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Avertissement : dans cet article, je ne veux afficher ni une préférence, ni une préconisation, juste vous livrer un état des lieux personnel.
Au départ, un rejet des jeux de rôles traditionnels
Dans le milieu du jeu de rôle « d’avant-garde » dont je fais partie, nous émettons un certain nombre de critiques récurrente sur le jeu de rôle dit « traditionnel ».
Qu’un auteur annonce « Mon jeu de rôle permet de tout jouer », nous lui répondons « ton jeu fait tout, alors il ne fait rien ». Nous fustigeons la règle d’or, qu’il s’agisse de celle émise dans les premières versions de Donjon & Dragons, ou celle émise dans Vampire : La Mascarade, qui consiste à dire au MJ d’ignorer toutes les règles ou éléments du scénario qui pourraient entraver le bon déroulement du jeu ou de l’histoire. Jay Setra, dans les micros du Podcast de la Cellule, a inventé l’expression « faire des rillettes » : elle décrit les MJ de jeux de rôles traditionnels qui font leur tambouille en remodelant, mixant et adaptant en masse le matériau de base. La critique finale consiste à dire : il est impossible de juger de la qualité d’un jeu de rôle traditionnel puisque « tout dépend du MJ et du scénar ».
En réalité, ce que nous critiquons chez les jeux de rôles traditionnels, c’est leur nature de jeux profonds : des jeux si vastes qu’en effet chaque séance est une adaptation, un zoom, une réappropriation du matériau de base.
Pour aller plus loin :
Podcast Outsider : Intensité et Profondeur (avec un article associé)
Podcast de la Cellule : Vampire, la Mascarade
Frédéric Sintes : Avantages et limites de la Compensation 3/2 : bénéfices et inconvénients des deux approches, sur Limbic Systems
Notre passion pour les jeux spécialisés nous vient, entre autres, de la théorie GNS et de l’idée que les joueuses ont des attentes qui ne sont pas compatibles entre elles. Je pense qu’aujourd’hui, nous savons comment aller vers un design inclusif qui permette de faire jouer ensemble ces personnes aux goûts que nous pensions si incompatibles. En fait, il suffit de s’affranchir mentalement de l’idée que c’est impossible, et commencer à réfléchir sur le problème.
Pour aller plus loin :
MJ Young, Théorie 101 – 3e partie : Les propositions créatives, sur PTGPTB
Thomas Munier, Le défi du design inclusif, deuxième partie, sur Outsider
Ikhlasul Amal, cc-by-nc, sur flickr.com
Les jeux spécialisés, une segmentation excessive de l’offre ?
Bien sûr, les jeux spécialisés ont un réel intérêt. La proposition de 14 days (où on incarne une personne souffrant de migraines chroniques) méritait un jeu dédié, tout comme Breaking the Ice change la donne en plaçant la romance au cœur de son gameplay, là où les autres jeux n’en faisaient qu’un aspect périphérique (quand il était présent).
Mais le résultat se voit sur les étagères. Ce sont des jeux à courte durée de vie. Pour prendre des exemples parmi les jeux spécialisés que j’ai créés, je n’ai joué que trois fois à Psychomeurtre ou à L’Empreinte, et une seule fois à Inflorenza Bianca. En choisissant de segmenter mon offre en myriade de jeux spécialisés, j’oblige en quelque sorte le public à accumuler les jeux jetables pour alimenter son année ludique. Alors qu’avec Inflorenza, qui s’est avéré être un jeu profond (malgré mes intentions initiales de design), j’ai arrêté de compter mes parties une fois passé la centaine de sessions, sans pour autant que la lassitude pointe le bout de son nez.
J’avais un temps le projet de jouer une campagne Millevaux en changeant de jeu à chaque session. Si la promesse ludique de varier les ambiances en ayant toujours un système dédié était alléchante (et j’ai l’assurance qu’elle l’est, Damien Lagauzère ayant testé une formule similaire en solo), j’ignore si j’ai envie de donner ce genre d’exemple à mon public.
Pour aller plus loin :
Damien Lagauzère, Vaincre les Abysses, sur Terres Etranges
Cela n’est pas vraiment conforme à mes désirs de minimalisme et ça n’est pas indolore pour le porte-monnaie : or, un de mes objectifs est de designer du jeu de rôle pour les pauvres. Bien sûr, l’accessibilité des pdf en gratuit et la diffusion des livres à prix coûtant est une réponse. Mais l’offre reste pour autant brouillée et éclatée.
Avec les jeux traditionnels… on peut tout jouer !
Parmi les jeux profonds que nous fustigions, les jeux génériques figuraient en première ligne, accusés d’être excessivement éclectiques dans leur offre. Mais si on raisonne en matière de jeu de rôle pour les pauvres, ils ont de grandes qualités. J’ai besoin de jouer héroïque ? Un GURPS, un Fate ou un Savage Worlds suffira à me contenter, nul besoin de racheter à chaque fois un univers ou un set de règles différent. J’ai besoin de jouer horreur ? Malgré son focus cinématographique, Sombre s’avère particulièrement efficace pour générer tous les genres de l’horreur, du slasher au thriller psychologique. Mes derniers doutes à ce sujet ont été levés avec la parution des suppléments pour jouer du mélodrame ou de l’actioner horrifique. Avec une trentaine de balles, je suis confortable pour jouer horreur dans tous les sous-genre et tous les univers, et même en variant les gameplays (parties longues ou courtes, avec ou sans scénarisation…).
Ce dont nous accusions les jeux de rôle traditionnels est précisément leur force : on peut tout jouer avec. Avec L’Appel de Cthulhu, j’ai joué dans tous les genres de l’horreur, du med-fan, du post-apo et de la science-fiction. Avec Donjons et Dragons première édition, je sais aussi que je peux tout jouer, du med-fan au contemporain, de l’action bourrine au survivalisme, du drama à l’aventure contemplative.
Pour aller plus loin :
Thomas Munier : [Donjons et Dragons 1] Voyage au bout de Noël (du drama OSR), sur Courants Alternatifs
Thomas Munier : L’Astrolabe, scénario joué avec le JDR Fripouille, sur YouTube
Morgane Reynier, Création, vanité : descente de l’estrade, sur Rose des Vents
Alex Proimos, cc-by-nc, sur flickr.com
Les pratiques transversales
Les jeux spécialisés, s’ils nous proposent des expériences intenses et cadrées, sont aussi des freins. Ils nous empêchent (en le rendant superflu) de développer des pratiques transversales, qu’il s’agisse de techniques de sécurité émotionnelle, de gestes rôlistes, de jeu au service, d’improvisation…
Pour aller plus loin :
kF : Geste et compensation, deux paradigmes face à face, sur Ristretto Revenants
Eugénie : Jouer au service 1, sur JenesuispasMJmais
Thomas Munier, Improviser sans filet 1/2 pour le blog Contes des ères abyssales
Ce sont justement ces pratiques de jeu transversales qui peuvent rendre nos partie de jeu de rôle traditionnel vraiment géniales. En fait, si nos parties de jeu de rôle traditionnel craignent, c’est souvent parce que nous émettons une prophétie auto-réalisatrice.
La souplesse
Ainsi, une des positions théoriques quand on est fan de jeu spécialisé, c’est de prêcher le jeu à la lettre. Un jeu est censé être bon à condition qu’on joue les règles telles qu’elles sont écrites, et tout.e auteurice de jeu qui écrit que ses règles sont facultatives est soupçonné.e de faire un constat d’échec. Cela semble frappé du sceau du bon sens mais cela produit un regard critique qui oblitère la plus grande qualité des jeux de rôles traditionnel : leur souplesse.
Ainsi, quand dans le podcast de la Cellule consacré à L’Appel de Cthulhu, on déplore qu’on peut mourir bêtement d’une chute dans l’escalier, c’est précisément le respect à la lettre des règles qui impose cette déconvenue. En effet, si le scénario préconise un jet de dé pour ne pas choir dans l’escalier, et qu’on applique cette règle alors qu’on la trouve en décalage avec notre vision de l’ambiance recherchée, on s’expose soi-même à la déconvenue. Or, L’Appel de Cthulhu est un jeu de rôle traditionnel où il est admis qu’on peut supprimer des jets de dés s’ils contreviennent à l’ambiance ou au taux de difficulté recherché par la table, tout comme on peut aussi bien en rajouter : une modularité – volontairement absente des jeux spécialisés – qui fait de L’Appel de Cthulhu aussi bien un jeu pulp où on confronte les Grands Anciens à la sulfateuse ou un jeu d’horreur existentielle et absurde où l’être humain, fragile, peut mourir bêtement et de façon anti-climatique. Le jeu de rôle traditionnel se met ainsi au service des attentes des joueuses.
Pour aller plus loin :
Vivien Féasson : Jdr tradi 1 : « Tu tombes dans les escaliers » ou la mort du ridicule, sur Contes et histoires à vivre.
Thomas Munier et Pierre V. : Ce sont les joueuses qui font le jeu (article et podcast)
L’attachement au jeu au pied de la lettre nous oblige également à ne jouer qu’un jeu à la fois, remisant le reste de notre ludographie dans la salle d’attente alors qu’on pourrait gagner en tout mixant. Damien Lagauzère a produit des roleplay textuels solo dans l’univers de Millevaux assez riches (et atteignant la taille d’un roman en cumulé) en mariant 4 ou 5 jeux différents par sessions.
Comme je l’ai déjà dit, le premier avantage des jeux spécialisés est leur intensité. Mais on peut designer des jeux profonds qui sont également intenses : c’est ce que j’appelle des jeux riches. Il me semble qu’Inflorenza, Les Sentes et Écorce ont en commun cette potentialité. Si j’ajoute que Les Sentes fonctionne très bien en plaquage sur un autre jeu et qu’Inflorenza peut aussi avoir vocation à jouer des interparties, cela me semble un tiercé gagnant de jeux profonds pour jouer à vie dans Millevaux.
Pour aller plus loin :
Epiphanie, L’âme d’argon, compte-rendu de partie pour Inflorenza sur La Partie du Lundi
Thomas Munier, Les jeux cumulables, sur Outsider
Andy Maluche, cc-by-nc, sur flickr.com
Les jeux spécialisés, une perte de temps ?
J’en arrive à considérer que la conception de jeux spécialisés m’a fait perdre du temps. Un temps qui aurait pu être consacré à des tests plus intensifs d’un seul jeu, le développement de guides d’univers, ou la rédaction de fiches abrégées pour rendre mes jeux profonds plus faciles d’accès.
Faut-il donc arrêter de designer des jeux spécialisés ? Cette réflexion vaut avant tout pour moi-même et je n’ai nulle vocation à convertir quiconque. Surtout pas d’ailleurs les personnes qui étoffent Millevaux par leurs contributions : ce sont les dernières à qui je voudrais dicter des règles, car je souhaite justement que cet univers échappe à mon contrôle. Mais en ce qui me concerne justement, mon choix est fait : les jeux spécialisés, c’est fini, alors que continuer le game design d’Écorce pour en faire un jeu réincorporant massivement le contexte officiel de Millevaux, ça me semble encore valoir le coup.
De prime abord, il est plus facile et plus rapide de créer des jeux spécialisés que des jeux boîte à outils, et c’est vrai, dans un premier temps. Désigner des jeux intenses m’a offert un entraînement, et ces jeux ont aussi resservi comme pièces détachées pour mes jeux profonds. Mais en réalité, je vais plus vite à créer un gros jeu qui regroupe le potentiel de dix petits. Le gain de temps est criant dans le design des Sentes, qui me permet de faire du GN pour 1 à 30 personnes en rejouant à l’infini (au pire, je rédigerai quelques nouveaux rituels si je trouve que les 225 existants ne suffisent plus) alors que son temps de conception a, je pense, été plus court que si je m’étais tapé la conception d’un GN à session unique sous sa forme classique, avec rédaction d’une intrigue et des historiques de personnage.
Et toujours en ce qui me concerne, j’ai réalisé que c’était beaucoup plus rapide et efficace, quand j’avais une idée de concept, de patcher légèrement un jeu profond (en y adjoignant une brève scénarisation ou des règles spéciales) que de concevoir un jeu spécialisé qui réponde à la même question.
Du côté joueuse, le gain de temps est également criant, car jouer plusieurs fois à un même jeu profond plutôt que d’alterner différents jeux intenses évite le syndrome de l’éternelle débutante.
Faut-il jeter les jeux spécialisés avec l’eau du bain ?
Bien sûr, mes jeux spécialisés ont eu également l’avantage de pointer des possibilités à mon public : ainsi Bois-Saule pour le jeu solo ou Les Forêts Mentales pour le jeu textuel. Mais au final, il est possible de faire du solo avec Inflorenza ou même avec Écorce moyennant les ajustements Crawford, et Inflorenza comporte une variante pour le jeu textuel, Inflorenza Scriptoria (conçue par kF).
Pour la règle générale, il est évident que les jeux spécialisés ont permis de mettre en valeur une myriade d’auteurices qui n’auraient peut-être jamais créé de jeux boîtes à outils, et de nous faire vivre de nombreuses et nouvelles expériences. Je crois cependant que ces personnes pourront toujours contribuer d’une autre façon. Ainsi, à nouveau, on peut célébrer les approches transversales telles que le Principia Apocryphia, la collection Sortir de l’Auberge, les ateliers de jeu de rôle, ou l’univers de jeu de rôle sans règle La Cité sans Nom.
Pour aller plus loin :
Berzerk, Chronique du supplément Lone Adventurers Against the World, sur Héros Solitaire
Maître Sinh, Principia Apocrypha: les principes oubliés du JDR à l’ancienne…propulsés par l’apocalypse, sur 500 Nuances de Geek
Eugénie : Des ateliers à Eclipse, sur JenesuispasMJmais
Loin de moi l’envie de faire table rase, mais plutôt de manifester mon souhait de passer à autre chose.
Conclusion : jouer avec le minimum
Le dernier argument contre les jeux profonds, c’est leur taille et leur prix, deux freins à l’accessibilité. Mais ça ne tient pas vraiment. Après avoir découvert L’Appel de Cthulhu avec moi en MJ, mon groupe de l’époque a voulu passer à la maîtrise de ce jeu. Je leur ai juste rédigé un résumé des règles en une page et cela leur a suffi pour assurer des campagnes entières sans le livre. De même, l’essentiel d’Inflorenza pourrait tenir en une page… ou en un podcast.
Au final, Millevaux s’avère un univers qui peut à la fois s’affranchir de règles dédiées, mais aussi de contexte dédié. L’ambition n’était rien moins que de dire : vous pouvez jouer avec vos règles et vos contextes préférés ou maison, ou même sans règles du tout, vous avez juste à y plaquer les six paradigmes de Millevaux : la ruine, la forêt, l’oubli, l’emprise, l’égrégore et les horlas.
Pour aller plus loin :
[Jeu] Inflorenza, la version en 5 pages
Thomas Munier, podcast Inflorenza : Les règles audio, sur Outsider
Thomas Munier, Gherhartd Sildoenfein, Le jeu de rôle sans règle (podcast & article) sur Outsider.
Merci pour ces réflexions. C’est assez passionnant en fait, et je trouve ça super de montrer que même toi – gamedesigner accompli et théoricien rôliste émérite – tu changes d’avis et d »envies au fur et à mesure de tes tribulations, prouvant ce faisant que les querelles de chapelles nous épuisent et sont stériles.
Merci !
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