites du roleplay. Tandis que quand vous faites du combat, vous ne jouez pas, vous laissez les dés jouer à votre place (on pourrait objecter qu’il y a un jeu tactique dans le combat, mais on n’interroge pas vraiment la fiction, ça pourrait être un jeu de plateau).

Néanmoins, les mécaniques ont un intérêt, car elles permettent de gérer des ellipses sur un aspect où on n’a pas le temps, la compétence, l’envie, ou l’énergie (bref, la capacité de jeu) de faire du roleplay ou de l’impro. C’était exactement le but des mini-jeux que j’ai implémentés dans mon exemple au début.

Pour aller plus loin :

Thomas Munier, La description contre l’ellipse, sur Outsider

Thomas Munier, La capacité de jeu, sur Outsider

6. JEUX MODULAIRES ET JEUX À SYSTÈME UNIFIÉ

Arguant qu’on peut tout jouer en freeform, Jérôme Larré précise qu’avant de mécaniser un domaine, il convient de s’assurer que ça un réel intérêt. C’est sur l’intérêt des mini-jeux à cumuler qu’on va se pencher.

Pour aller plus loin :

Jérôme Larré, Système zéro et système fantôme, sur Lapin Marteau

Nous allons d’abord nous intéresser à l’opposition entre jeux modulaires et jeux à système unifié. À regarder les choses de loin, on pourrait dire que les jeux modulaires sont la préhistoire des jeux à système unifié ( Original Dungeons & Dragons étant un jeu modulaire), qu’ils leurs seraient inférieurs. On commence à cumuler des jeux, puis on homogénéiserait le gameplay pour plus d’élégance : c’était ainsi la démarche d’Inflorenza qui, reprenant les tentatives du Monde des Ténèbres, unifiait toutes les situations communément rencontrées en jeu de rôle en un système de résolution unique, certes plus compliqué qu’à l’accoutumée, mais expurgé de tout sous-système.

Pourtant, il me paraît difficile de jeter aux orties les jeux dans le jeu, tels que les sorts des haut-rêvants (véritable jeu solo à l’intérieur de Rêve de Dragon) ou les mécaniques de hacking de Shadow Run 4. Oui, ces jeux dans le jeu sont complexes, oui ça donne l’impression qu’une seule joueuse joue pendant que les autres attendent, mais cela contribue à la profondeur des jeux cités. Pour atteindre une telle profondeur sans jeu dans le jeu, il y a intérêt à trouver tout un tas d’autres astuces, comme une cohorte de scénarios (mais ne seraient-ce pas des jeux dans le jeu ?) ou de tables aléatoires… Ce dont justement se pourvoit Inflorenza.

Pour aller plus loin :

Thomas Munier, Intensité et profondeur, article & podcast sur Outsider

Pour reprendre le principe de l’exploration des angles morts, poursuivons avec l’exemple du jeu de rôle Hillfolk, de Robin D. Laws

L’auteur mentionne en préambule de son jeu que la plupart des jeux de rôles ont des règles procédurales, c’est-à-dire des règles qui couvrent l’interaction physique (règles de combat, compétences, dons…) mais n’ont pas de règles dramatiques, c’est-à-dire des règles qui couvrent l’histoire et les passions humaines. Pour répondre à ce que l’auteur analyse comme un manque, Hillfolk se dote donc de règles procédurales, assignées à une phase de jeu, et de règles dramatiques, assignées à une autre phase de jeu. C’est un bon exemple de cumul de jeux. Je me demande si le résultat n’a pas eu le cul entre deux chaises, mais Hillfolk est assurément l’un des précurseurs des jeux dramas qui nous plaisent aujourd’hui, et des jeux comme les PBTA ont plus ou moins repris ce principe de cumuler des règles pour les interactions physiques avec des règles pour les histoires et les passions humaines.

Il serait enfin regrettable d’évoquer les jeux modulaires en faisant l’impasse sur Mobile Frame Zero : Firebrands de Vincent & Meguey Baker, ainsi que leurs hacks The King is Dead et In Dreaming Avalon, qui sont tout à fait dans la démarche évoquée dans cet article : en effet, ces scénarios-jeux proposent un mini-jeu pour chaque type de scène différent.

7. À LA RECHERCHE DE LA PROFONDEUR

On l’a vu, la notion de manque dans un jeu de rôle est toute relative, vu qu’on peut toujours combler par du roleplay. On peut repartir des jeux de société pour essayer de dégager la notion d’autosuffisance d’une mécanique. Le jeu de go me semble un bon exemple de jeu qui repose sur une seule mécanique, sans exception de game design. Dans le jeu de dames, il apparaît une exception de game design… avec la possibilité de transformer un pion en dame, qui se trouve assujetti à des règles nouvelles. J’ai le sentiment, sans pouvoir le prouver (je ne suis pas historien des jeux), que le jeu d’échecs est quant à lui l’agglomération de plusieurs jeux. Cela expliquerait les multiples règles de déplacement selon les pions, et les différentes exceptions de game design (promotion du pion en dame, petit roque et grand roque, possibilité de partie nulle…)

Petit roque. Diagramme par DaB., cc-by-sa

Est-ce à dire que le jeu d’échecs est plus noble que le jeu de go ? Bien sûr que non. Le go atteint une profondeur (si l’on mesure en nombre de coups possibles) supérieure aux échecs, ceci en agrandissant le plateau de jeu au lieu de multiplier les exceptions de design. Ceci me semble être le principal argument contre les jeux cumulables : la profondeur d’un jeu n’a pas forcément à voir avec la quantité de mini-jeux qu’elle recèle, mais plutôt à sa profondeur de champ. Ainsi, un jeu de rôle avec une mécanique simple augmentera sa rejouabilité en s’ouvre à une grande diversité d’univers ou de personnages. Pour prendre un exemple simple : For the Queen est un jeu peu profond, mais c’est moins lié à son unicité mécanique qu’à la petitesse de son contenu (une quarantaine de questions). La création d’une pléthore de hacks présentant de nouveaux sets de situations de départ et de questions a contribué à la profondeur du jeu. On pourrait aussi envisager des extensions à For the Queen avec de nouvelles questions, en gardant la même situation de départ. On pourrait d’ailleurs propose de nouvelles questions de fin.

Plusieurs pièces d’échecs féériques, style Staunton, photo par Raphael.elie.kakou, cc-by-sa

Il est aussi utile de rappeler que la profondeur n’est pas une fin en soi. Le GN en deux pages Your dead friend de Jeeyon Shim présente peu de rejouabilité, mais offre une expérience forte : quelle utilité y aurait-t-il de l’enrichir de suppléments ? Les jeux à mécanique unique, à partie unique, ont leur beauté et leur intérêt.

8. AJOUTER OU RETRANCHER ?

D’un côté, il y a des jeux-concepts, qui sont irréductibles, et de l’autre, il y a des jeux-mondes auxquels ont pourrait adjoindre des extensions à l’infini.

Ceci nous permet de distinguer deux façons de créer un nouveau jeu : le game design par soustraction et le game design par addition.

Le premier consiste à prendre un jeu et à l’épurer au maximum. Ainsi, Searchers of the Unknown, est un jeu en une page qui se veut une simplification à l’extrême de Original Dungeons & Dragons. Cependant, il ne s’agit plus vraiment d’un jeu autonome. Il contient avant tout une proposition de simplification de règles pour les personnages et les combats, mais on a besoin d’y adjoindre un module, une liste de sorts et un bestiaire pour y jouer.

Searchers of the Unknown a par la suite donné lieu à de nombreux hacks et réaugmentations. On peut citer Coureurs d’Orage, qui à partir de la proposition de base de Searchers of the Unknown aboutit à un livre de 62 pages (illustrations et commentaires compris) incluant des règles, un bestiaire, des objets magiques, un module, des personnages pré-tirés et une présentation de la philosophie OSR. Contrairement à Searchers of the Unknown, Coureurs d’Orage est un jeu autonome. Il s’enrichit de trois suppléments qui font monter la pagination totale à 200 pages.

On voit ici que le game design est une valse entre des phases de soustraction et des phases d’addition.

Le design par soustraction a sa beauté, mais je le trouve très complexe. Il m’a fallu un chemin colossal pour aller d’Inflorenza (250 pages) à Millevaux choc en retour (une carte à jouer).

Inversement, le design par addition, qui consiste à cumuler des jeux, me paraît bien plus simple et rapide, avec un résultat puissant pour peu qu’on s’arrête juste avant le stade de l’usine à gaz.

Pour Les Sentes, un GN Millevaux à monter soi-même, j’ai combiné les deux approches. J’ai d’abord réduit des jeux entiers (Into the Woods, Your dead friend, La Clé des Nuages, Lou & Morgan, etc…) à des fiches de quelques mots, et j’ai ensuite aggloméré ces fiches (environ 800), autant de briques de scènes, pour obtenir un jeu d’une grande rejouabilité.

Conversion du pico-game Lou & Morgan de Valentin T. en rituel pour le jeu Les Sentes

Il convient cependant d’admettre qu’aucune addition ou soustraction n’est neutre. Le jeu de plateau Carcassonne comporte de nombreuses extensions compatibles entre elles et force est d’observer qu’à chaque fois qu’on ajoute une extension, on change le gameplay en profondeur. Des coups jusqu’ici faibles deviennent gagnants alors que des stratégies jadis optimales deviennent obsolètes. Cela constitue bien sûr une grande partie du fun mais cela nous éclaire aussi sur le fait que les mécaniques sont toujours interdépendantes. En ajoutant un module au jeu, on transforme le jeu. Pour le meilleur… et parfois pour le pire.

9. UN REGARD SUR LES PRATIQUES LUDIQUES

Les logiques d’addition et de soustraction ne s’arrêtent pas au pur game design. Elles font également partie de la palette du jeu en performance. Ainsi, certaines joueuses en performance font des parties expérimentales où elles mélangent plusieurs jeux de façon plus ou moins spontanées, par exemple en passant d’un OSR comme Into the Odd à l’ambiance onirique et déconstruite d’un Dragonfly Motel, ou en mimant de piocher un jeton de bile noire (une mécanique du jeu Libreté pour signaler l’aigreur de son personnage) sans crier gare, au milieu d’un autre jeu, parce qu’à ce moment ce geste fait sens d’un point de vue méta, introduit une private joke bienvenue.

Pour aller plus loin :

Eugénie et kF, Jouer en performance 1, sur JenesuispasMJmais

Les additions et soustractions de gameplay sont enfin un outil majeur dans le flow-design, un terme de kF qui désigne l’art de modifier un jeu-campagne maison au fur et à mesure qu’on le joue, dans une démarche d’apporter à la table un gameplay sur mesure, qui s’adapte à elle en permanence. Ceci va de changer de système de jeu principal toutes les 2-3 séances en fonction de comment l’ambiance évolue, à multiplier les aides de jeu annexes, à ajouter et retrancher des règles au moteur principal, ou à refaire sans cesse les réglages (codes de dégâts des armes, nombre de points de vie, règles d’attribution de l’XP, etc…).

Photo de la table de jeu de Claude Féry, lors d’une partie d’Une Année de Répit, dans l’univers de Millevaux. On peut y voir de nombreuses aides de jeu ou mini-jeux qui en font office (Almanach, Les Larmes du Soleil, La Stèle au Cœur des Plaines, le jeu de cartes de Carcère, Terres de Sang est Millevaux, Pimp my Roleplay, les tuiles d’inspiration de Little Hô Chi Minh Ville, le tarot de Marchebranche, des cartes de poèmes, etc.)

J’ai d’ailleurs une campagne en cours sur ce principe : le Tarot de Millevaux. Le principe, c’est qu’on a un outil de base, le Tarot de Marseille, qui sert à la fois de système de résolution et de régime de signification symbolique. L’idée, c’est qu’avec le groupe, on se met d’accord heure par heure sur tout : quelles aides de jeu utiliser, quel mini-jeu, quelle orientation pour la campagne, est-ce qu’on joue en MJ unique ou en MJ tournant, etc… On a ainsi empilé les jeux et les pratiques au fur et à mesure, dans une perspective de flow-design.

10. LA RÉGRESSION DE JEUX EN MÉCANIQUES

J’aimerais vous mentionner, au sein de cette expérience, un essai assez concluant de régression d’un jeu en mécanique. J’ai en effet récupéré le principe de base de For the Queen (une situation initiale + une série de questions pré-écrites à tirer au hasard + une situation finale assortie d’une question) en enlevant le côté pré-écrit. Ainsi, au lieu de définir à l’avance le contenu de situations initiales et finales et des questions intermédiaire, on retient juste le principe général, et l’intitulé des situations et des questions est défini à la volée par la table. Par exemple, nous avons fait ceci pour créer le groupe de personnages. La situation initiale a été communément imaginée ainsi : les deux premiers personnage du groupe à venir se rencontrent. La situation finale était la suivante : « Le groupe est constitué. Quel est votre objectif commun ? ». Entre les deux, nous avons fait un échange de questions entre joueuses. Ces questions étaient improvisées à partir de tirage de thèmes. On peut improviser, tout au long d’une campagne, des sessions de question de la sorte, pour tout un tas de situations : un voyage, la description de relations familiales, une réunion diplomatique, etc.

CONCLUSION

Voilà, c’est un long discours pour vous exposer ce qui doit sembler une évidence à la plupart. Mais il me semblait que cette évidence-là est de celles qu’il est utile de se rappeler quand on veut faire évoluer ses jeux ou sa pratique de façon décomplexée.

11 commentaires sur “Les jeux cumulables

  1. Un commentaire d’Yslaire d’Argohl, l’auteur de Coureurs d’Orage :
    « Le livre de base de Coureurs d’Orages est un ouvrage de 62 pages illustrées, ponctué par de nombreuses notes d’intention et incluant un bestiaire et des objets magiques. Il est donc auto-suffisant ce qui n’est pas le cas de Searchers of the Unknown qui ne peut être joué que conjointement avec un module D&D old-school.

    De plus, sur ces 62 pages, les trois annexes (personnages pré-tirés, module complet et présentation de la philosophie OSR) en représentent 28.

    On atteint effectivement les 200 pages (précisément d’ailleurs) uniquement si on cumule le livre de base et les trois suppléments sortis pour le jeu…

    Voila, voila. »

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  2. commentaire de Claude Féry : « Un article passionnant car synthétique et ouvert qui pour ma part répond à des impensés ou des questions que j’avais formulées que de façon incomplètes.

    Tu écris :
    « J’ai d’ailleurs une campagne en cours sur ce principe : le Tarot de Millevaux. Le principe, c’est qu’on a un outil de base, le Tarot de Marseille, qui sert à la fois de système de résolution et de régime de signification symbolique. L’idée, c’est qu’avec le groupe, on se met d’accord heure par heure sur tout : quelles aides de jeu utiliser, quel mini-jeu, quelle orientation pour la campagne, est-ce qu’on joue en MJ unique ou en MJ tournant, etc… On a ainsi empilé les jeux et les pratiques au fur et à mesure, dans une perspective de flow-design. »

    Et je lis la promesse de Drève mise en pratique.
    Une perspective à méditer pour le développement en cours de mon projet Les voies déchues. »

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