La manipulation, partie 3 : la manipulation positive ?

LA MANIPULATION : 3. La manipulation positive ?

Existe-t-il des formes de manipulation positives ?

Une fois abordée la galerie des horreurs en terme de manipulation rôlistique, évitons de jeter le bébé avec l’eau du bain. Un peu de mensonge et de tromperie peut être tout à fait acceptable dans les limites d’un contrat social sain et avec les bonnes personnes.

(temps de lecture : 14 min)

jessica mullen, cc-by

Articles précédents de la série :

1. Les écoles de jeu et les intentions problématiques

2. Le carnet noir de la manipulation

D’où cette tentative de dresser une liste de techniques de manipulation semblant plus légitimes. Attention, ceci est encore affaire de sensibilité et ce que je vais vous présenter comme de la manipulation positive vous apparaîtra peut-être inadmissible. Je tiens aussi à préciser qu’il ne s’agit pas d’un plaidoyer pour mettre de la manipulation à toutes les tables, alors que personnellement il m’arrivent souvent d’en proscrire toute forme.

SOMMAIRE

1. Toute fiction et tout système de jeu sont manipulatoires

2. Quand le dispositif annonce la couleur

3. Quand les mensonges du système font partie du jeu.

4. Quand les joueuses sont dans le mood

5. Les personnages pré-tirés

6. Le poker face de l’arbitre

7. Le bâton et la carotte

8. Vers des influences consenties

9. L’importance des briefings et des debriefings

10. Quelques techniques narratives de bon aloi

11. Jouer sur la perception biaisée du monde

12. Les personnages en manipulent d’autres

RÉSUMÉ

Si un certain nombres de techniques de manipulation (listées dans le second article) sont à proscrire à moins d’être dans des écoles de jeu particulièrement d’accord avec la manipulation (listée dans le premier article), d’autres techniques plus douces peuvent être employées plus largement (tout en prenant toujours des précautions en matière de sécurité émotionnelle). La justification de la manipulation « positive » trouve son origine dans le fait que toute fiction de jeu est manipulatoire. Les systèmes de jeu en usent souvent de façon native, ce qui est OK du moment que le procédé est visible. D’autres cachent une partie de leur règle, ce qui reste OK du moment que c’est le livre de jeu et non l’arbitre qui assume la manipulation. Enfin, les techniques de manipulation restent de mise quand la table est partante pour ce genre de délire.

Parmi les techniques de manipulation douce si fréquentes qu’elles en deviennent relativement inoffensives on listera : la préparation de personnages pré-tirés, l’arbitre qui cache son improvisation, les mécaniques d’incitation à partir de bonus/malus, la proposition de jouer sans influence avec le consentement de toustes, en vérifiant régulièrement par des OK-checking, des briefings et des débriefings.

On finira avec quelques techniques encore plus légères, qu’il s’agisse de techniques narratives classiques (introduction in media res, deus ex machina, jeu sur la perception du monde) ou tout simplement de garder le principe de manipulation à l’intérieur de la fiction : ce sont les personnages qui en manipulent d’autres, pas des joueuses qui en manipulent d’autres.

INTRODUCTION

En préambule (mais j’y reviendrai), une manipulation ne peut être positive qu’à condition d’y adjoindre deux choses :

+ un contrat social clair : on précise qu’il y aura de la manipulation, sans pour autant préciser quand ni comment.

+ il y au moins une technique de sécurité émotionnelle pour pallier aux éventuels malaises générés par la manipulation.

Je vous demanderai un peu d’indulgence car pour chacune de ces techniques listées ci-après, il s’en trouvera sans doute parmi vous à trouver scandaleuse leur classement en tant que « technique positive ». J’en reviens donc à mon préambule pour rappeler dans quel contexte elles sont acceptables, et c’est aussi une façon de souligner que tout ceci est éminemment subjectif, dépendant du contexte, des personnes et des écoles de jeu, et qu’à un moment donné, il m’a bien fallu rédiger sans prendre des précautions verbales à tous les paragraphes.

1. Toute fiction et tout système de jeu sont manipulatoires

Autant dire que dès le début, ce sera difficile de proscrire toute forme de manipulation du jeu de rôle, car elle en est presque structurelle.

Ainsi, en nous plongeant dans une fiction, le reste de la table est purement en train de nous mentir, et nous consentons à gober ses bobards, dans une certaine mesure (celle de la cohérence, de la vraisemblance, du canon esthétique). Et en participant à la fiction, nous mentons à notre tour. C’est de bonne guerre. La création d’un espace imaginaire relève de l’inception : on cherche à implanter nos idées et nos concepts dans la tête des autres.

Pour aller plus loin :

[Article] Anonyme, La suspension consentie de l’incrédulité, sur Wikipedia.fr

[Article] Romaric Briand, Le Maelstrom, dans le livre Le Maelstrom (auto-édité)

Quand à l’aspect ludique du jeu de rôle, on peut en attendre deux choses :

+ qu’il nous emmène où on veut aller.

+ qu’il nous emmène où on pourrait aller sans lui (par manque de capacité de jeu ou par confort)

Pour aller plus loin :

[Article] Thomas Munier, La capacité de jeu, sur Outsider

J’ai l’impression d’entendre souvent de la part des joueuses aficionadas du system does matter qu’un système de jeu les emmène dans une direction où elles ne seraient pas allées spontanément. Elles acceptent donc de se faire manipuler pour leur bien. Je crois que c’est aussi valable quand le jeu nous emmène où on veut aller : supposons ainsi qu’on veuille jouer héroïque mais qu’on n’y parvienne pas à cause de croyances ludiques limitantes : alors un jeu héroïque bien ficelé permettra de lever nos blocages, avec des règles telles que « les personnages ne peuvent pas mourir », « les personnages ne sont jamais ridicules », « il n’y a pas d’échec, il n’y a que des rebondissements », etc. Donc même ces jeux-là nous manipulent pour notre bien.

Histoire de changer de media, le Fossoyeur de films disait, en abordant la notion de cadrage et de montage : « Le cinéma, c’est de la manipulation émotionnelle. Et c’est pas un gros mot. »

Pour aller plus loin :

[Vidéo] Le Fossoyeur de Films, Les films en réalité virtuelle c’est du cinéma ?, sur YouTube

2. Quand le dispositif annonce la couleur

La présence même d’un écran, pensé pour cacher les notes et les jets de dé de l’arbitre, est une forme de contrat social annonçant l’asymétrie d’information et la possibilité de GM fiat (terme anglais pour désigner les décisions arbitraires de l’arbitre). On peut dire que la table est prévenue , et comme je l’ai martelé, les choses sont déjà plus saines à partir du moment où la couleur est annoncée. Beaucoup d’arbitres sont d’ailleurs cash sur ce qui est dissimulé (« je fais vos jets de perception derrière l’écran », « je tiens le compte de vos points de vie derrière l’écran », etc.)

Certains jeux vont encore plus loin, comme Hurlements où les feuilles de personnages sont derrière l’écran ou encore Theatrix, un jeu sans dé où les personnages ont des scores de compétence, mais c’est l’arbitre qui tranche toujours entre la réussite ou l’échec selon sa vision de l’intérêt dramatique. Ainsi, un chirurgien qui a un gros score dans sa compétence pourra échouer sur une opération de routine, si l’arbitre juge que c’est dramatiquement intéressant.

Enfin, certains comme Patient 13, Rétrofutur, Paranoïa ou Unknown Armies sont précédés par leur réputation, on sait à l’avance qu’on va naviguer en eaux troubles. Les choses sont beaucoup plus problématiques avec un jeu maison s’il a un contrat social flou ou des règles mouvantes indissociées de l’arbitre.

Autres alternatives où la manipulation est annoncée, c’est le player skill (résolution des énigmes en jeu de rôle classique, résolution des situations hors-combat en old school renaissance) : ici, les joueuses ne lancent pas de dés et doivent convaincre l’arbitre du bien-fondé de leurs décisions pour obtenir une réussite. C’est un jeu de double manipulation : d’un côté l’arbitre doit mettre en place des situations fourbes, de l’autre les joueuses doivent séduire l’arbitre pour s’en sortir. Car oui, convaincre l’arbitre que vous pouvez enflammer un donjon avec une torche n’est pas une affaire de réalisme, mais de séduction de l’arbitre.

En quelque sorte… être un bon roleplayeur fait de vous un manipulateur en puissance. Utiliserez-vous vos super pouvoirs pour faire le bien ?

Pour aller plus loin :

Old school : 10 principes

Il existe enfin une scène rôliste, certes réduite, qui pratique le jeu de rôle en honnêteté radicale. L’objectif pour les joueuses est d’atteindre des situations challengeantes émotionnellement et moralement. Et cela passe par une transparence totale sur ce qui nous touche. Les autres joueuses peuvent vous poser des questions très intimes sur vous-même et ce sera réutilisé dans la fiction pour vous challenger. Il se peut d’ailleurs que vous vous jouiez vous-même, en tout cas la proximité entre joueuse et personnage est très recherchée. Cette scène utilise beaucoup la O-card, qui consiste à mentionner explicitement qu’une scène nous sort de notre zone de confort, afin que la table INSISTE dessus.

Pour aller plus loin :

[Article] Beau Jágr Sheldon, Gaming as Women – Finding My O with the X-Card, sur Thoughty

Cela ressemble beaucoup à du jeu de rôle d’apprenti sorcier, mais ça a l’avantage d’un contrat social très clair : on signe pour être manipulé.

Toute ressemblance avec le film The Game est purement fortuite !

3. Quand les mensonges du système font partie du jeu.

Certains jeux procèdent à un dévoilement progressif de leurs règles (par le biais de l’ordinateur dans le cadre des jeux vidéos, de l’arbitre dans le cadre des jeux de rôles) qui peuvent prendre les joueuses de cours. La surprise et l’annonce « le plus tard possible » de certaines règles font partie de l’expérience et entrent dans la manipulation positive si elles apportent une réelle plus-value, servant un des messages du jeu.

Ainsi, le jeu vidéo Undertale nous enseigne progressivement que sous certains abords de jeu de combat, il ne saurait cautionner la violence. On apprend au bout d’un moment que le « lvl » d’un personnage est en fait son « level of violence » et que les « XP » sont des « extermination points »…

Dans le jeu de rôle S’échapper des Faubourgs, un des quartiers de la ville cauchemardesque dont les personnages veulent s’échapper s’appelle le Quartier de la Mort. Les règles pour décrire et déambuler dans les quartiers sont toutes connues, mais la facilitatrice doit révéler deux règles spécifiques au quartier de la Mort seulement quand un personnage ou un figurant y pénètre pour la première fois. Ces règles peuvent provoquer la mort de l’imprudent visiteur mais sont surtout là pour amener une révélation à mi-parcours sur le sens de l’expérience que vivent les personnages.

4. Quand les joueuses sont dans le mood

Je l’ai plus ou moins dit, mais la manipulation commence seulement à devenir positive du moment où les joueuses sont d’accord et considèrent que ça fait partie du fun d’être menées en bateau et, soit de suivre le mouvement (cas du GN jeepform où les orgas peuvent donner des instructions très précises, faire rejouer des scènes, etc), soit de tenter de percer la machination à jour (cas des jeux d’enquête).

Pour aller plus loin :

[Vidéo] HostileWorkEnv, How We Role: Jeepform Part 1, sur YouTube

On parle de playfulness, ou d’état d’esprit ludique, qui caractérise avec quelle attitude la joueuse entreprend le jeu. Ainsi, Axiel Cazeneuve parle de la parapathie, autrement dit le plaisir de l’inconfort qui caractérise certaines joueuses et peut les orienter vers des expériences à forte tension émotionnelle où potentiellement elles vont accepter de se livrer à des formes de manipulation. L’attitude ludique peut également simplement consister à… accepter de se laisser manipuler dans l’intérêt de l’expérience de jeu.

Pour aller plus loin :

[Mémoire] Axiel Cazeneuve, Identité alternée, réalité partagée

[Vidéo] Game Next Door, Nos choix ludiques nous appartiennent-ils ?, sur YouTube

5. Les personnages pré-tirés

Si on fournit au personnage une motivation pour faire quelque chose, alors il y a de grandes chances pour que la joueuse le fasse. Ainsi, dans mon scénario Cuisine aux Orgones, les personnages sont chargés de récupérer un artefact particulièrement dangereux. Ils ne savent que peu de choses dessus, mais je n’ai jamais vu un groupe refuser la mission, même si une partie des joueuses ne sont sûrement pas dupe du piège. Fournir des personnages pré-tirés est donc un bon moyen de téléguider le jeu et c’est une forme de manipulation relativement bien acceptée car elle entre dans les préliminaires du contrat social.

6. Le poker face de l’arbitre

Dans ses comptes-rendus de scénarios de Sombre semi-improvisés, Johan Scipion évoque le poker face, le visage impassible qu’il doit afficher devant sa table alors que son méchant vient de se faire allumer et qu’il est obligé d’improviser une solution de rechange en quelques minutes. Dans ce contexte, la table sait qu’il improvise (le contexte et les antagonistes ont été définis par la table elle-même, juste avant la partie) mais il choisit de se comporter comme s’il avait tout prévu, afin de conserver un sentiment de solidité du monde fictionnel et de maintenir la pression sur la table.

Ce genre de bluff me semble être tout à fait de bonne guerre. Cela rentre dans les techniques d’improvisation de cacher qu’on est en train de réfléchir parce que des phrases du genre « Attends, ce figurant, comment il s’appelle… Je vais tirer ça sur une table… », ça casse l’immersion. Faire comme si le monde était béton, est un cas de prestidigitation légère qui ne cause aucun préjudice et a de fortes chances de participer à l’immersion de la table.

7. Le bâton et la carotte

La plupart des systèmes de jeu et des arbitres proposent des incitations : des bonus aux dés ou des avantages narratifs si les joueuses se comportent d’une façon, des malus aux dés ou des revers narratifs si elles se comportent d’autres façons.

Pour aller plus loin :

[Podcast] Thomas Munier, Récompenses, sur Outsider

J’ai eu l’occasion de pester sur le caractère parfois infantilisant de cette méthode du bâton et de la carotte, mais force est de reconnaître qu’une économie de jeu basée sur des feedbacks et des récompenses est est beaucoup plus cash que les jeux aux économies complexes ou aux mécaniques discrètes, ça a le mérite de poser un contrat social clair : la table sait ce qu’on attend d’elle. Après, elle s’y plie ou pas, elle connaît les conséquences.

8. Vers des influences consenties

On l’a dit, la manipulation est plus tolérable si les joueuses l’ont préalablement acceptée. Ce consentement préalable, certains manipulateurs tentent de l’extorquer (on a vu la technique du pied dans la porte et autres fourberies langagières, ou encore la culture de la maltraitance), donc on peut aborder les choses de façon claire : « Pour les besoins du jeu, je vais vous tromper, vous cacher des infos, et tenter d’influencer vos comportements. Les sujets sensibles abordés seront les suivants ; etc. Il y aura des outils de sécurité émotionnelle en jeu. Êtes-vous d’accord ? »

Cette attitude peut nécessiter de rester à l’écoute des joueuses tout au long du jeu, et par exemple, de proposer à une joueuse larguée de lui dévoiler une partie de l’intrigue ou de lui dire ce qu’on attend vraiment d’elle.

Il faut aussi régulièrement jauger le taux de consentement de la table (au moins un « est-ce que ça va ? » de temps en temps, et moduler son intention jeu en fonction. La manipulation, c’est l’influence, moins le consentement. À nous de rechercher des influences consenties.

A ce titre, il y a des choses à chercher du côté de la technique de la petite voix intérieure (bird in ear, en anglais), formalisée dans le jeepform, qui peut donner des résultats très forts à la table comme en GN. Avec cette technique, l’arbitre parle à l’oreille d’une joueuse (souvent au su des autres joueuses), restituant une partie des pensées, émotions et désirs de son personnage. Ainsi, l’arbitre impulse une direction artistique, pour autant la joueuse reste libre d’appliquer ou non les suggestions de la voix intérieure.

Pour aller plus loin :

Frederik Berg Østergaard & Tobias Wrigstad, Le dictionnaire Jeepform, sur Electro-GN

9. L’importance des briefings et des debriefings

En plus de ces OK checking réguliers, chaque partie devrait être précédée d’un briefing et suivie d’un debriefing où les critiques sont permises. J’avoue être personnellement un peu fatigué des critiques négatives surtout quand c’est toujours dans le même sens (joueuses contre l’arbitre), je tends à les limiter depuis que j’annonce à mes tables que je suis en retraite créative et que je ne cherche plus de retours critiques. Pour autant, j’essaye de maintenir la possibilité de faire des retours négatifs, car les proscrire tout à fait reviendrait à… manipuler la table pour forcer son consentement.

Pour aller plus loin :

[Article] Matthieu B, Se briefer avant un jeu de rôle, sur C’est pas du jeu de rôle

[Article] Macalys, Débriefer après un jeu de rôle, sur C’est pas du jeu de rôle

10. Quelques techniques narratives de bon aloi

J’enchaîne avec quelques techniques narratives qui ne respectent pas beaucoup l’agentivité des joueuses et relèvent donc de la manipulation mais me semblent acceptables, tombant dans le registre de la manipulation positive :

+ L’introduction in media res, qui vous permet de mettre les personnages dans les situations que vous voulez (y compris du genre : « Vous courez dans la forêt. Qui porte le corps ? »

+ Les questions orientées, du genre : « Comment ça se fait que Mary te déteste alors que toi tu l’aimes ? » sont également assez invasives mais j’ai l’impression qu’on peut les contrer facilement si c’est pas OK. Donc on valide aussi.

+ L’indice de tension. Dans Hellywood, l’arbitre dote chaque scène d’un indice de tension. Pour s’en prendre physiquement aux figurants les plus importants, il faut que le personnage attende que l’indice de tension atteigne un certain niveau, car auparavant la pression sociale les rend intouchables. C’est plus élégant que les figurants avec une armure en scenarium et ça permet de recadrer facilement les personnages qui auraient tendance à vouloir attaquer le chef de la police ou de la mafia dès la première rencontre, faisant vite virer la partie dans le nawak.

+ Les figurants ou indices flottants. Dans son article Se libérer des paradoxes du scénario, Frédéric Sintes s’adresse aux scénaristes qui voudraient ménager des passages obligés sans que ça se transforme en succession de cinématiques. Ainsi, si le prince des voleurs devait contacter les personnages pendant leur emprisonnement et que ceux-ci s’évadent trop tôt, il pourra toujours les contacter ailleurs. De même, si le prince des voleurs devait apprendre aux personnages que la bourgmestre est corrompue, mais que les personnages le tuent avant, le prévôt de la ville pourrait tout aussi bien leur apporter la même information. Cela reste de la manipulation mais les joueuses conservent une marge de manœuvre bienvenue.

+ Les techniques de fusion. Vous avez envie que les personnages s’intéressent aux éléments de votre scénario ? Modifiez-le à la volée pour qu’ils rencontrent les points d’intérêt des joueuses ou pour les raccorder à l’intrigue intime des personnages. Cette technique de manipulation permet de rentabiliser votre proposition tout en donnant l’impression aux joueuses que leur personnage est au centre de l’histoire.

Pour aller plus loin :

[Article] Thomas Munier, Improviser sans filet – partie II, sur Contes des ères abyssales

[Compte-rendu de partie] Thomas Munier, Pour elle (la beauté des techniques de fusion), pour Arbre, sur Terres Étranges

11. Jouer sur la perception biaisée du monde

L’arbitre a plus qu’un contrôle sur le décor et les figurants : il contrôle la perception que les personnages ont du monde, en étant à leurs yeux et leurs oreilles pour les joueuses. Il y a matière a des exercices de tromperie assez vertigineuses pour une table qui voudrait bien s’y prêter.

Supposons par exemple une équipe de pré-tirés. On peut écrire dans chaque background de mention du genre : « Tu es gentil(le) et les autres PJ sont des traîtres » et déclenche un PVP basé sur une série de quiproquos.

Dans Arbre, les personnages disposent d’un pouvoir à usage limité, le « blast », qui permet à la joueuse de demander à l’arbitre ce qu’est la vraie réalité. L’existence de ce pouvoir de clairvoyance implique que le reste du temps, l’arbitre ment peut-être aux joueuses sur ce qu’est la réalité !

Dans un même ordre d’idée, j’avais vu, dans un article (sûrement de PTGPTB) que je ne saurais retrouver, le principe de faire des descriptions, certes honnêtes, mais orientées : « Cette personne a un cou gracile. Le briser de tes mains serait si facile… »)

À une échelle bien plus importante, on trouve le jeu Psychosis… où chaque personnage a une vision différente du monde ! Ainsi, l’un d’eux se croit dans un western, un autre dans un roman noir, un troisième dans un univers med-fan… Il y a évidemment un twist qui explique tout ça, mais c’est la suite de la machination et je ne voudrais pas voir de spoiler…

Pour aller plus loin :

[Podcast] Radio rôliste, Phase psychotique dans vos écrans

[Podcast] Ludologies, Game Design et Biais Cognitifs

12. Les personnages en manipulent d’autres

J’ai beaucoup insisté sur le fait que la manipulation n’était pas OK quand elle touchait trop au méta, quand on manipulait beaucoup plus les joueuses que les personnages. Ça me semble déjà beaucoup plus légitime quand la manipulation est réservée à la fiction, quand ça s’arnaque entre personnages et figurants, pratique par exemple courante dans des jeux comme Vampire La Mascarade ou La Légende des Cinq Anneaux, ou encore l’intrigant petit jeu de Frédéric Sintes, VRPG, le jeu de rôle des techniques de manipulation, où l’on joue un vendeur à domicile et son client.

Dans les jeux traditionnels, il y a je trouve un bel outil de contrat social : le jet sous la compétence Psychologie, qui permet de lever le voile sur les mensonges ou les errances de son interlocuteur, et en même temps rend la manipulation acceptable en cas d’échec. J’attire votre attention sur un twist : les jets de Psychologie derrière le paravent. Même à supposer que l’arbitre ne triche pas, ceci rend le jet de Psychologie complètement caduque : si l’arbitre m’annonce que le figurant est digne de confiance, cela veut-il dire que j’ai réussi ou que j’ai raté mon jet ? Même question si l’arbitre m’annonce que le figurant me la fait à l’envers.

Dans Les Sentes, les personnages passent leur temps à se manipuler entre eux, c’est un des cœurs du jeu. C’est facilité par deux règles : « On croit tout ce qu’on nous dit. » et « On fait tout ce qu’on nous demande. », ce qui est une invitation à ce que les PJ tombent dans les pièges qu’on leur tend. C’est préparé par des ateliers d’entraînement au PvP et tempéré par trois contre-pouvoirs :

+ Les vetos de sécurité émotionnelle

+ la mention que ces règles, comme les autres règles du jeu (hors sécurité émotionnelle) ne sont pas à respecter 100 % du temps

+ si on vous manipule, vous avez autant de pouvoir de manipulation en retour.

Mais surtout, dans Les Sentes, la manipulation est cash : on sait que les personnages se manipulent entre eux, et c’est OK.

Mettre en scène des rapports de manipulateur/manipulé permet de mettre en place des relations de jeu dont l’intérêt repose sur le déséquilibre, et l’expérience peut être renforcé si ce déséquilibre est lui-même questionné et que tout à coup, au hasard d’une circonstance, c’est au tour du manipulé de devenir manipulateur.

Lors d’une partie des Sentes intitulée Hiver Nucléaire, mon personnage est un hypocondriaque, il feint une maladie grave pour qu’on s’occupe de lui, ce que fait notamment une soigneuse. Je briefe alors la joueuse de la soigneuse en hors-roleplay, lui révélant le pot aux roses et lui annonçant que son personnage est censé découvrir que je suis un malade imaginaire et ensuite me passer un savon. Nous retournons en jeu, et mon personnage feint alors une crise plus intense qu’à l’accoutumée. La joueuse va alors désobéir à mes instructions : la soigneuse se penche sur mon personnage et dit : « Il va mourir ! Il faut que je lui donne toute mon énergie ! » Elle est donc morte pour sauver mon personnage… qui ne s’en est jamais remis ! Il y a dans cet exemple un jeu riche de déséquilibres, entre personnages, entre joueuses, entre transparence et secret, qui produit un dénouement surprenante et mémorable.

Pour aller plus loin :

[Compte-rendu de partie] Hiver Nucléaire, pour Les Sentes, sur Terres Étranges

[Article] Eugénie, Symétrie, asymétrie et renversement, sur JenesuispasMJmais

CONCLUSION

La manipulation restera toujours un sujet à débat. Indissociable du jeu de rôle pour les uns, intolérable pour d’autres, acceptable moyennant certaines précautions pour d’autres. Au départ, j’avais en tête de la traiter comme un sujet sulfureux dont j’allais surtout dire du mal. Mais c’est aussi un sujet qui nous montre la finesse des interactions à l’œuvre en jeu de rôle, entre fiction et mécaniques, entre personnages et joueuses, et nous renseigne sur une activité complexe qui se décline en milliers d’exceptions. Le jeu de rôle (même solo) est une activité sociale, où toute vérité n’est pas bonne à dire, où la surprise a un goût doux-amer.

Pour aller plus loin :

[Podcast] Radio Rôliste, Un tarot sale mais consenti (dossiers 1 & 2)

5 commentaires sur “La manipulation, partie 3 : la manipulation positive ?

  1. C’est la fin d’un volumineux dossier sur un sujet ni évident ni toujours agréable à traiter !

    J’espère que ça vous ai plu et qu’on pourra avoir quelques débats là-dessus. Je ne suis pas certain que mes positions soient les plus éclairées ni les plus progressistes sur le sujet, donc je suis tout à fait intéressé à apprendre des nouvelles choses sur le sujet et à entendre les avis et retours d’expérience des unes et des autres.

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