Pourquoi les actual plays de Claude Féry sont mes préférés

POURQUOI LES ACTUAL PLAYS DE CLAUDE FÉRY SONT MES PRÉFÉRÉS

Et vous, quels sont actual play de jeu de rôle préférés, et selon quels critères ?

(temps de lecture : 8 minutes)

INTRODUCTION

Un article un peu particulier puisque je vais aujourd’hui chroniquer une série d’actual plays audio de jeu de rôle (donc des parties enregistrées), en l’occurrence ceux joués par la famille de Claude Féry, dans l’univers forestier de Millevaux. L’objectif est de brosser ce que j’aime dans cette série, histoire d’initier un débat avec vous sur ce que vous attendez d’un actual play de jeu de rôle.

J’ai créé au passage une page qui recense les actual play de Claude Féry, triés par ordre chronologique. Vous trouverez également tous ces actual play réalisés à partir de février 2021 sur son blog Subjoncticiel.

Vous trouverez également dans l’article Incertitude un bon résumé de la philosophie de jeu du clan Féry.

Si je précise que ces actual play se passent dans l’univers de Millevaux, c’est évidemment parce que c’est la première raison qui me les fait écouter ! J’ai aussi écouté 20 ou 30 actual plays d’autres équipes pour d’autres univers, mais je suis conscient que ça ne fait pas beaucoup pour comparer : mais je ne cherche pas à dire que la série que je chronique est la meilleure, je vais juste dire ce que j’y aime. J’ai aussi moi-même enregistré 43 actual plays (33 en français et 10 en anglais), ce qui me donne une base de réflexion.

Ici, nous allons nous concentrer sur trois aspects : l’immersion, l’équipe de jeu et le gameplay

1. L’IMMERSION

1.1. Un actual play immersionniste

Au fil du temps, les parties de Claude Féry se jouent avec de moins en moins de commentaires méta. Les références aux mécaniques de jeu sont également rares, et les jeux utilisés sont souvent à la limite du freeform. Ainsi, Claude a conçu un jeu, Sève, où on ne jette qu’une fois les dés par partie. Ou encore, les mécaniques sont moins utilisées que le livre de base ne le préconise : l’équipe laisse la part belle à la narration, aux descriptions, aux dialogues. Le résultat est très proche d’une fiction audio, et c’est ce que j’aime avant tout dans cette série. Il s’en approche, mais on sent tout de même que c’est un jeu, que c’est pas scripté, qu’on assiste à une expérience.

1.2. La qualité du son

Claude Féry enregistre une table de jeu réelle, alors que beaucoup d’actual plays sont des parties jouées en ligne. Il utilise un micro Zoom H4N, qui capte tout le son autour de lui. Le son est de très bonne qualité, on entend bien toute l’équipe. On est littéralement immergé dans le jeu. Le fait que la partie soit en présentiel fait qu’on évite les coupures méta du genre « Ton son ne fonctionne ne pas » ou « Je déconnecte un instant », les grésillements, l’écho, qui sont présents dans les parties en ligne et nécessitent un gros effort de montage pour être gommés.

1.3. La musique

Si la qualité du son, capturant avec fidélité l’ambiance de la table, contribue à la sensation de fiction audio, l’emploi de la musique parachève ce parallèle. Claude passe de la musique d’ambiance, essentiellement instrumentale, sur des enceintes, et le micro zoom l’enregistre en même temps que les conversations. Il faut à nouveau se féliciter de la qualité audio, qui restitue la musique avec fidélité, et sans qu’elle n’écrase les voix des joueuses ou inversement. Parfois, Claude utilise simultanément 3 à 4 sources sonores distinctes, gérant alors la cohésion des plans sonores depuis son PC.

Vous savez que j’ai prodigué de nombreux conseils musiques pour Millevaux (du drone, du dark ambient, du post-rock, etc.) mais Claude en tien assez peu compte. Il a ses propres influences musicales, allant du zeuhl à la musique concrète en passant par le néo-classique. Il use également d’instruments réels, tels que le bol tibétain ou les cymbales tibétaines, appeaux, szanza, kazoo, baguettes alimentaires, cymbales, harmonica (toy), flûtes, tube flexible, etc. Je dois dire que c’est une réussite. J’ai l’impression que Claude a parfaitement capté l’ambiance de Millevaux tout en utilisant des influences musicales qui me sont étrangères, produisant un tapis sonore qui forme une sorte d’uchronie à ce que j’ai utilisé de mon côté. Claude explicite par ailleurs sa méthode dans cet article.

Ce tapis sonore tombe souvent à point nommé pour illustrer un environnement ou dramatiser une situation, ce qui rapproche encore cet actual play d’une fiction audio.

Même le bruit de l’aquarium produit de l’ambiance !

1.4. Un effort sur le montage

Le premier actual play que j’ai suivi, c’est la campagne Par-delà les montagnes hallucinées, par Club JDR. A l’époque, j’aimais particulièrement l’enregistrement « au ras de la table » : on entendait jusqu’au bruit de fond de la télé qui dévait émettre dans la pièce à côté, jusqu’au grignotage de chips. Je ne sais pas si ces podcasts étaient beaucoup montés, en revanche ceux de Claude le sont pour offrir un minimum de confort d’écoute.

Lorsqu’il souhaite transmettre le contenu fictionel seul ou la mise en jeu des mécanismes, Claude se contente d’éliminer les phénomènes sonores parasites (grincements de chaise, éternuements trop proches des microphones) après avoir déterminé un niveau sonore relativement fidèle à la situation de jeu.

Parfois, la partie par sa teneur, dégage une atmosphère singulière qui émeut Claude à l’écoute. Il procède comme d’ordinaire mais avec plus de minutie et une recherche de situation d’écoute idéale. Cela demeure un compromis. Il ajoute une seconde piste doublant les supports musicaux utilisés afin d’éliminer l’effet de salle, (procédé chronophage pour la synchronisation des éléments) .

Exceptionnellement, il ajoute des effets sur sa voix qui personifie un horla, ou un enregistrement extérieur de la nature.

1.5. Le niveau de langage et la scansion

Claude, ainsi que son enfant Gabriel, ont un niveau de langage assez soutenu, à la fois pendant les moments méta et surtout pendant les parties fictionnelles (descriptions et roleplay), ce qui donne une dimension de conte à l’émission. Par ailleurs, ces deux personnes pratiquent assez régulièrement la scansion, la lecture ou l’enregistrement de poèmes, conférant à ces parties un aspect de tragédie épique. Ceci résonne avec l’aspect très littéraire de Millevaux et c’est donc le dernier point qui donne à cette série la double casquette actual play / fiction audio qui fait mon régal.

C’est d’une part plaisant à écouter et d’autre part ça ressemble à ce que je cherche à obtenir dans mes parties les plus chamaniques ou artistiques.

2. L’ÉQUIPE DE JEU

2.1. Deux générations à la même table.

La plupart des actual play sont joués par des adultes. Mais Claude Féry joue avec ses enfants (Mathieu, 20 ans ; Gabriel, 16 ans ; Xavier, 10 ans) et avec Alexane (12 ans), une amie de Xavier. La disparité des tranches d’âges à la table permet de voir des roleplays rafraîchissants, c’est le genre de portes vers l’altérité qu’on peut espérer dans un actual play.

2.2. L’impression de faire partie de la famille.

Cela fait déjà maintenant 3 ou 4 ans que cela dure, et l’équipe est stable, même si Mathieu et Gabriel sont moins présents et qu’Alexane et Xavier ont rejoint le train en marche. Cette permanence permet de s’attacher aux différents protagonistes. De surcroît, si on ne peut pas parler d’une seule campagne, la présence de l’univers de Millevaux fait liant, et de partie en partie il y a toujours des références à ce qui s’est passé avant, même si les personnages et les systèmes changent. Ceci concourt à cette impression de familiarité, ce qui en fait plus qu’une émission jetable.

3. LE GAMEPLAY

3.1. Un éternel fil rouge, un éternel recommencement

L’univers de Millevaux en toile de fond qui assure une cohérence à long terme, et une succession de one-shots et de campagnes où varient personnages et systèmes de jeu, voici la base du gameplay à la sauce Féry. Les lieux et les personnages se brouillent et s’entremêlent dans un Millevaux complètement gagné à l’égrégore et à l’oubli.

Claude Féry utilise Millevaux comme cadre pour tester toutes ses envies de jeu, et on y croisera des systèmes aussi variés que des jeux déidés à Millevaux (Écorce, L’Empreinte, Inflorenza, Bois-Saule…), des jeux Millevaux conçus par Claude lui-même ( Sève, Dégringolade, Charogne, etc.) et des jeux non-Millevaux petits (pas mal de jeux de la scène Itch.io) comme gros (le contexte de Dégénesis ou de Mantra Oniropunk sont ainsi parfois mélangés à celui de Millevaux).

Claude et son équipe sont des freeformistes : on ne peut pas dire qu’ils utilisent les règles de chaque jeu à fond. C’est souvent plutôt l’ambiance qui est retenue. Je dirais que les feuilles de personnages sont créées scrupuleusement, mais une fois la partie lancée, le système est peu sollicité.

En revanche, un gros travail d’hybridation est fait. Qu’ils juxtaposent l’extinction des 10 bougies de Ten Candles sur une partie d’Inflorenza, ou qu’ils évoquent le salut traditionnel « Tout est lié » des Sentes sur plusieurs émissions, Claude et son équipe élaborent une sorte de macro-jeu au fil des parties.

A chaque début de partie, Claude propose plusieurs jeux à la table, qui choisit. Il prépare souvent un cadre vague (des notes plutôt poétiques, des images, des musiques) dans lequel il va piocher pour la session (il imprime aussi les images pour l’équipe, ou les fait défiler sur un écran, afin que chacun utilise la préparation). Également présents sur la table, une quantité d’aides de jeu spécifiques à Millevaux (L’Almanach, les tuiles de Little Hô Chi Minh Ville, les tarots de Marchebranche, Nervure) ou non (le jeu Pimp my Roleplay, Les Larmes du Soleil, Horracle, etc.) qui vont innerver l’improvisation. On peut dire que Claude est dans une démarche totale de jeux cumulables et de flow design.

Photo de la table de jeu de Claude Féry, lors d’une partie d’Une Année de Répit, dans l’univers de Millevaux. On peut y voir de nombreuses aides de jeu ou mini-jeux qui en font office (Almanach, Les Larmes du Soleil, La Stèle au Cœur des Plaines, le jeu de cartes de Carcère, Terres de Sang est Millevaux, Pimp my Roleplay, les tuiles d’inspiration de Little Hô Chi Minh Ville, le tarot de Marchebranche, des cartes de poèmes, etc.)

3.2. Un accent mis sur la convergence

Un aspect de gameplay qui ne s’entend pas forcément mais qui se ressent, est le souci de convergence.

Claude dispose sur le table des objets qui font partie de l’équipement des personnages ou seront trouvés durant la partie. Pour coller à l’univers de Millevaux, ces objets sont souvent des objets mémoriels, c’est-à-dire que dans la fiction ils sont censés renfermer des souvenirs. Convergence encore, ces objets font souvent partie de l’héritage familial des Féry, ou sont liés à des expériences réelles de la famille (objets trouvés sur des chantiers de fouille, etc.) La manipulation et le questionnement de ces objets est une part importante de la partie.

L’accent est aussi mis sur la corporalité (chatouilles, pincements, etc). L’équipe teste également des expériences sensorielles (dégustation du « thé noir du souvenir », d’une mixture à base de lait de de noisette, etc). Si l’équipe ne s’est essayée que par deux fois au GN (Les Sentes), elle organise fréquemment des petits rituels. Cette convergence participe pleinement de l’ambiance immersionniste qui se retrouve à l’écoute.

3.3 Des débriefings courts mais intéressants

Le briefing ou les éventuelles renégociations du contrat social ne sont pas enregistrées mais les débriefings le sont souvent. Cela permet de vérifier que l’équipe est à l’aise avec le type d’expérience proposé, et d’en savoir plus sur les ressentis extérieurs par ailleurs peu exprimés au cours de la partie, immersionnisme oblige. On apprend par exemple que Xavier à utilisé un geste de « pouce vers le bas » quand une musique l’a trop stressé.

À nouveau, au regard des âges disparates de l’équipe, je trouve ces débriefs d’autant plus précieux, et ils ont l’avantage d’être courts, on n’est donc pas tenté de les zapper.

Mon débrief préféré est celui d’une séance de Sève entre Claude et Gabriel. Gabriel est l’auteur initial de Sève, un jeu Millevaux minimaliste conçu pour jouer dans la cour de récré du collège ou lors de trajets de retour à la maison. Claude a ensuite retravaillé le jeu pour y jouer sur table. À l’issue d’une partie de cette nouvelle mouture, Gabriel délivre ses impressions. On réalise alors qu’il a une vision approfondie du game design rôliste.

Gabriel, si tu veux créer un nouveau jeu, le monde t’attend 🙂

3.4. Vers une agentivité et un partage de la narration croissants

Claude est un conteur. Je me suis déjà attardé sur sa verve, mais vous devez savoir que ses parties commencent souvent par un long monologue de sa part, et qu’il est très prolixe dans ses descriptions. Ceci fait qu’il occupe une bonne partie du temps de parole, ceci augmenté par une habitude qu’il a prise, même quand il est MJ, d’incarner un personnage. Cette méthode a l’avantage de guider la narration sans artifice méta, mais elle augmente encore le temps de parole de Claude et son emprise sur l’intrigue. Même si je pense qu’il a toujours laissé une grande marge de manœuvre à son équpe (pas de murs invisibles ou de pointeurs vers une mission, on est dans du bac à sable), il faut reconnaître qu’elle s’exprime plus sporadiquement, ce qui laisse penser que l’agentivité des joueuses est faible. Je précise que les débriefs permettent de rendre compte que ça convient à l’équipe !

Mais c’est aussi l’intérêt, au fur et à mesure des actual play, on va voir les choses évoluer. Les joueuses vont avoir de plus en plus d’agentivité, et vont prendre de plus en plus le contrôle sur le décor et les figurants.

C’est aussi la sensation d’esprit de famille : on voit l’équipe grandir au fil des émissions, et s’affranchir de la houlette de Claude, avec son consentement et son accompagnement.

3.5. Un suivi multimédia

Si j’en sais aussi long sur le gameplay de cette équipe alors que la démarche immersionniste / fiction audio jette un voile sur les coulisses, c’est parce que chaque émission est accompagnée de précieux supports : comptes-rendus écrits, PDF des préparations, iconographie, photos de la table, enregistrements d’ambiance, jeux. Je participe d’ailleurs au making-of intensif de ces actual plays en posant beaucoup de questions après chaque écoute, et Claude n’est pas avare de réponses, ce qui m’amène à connaître intimement sa démarche.

CONCLUSION

Les actual plays de Claude Féry sont à part, que ce soit par leur proximité à la fiction audio, leur équipe, ou le gameplay mis en place. C’est un peu pour tout ça que je les aime. Je voulais aussi vous en parler parce que c’est très intéressant de disséquer la pratique d’un groupe de jeu et les actual plays, surtout comme ici, accompagnés de tout un support de making of, sont des documents précieux pour y parvenir.

J’ai beaucoup de gratitude de voir une telle série place dans un univers que j’ai créé, même si au final, c’est avant tout la personnalité des Féry qui prédomine sur le respect orthodoxe de l’univers. Et c’est bien ce que je recherche, l’appropriation par la table, qui construit sa propre cosmogonie au fur et à mesure des parties.

Je serais donc fort curieux d’apprendre quelle est votre série d’actual plays préférés à vous, et ce qu’elle vous a appris sur l’intimité d’un groupe de jeu.

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