En furetant sur les internets, je suis tombé sur une notion qui apparaît dans le domaine du jeu vidéo comme dans le domaine du théâtre : la capacité de jeu. Baptiste Cazes en a proposé une déclinaison dans le domaine du GN, et j’aimerais m’approprier la notion en la déclinant dans le domaine du jeu de rôle, ou plus largement des jeux narratifs, car je pense que c’est une notion importante à considérer pour offrir des expériences de jeu plus inclusives, plus satisfaisantes pour les participantes, tout en diminuant la pression exercée sur leurs épaules.
Avant de rentrer dans les détails, je tente une première définition : la capacité de jeu, c’est la capacité d’une joueuse à jouer, autrement dit l’éventail des attitudes et des coups qui lui sont possibles dans sa carrière de joueuse en général et durant la partie en particulier.
Pour aller plus loin :
Baptiste Cazes, La capacité de jeu, partie 1 : Quel joueur êtes vous ?, sur Electro-GN
Baptiste Cazes, La capacité de jeu, partie 2 : Les aptitudes à travailler, sur Electro-GN
La joueuse dispose d’une capacité de joueuse dans l’absolu, c’est-à-dire d’un répertoire d’attitudes et de coups qu’elle est susceptible de déployer à l’échelle de toute sa carrière : mais la totalité de ce répertoire n’est pas disponible à tous moments, il évolue avec le temps et l’humeur.
Par attitudes et coups possibles, on entend l’éventail des dialogues, gestes et décisions qu’une joueuse peut prendre dans le cadre d’un jeu narratif, et ceci recouvre aussi bien des pratiques tactiques, morales, esthétiques ou sociales. Ceci regroupe des coups et des attitudes observables de tous et toutes, comme le roleplay, la description du décor et des figurants, la manipulation des règles ou le comportement social, à des phénomènes plus intérieurs comme la visualisation, l’immersion ou l’appréhension de son personnage. La capacité de jeu recouvre les trois domaines du gameplay des jeux narratifs : l’interactivité, l’intercréativé et l’interprétation.
Pour aller plus loin :
Thomas Munier, Podcast L’interprétation, sur Outsider
La capacité de jeu dépend du parcours de la joueuse : de sa culture ludique et extraludique, de son entourage. Elle est aussi influencée par sa personnalité : ainsi on peut supposer qu’une joueuse extravertie aura une capacité de jeu plus étendue (ou au moins différente) qu’une joueuse introvertie. Sa capacité de jeu sera également limitée par ses tabous ludiques ou émotionnels.
Les handicaps physiques et mentaux de la joueuse influent sur sa capacité de jeu, mais pas uniquement en la diminuant. Ainsi, une joueuse non-voyante aura peut-être une aptitude exceptionnelle à décrire les informations non-visuelles, et pourra également décrire des informations visuelles de façon disruptive, ou encore… tricher en lisant les résultats des dés en braille.
Lors d’une partie, la joueuse ne dispose que d’une partie de sa capacité de jeu, selon son état de santé physique et mental du moment, son énergie du moment, son état de confiance, le temps dont elle dispose pour jouer, et plus généralement, selon le cadre de jeu.
C’est là qu’intervient l’importance du dispositif de jeu. J’emprunte le terme « dispositif » à Virgile Malaquin qui l’emploie pour désigner l’acceptation la plus large du terme « système de jeu ». Le dispositif recouvre l’ensemble du contexte et des conditions rendant le jeu possible et l’encadrant : les participant.e.s, les règles du jeu, le contrat social (incluant l’éventuelle adaptation/hack des règles), les techniques de sécurité émotionnelle, le lieu de jeu, les non-participant.e.s autour, la durée du jeu, le support technique (social, textuel, virtuel, vidéoludique, présence de plateaux, de cartes, de dés, de pions ; musique, décorations, costumes, mise en scène…), etc. Pas de system does matter ou de player does matter dans la notion dans le dispositif : c’est TOUT le contexte qui est important.
Pour aller plus loin :
Principe de Baker-Care, sur Wikipedia
Romaric Briand, Le système du jeu de rôle, in Le Maelstrom (auto-édité)
Ce dispositif va censurer une partie de la capacité de la joueuse, mais va aussi en révéler une autre, par exemple en mettant la joueuse en confiance ou en rendant certaines pratiques légitimes : ainsi, une joueuse pourra très bien être en capacité de décrire le décor et les figurants, mais ne jamais le faire avant qu’un dispositif ne l’y encourage explicitement.
Il convient de distinguer ce que le dispositif permet (ce qu’il rend possible ou du moins n’interdit pas), et ce que le dispositif encourage (ce qui relève des prescriptions explicites, mais qui peuvent par ailleurs être empêchées par le dispositif : supposons par exemple un dispositif qui vous annonce que les personnages seront moteurs de l’intrigue mais qui finalement enchaîne les deus ex machina qui leur volent la vedette). Il se peut donc qu’un dispositif ne permette pas ce qu’il annonce encourager. Il se peut aussi qu’un dispositif permette une chose mais qu’elle ne soit pas mise en œuvre parce qu’elle n’est pas par ailleurs encouragée (ainsi, il peut être possible de modifier les règles du jeu à la volée mais peut-être que personne ne le fera si ça n’a pas été encouragé au départ).
Il ne suffit pas de dire qu’une chose est possible pour la rendre possible, il faut aussi établir le climat de confiance nécessaire à rendre la chose possible : c’est pour cela que je mets une nuance entre « autoriser » et « encourager » et que dans le verbe « permettre », on peut lire à la fois « permettre mécaniquement » et « permettre moralement ».
Un dispositif peut permettre une chose sans pour autant l’avoir prévue. Un dispositif peut permettre un type de propositions (« vous pouvez faire des blagues ») sans anticiper la nature des propositions (le dispositif ignore quelles blagues seront faites), tout comme un dispositif peut permettre une chose sans l’avoir fait exprès (sans même parler des joueuses qui font du « bug exploit »).
Un dispositif peut permettre beaucoup de choses, dans l’espoir de produire de bonnes parties par une forme de darwinisme ludique. Ainsi, le jeu de rôle traditionnel offre de nombreuses libertés : en quelque sorte, il permet le pire pour permettre le meilleur.
Alors que d’autres dispositifs vont être très restrictifs dans l’idée que c’est la voie royale vers une bonne partie. Ce qui est le cas des groupes qui jouent à des jeux spécialisés tout en clarifiant beaucoup leurs propres attentes à l’avance.
Par ailleurs, il ne suffit pas qu’une chose soit permise et encouragée pour qu’une joueuse le fasse : il faut aussi que le geste ait du sens, que ce soit dans la fiction, dans la cohérence narrative, dans les valeurs morales éprouvées, au sein du groupe de joueuses, ou selon les objectifs ludiques…
J’avais écrit une petite formule pour résumer cela :
Capacité de jeu = Information x agentivité x empouvoirement x sens.
L’information, c’est l’autorisation explicite de différents gestes.
L’agentivité mesure à la fois la capacité d’interaction des joueuses et l’impact potentiel de leurs actions. Plus l’agentivité est forte, plus le personnage a d’impact sur la situation et plus la joueuse est maîtresse de son personnage. Je ne suis pas tout à fait content d’avoir placé l’agentivité dans
L’empouvoirement, c’est la faculté du dispositif à faire réaliser à la joueuse son plein potentiel.
Le sens, comme dit précédemment, c’est la cohérence, la pertinence des choix possibles.
Pour aller plus loin :
Podcast Les Voix d’Altaride, Agentivité
Il existe des joueuses capables de dépasser ce qui est encouragé, voir dépasser ce qui est permis, dans certains domaines (la power gameuse dans le jeu tactique, l’extrêmiste dans le jeu moral, la joueuse en performance dans le jeu tactique, la joueuse « ambianceuse » dans le jeu moral), mais hormis ce cas particulier de joueuses promptes au détournement ou à l’expérimentation, on peut supposer que la capacité de jeu de la joueuse sera encadrée à la fois parce que le dispositif permet et par ce qu’il autorise ou encourage.
Pour aller plus loin :
Eugénie & kF, Jouer en performance 1, sur JenesuispasMJmais
Maintenant que nous avons compris l’importance du dispositif dans la capacité de jeu de la joueuse au cours de la partie, il convient de lister les différents types de dispositifs selon leurs requis vis-à-vis de la capacité de jeu des joueuses :
+ Les dispositifs inclusifs sont conçus pour fonctionner quel que soit la capacité de jeu de la joueuse. On ne demande pas à la joueuse des efforts particuliers, en tout cas on l’accepte comme elle est. Il n’y a pas de notion de « bon jeu » ou de « mauvais jeu », seul compte le fait de partager une expérience ensemble. Certains dispositifs inclusifs sont très encapacitants, mais même ceux-ci ne vont pas reprocher à une joueuse de « sous-jouer ».
+ Les dispositifs mélioratifs ont pour but d’atteindre un standard de jeu élevé, voire un poil au-delà de la zone de confort habituelle des joueuses impliquées. Il implique de permettre aux joueuses de s’entraîner (par des ateliers, des discussions ou des recherches) pour étendre leur capacité de jeu avant la partie. Si finalement, la capacité de jeu d’une joueuse est en-dessous des attentes, cela ne lui sera pas reproché mais le groupe peut le vivre comme un échec, appelant une nouvelle tentative.
+ Les dispositifs élitistes ont pour but d’atteindre un standard de jeu élevé. Il implique de recruter des joueuses ayant déjà la capacité de jeu suffisante, et/ou de leur proposer un entraînement préalable, et/ou de proposer des techniques pour étendre la capacité de jeu durant la partie. Si à l’approche de la partie, une joueuse n’a pas atteint la capacité de jeu demandée, elle peut se retrouver exclue. Si au cours de la partie, elle n’atteint pas la capacité de jeu demandée, elle peut se retrouver exclue des prochaines parties.
Je ne voudrais pas émettre un jugement de valeur sur ces trois types de dispositifs. Je dirais peut-être que si vous avez un temps de jeu suffisant, évitez le 100 % élitiste, prévoyez quelques parties qui soit en mode inclusif ou mélioratif. Vous pourriez ainsi (re)découvrir des joueuses, avoir de bonnes surprises, et sortir de votre tour d’ivoire. Quitte à vous rendre compte que l’important dans une partie de jeu de rôle… n’est pas forcément de faire une bonne partie.
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