[Dans le mufle des Vosges] 37. Les Abysses

LES ABYSSES

Trouver la sortie du purgatoire est au prix de cette visite !

(temps de lecture : 9 mn)

Joué / écrit le 02/11/2020

Le jeu principal utilisé : Inflorenza, héroïsme, martyre et décadence dans l’enfer forestier de Millevaux + Écheveuille, un jeu de rôle tout en un pour s’égarer dans l’infini des forêts de Millevaux en solitaire comme à plusieurs.

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

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molly des jardins, cc-by-nc, sur flickr

Contenu sensible : mutilation, horreur indicible

Passage précédent :
36. Le lac
Quand pointe la lumière au bout du tunnel, on se prend à chérir l’obscurité. (temps de lecture : 6 mn)

L’histoire :

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Selected Organ Works, par øjeRum, un orgue soliloque pour une ambiance de recueillement, de solitude et de pluie.

Des pétoches allaient de leur dernière fumée alors que s’achevait la messe que le Père Benoît avait tenu à dire en l’honneur de la Madeleine. Il se tenait au bord du lac, les yeux rougis, les dents serrées.

Toutes les conjectures étaient possibles quant à l’avenir de la fermière, y compris les pires.

Mais la présence muette de Léonie et de l’homme aux ronces, Boniface Sartory comme il se présenta, les aida à envisager le meilleur, ou du moins à accepter l’inéluctable.

« Les ronces ont une forme de science. Voilà pourquoi je les façonne. », expliquait Boniface sur le palier de sa bicoque. Les flots du lac ponctuaient sa voix.

Avec ses mains écorchées, il arrangea une sphère avec ses ronces. On eut dit la sphère armillaire d’un autre monde. « La vérité passe par le mal », dit-il en montrant le sang qui perlait à ses doigts.

« La question, c’est comment sortir ? », demanda la Sœur Marie-des-Eaux en plongeant, comme à défi, sa main dans le labyrinthe de ronces, puis fouillant le sable au-dessous.

« La réponse, vous l’avez au creux de votre poing. »

« Les souterrains. », conclut la Sœur Marie-des-Eaux.

Le Père Benoît restait sidéré, assis en face des eaux.

« Vous lui avez dit adieu. », commenta la Sœur Marie-des-Eaux. « Et moi, j’ai connu le choc nécessaire pour entamer la guérison. Il est temps que nous partons. »

« Ce qu’il y avait de la crypte… », murmure le prêtre.
« Vous feriez mieux de garder ça pour vous », intima le novice.

Il n’était plus avec eux sur les rives. Il était de retour sous l’église, en pleine revoyotte.

Là où conduisait la pelote de laine, sous la fournaise, là où le pressaient les mouches.

Dans le tombeau, le cadavre qui pourrissait, mais dont on voyait encore la barbe.

« C’est bien ce que nous pensions. », bourdonnèrent les mouches.
« Le Vieux est mort. Depuis longtemps. »
« Vous mentez ! », protesta le Père Benoît
« Crois ce que tu veux, nous avons nos conclusions. Tu t’es débarassé de nous, mais nous n’avons plus besoin de toi. Nous avons vu ce que nous voulions voir. »
« Mais comment est-il mort ? »
« Je pencherais pour un suicide. »
« Une évasion vers un autre monde. »
« Et maintenant, autre chose a pris sa place. »
« Je sens sa présence… »
« Sous terre… »

« Taisez-vous ! Taisez-vous ! »

« Tu peux continuer à te voiler la face si tu veux, Benoît. L’évêque a pris sa place et a manipulé ta mémoire pour que tu te croies un simple exorciste. Tu as dû subir les entraînements dans les forêts limbiques, et les faire subir, et former d’autres, comme la Soeur Jacqueline, pour qu’elles en entraînent d’autres, de gré ou de force, comme la Sœur Marie-des-Eaux qui n’avait rien demandé. Et ton propre frère est mort durant un de ces entraînements. Tu peux continuer ton sacerdoce ad vitam si tu veux, mais sache que tu vis la vie d’un autre. Te raconter des belles histoires n’en changera rien. Et fermer les yeux sur ce que tu viens de voir dans la crypte ne fera revenir personne d’entre les morts. »

Il voulait oublier tout ça, mais ça le secouait trop, ça le secouait très fort.

C’était le novice, il l’avait pris par les épaules, et l’avait extrait de sa rêverie.

Boniface leur montrait le chemin.

« Vous avez raison. Il est temps de revenir parmi les vivants. »

Et c’est sous le souffle du vent dans les feuilles qu’ils refirent le chemin en sens inverse vers Xertigny, traversant le temps à mesure qu’ils allaient de bosquet en essart, de friche en orée.

Ils arrivèrent de nuit et les lumières réparties entre les bâtisses leur firent comprendre que les allemands étaient toujours là et montaient la garde. Mais les ronces guidaient Boniface et ils passèrent exactement dans les trouées d’ombre que les regards des vigiles ne couvraient pas, jusqu’à ramper aux abords du château des Brasseurs.

Il y avait des lumières aux fenêtres, on supposât quelque soldat en faction. Heureusement, il y avait une entrée de cave en extérieur, et le novice en fit sauter le cadenas à l’opinel.

« Je vous laisse là, fit Boniface. C’est ici que je suis mort, c’est ici que je vis.
– Adieu. »

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Never Forever, par Monarch, du drone-sludgecore assagi, toujours aussi pesant dans les instrus mais marqué par un chant féminin tour à tour éthéré et désespéré, une incantation de sorcellerie qui éventre la nuit.

Une torche improvisée leur révéla l’intérieur des lieux. Des endives blafardes, des pommes de terre germées, des bouteilles carossées de poussière. Partout des lianes sans couleur pendaient du plafond bas, et des colonies de moisissures blanches avaient investi les parois. Un escalier remontait et une mince ouverture communiquait vers d’autres réseaux souterrains. Ils marquèrent un temps. Ils partageaient le sentiment qu’il n’y aurait peut-être pas de retour en arrière possible.

Mais il fallait tenter.

Le Père Benoît les bénit tous les deux, machinalement, puis ils contournèrent l’escalier et s’engagèrent dans l’arrière-salle.

L’impression d’être accueilli dans le souffle même de la bête.

Leurs pieds s’entortillaient dans des vermicelles végétales. Les murs étaient glacés et visqueux au toucher. Tout un chaos de briques et de tessons témoignaient des précédents usages de ces caves. Des voûtes ramollies par le temps semblaient soutenir avec peine le poids du monde.

Leur instinct leur disait que la sortie était dans les niveaux inférieurs. Le seul accès, c’était un puits avec de simple barreaux de fer corrodé pour descendre. Le Père Benoît retint son souffle, puis expira bruyamment. Rien de leurs entraînement conjoints ne les avait préparés à ça. Enfin, il se résout à s’engouffrer dans les tréfonds.

Il eut été imprudent de descendre à deux en même temps sur ces barreaux à bout de force. La Sœur Marie-des-Eaux eut l’impression d’attendre une éternité.

« C’est bon, vous pouvez y aller. »

Ils échouèrent dans un couloir glissant, sujet à la maladie de la pierre. Les deux issues étaient condamnés. Le Père Benoît parvint à desceller des moellons d’un coup d’épaule.

À présent, ils étaient dans les catacombes. Leurs semelles laissaient des bruits secs à mesure qu’ils piétinaient des ossements. Le Père Benoît se signait sans arrêt, sa torche dévoilant des dizaines de crânes entassés dans des alcôves, sur lesquels les champignons et les lichens avaient poussé. La forêt avait colonisé jusqu’à cet endroit, des racines tapissaient les murs et le plafond, flottaient au gré des courants d’air.

La lumière passa sur un croisement.

Au fond de l’autre couloir.

Un homme.

C’était un soldat du Reich. Il se traîna jusqu’à eux. Sous son casque rouillé, son visage était blanc, un suaire. Il n’avait pas d’éclairage, mais ça n’avait pas eu l’air de le gêner. Il tâtonnait et regardait partout, comme s’il cherchait quelque chose.

Il s’adressa à eux : « Meine Hand… »

Son bras s’éleva. Un moignon sanglant le terminait.

Il les regarda de ses yeux creusés : « Diebe ! Voleurs ! »

Et son autre main se serre sur son pistolet Luger.

La survenue de cet ennemi était peut-être ce qui manquait au novice pour réactiver ses réflexes de guerre. Déjà il brandissait son opinel au-dessus de sa tête, prêt à le lancer. Son visage était encore marqué des brûlures de graisse, il était en mode sauveur.
Le Père Benoît ne voulait pas perdre une ouaille de plus. « Cours ! », boualla-t-il en tirant la manche de son compagnon. Il tirait d’autant plus fort qu’au fond de lui, il était certain que ce fantôme n’était qu’une entracte, des entités bien plus terrible les attendaient en bas !

L’opinel se planta dans le casque du soldat et la balle siffla juste au-dessus de leurs têtes.

« Jésus cuit tout bouillant ! », jura la Sœur Marie-des-Eaux. Il pouvait pas abandonner son couteau. De rage, il balança un crâne à la figure du mort-vivant, puis courut dans sa direction. Il lui arracha le Luger des mains, puis lui éclata la gueule à coups de casque.

« On se calme ! On se calme ! On se calme ! » Les exhortations du Père Benoît n’y firent rien. La Sœur Marie-des-Eaux avait retrouvé sa hargne d’enfant-soldat. Toutes les violences de l’entraînement de la Madone à la Kalach et de la Sœur Jacqueline lui revenaient, et le fantassin revenant ne faisait pas le poids face à ça.

D’abord le prêtre tenta de le relever, de le stopper, mais bientôt l’énergie lui manquat ; il se sentait tout mou et avait des étoiles plein les yeux. Enfin, le novice se remit debout. Il avait récupéré son opinel et l’entraîna plus loin dans les corridors ; le Père Benoît croyait nager en plein cauchemar.

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S/T par Monoliths, un drone doom sans parole massive et vénéneux pour rituels cosmiques à des majestés chtoniennes.

Ainsi, c’était à cela que ressemblaient les abysses. Des hypogées tapis sous des couches et des couches d’escaliers et de tunnels descendant. Des masses de vide qui ne furent pas construites de main d’homme. Des étendues glaiseuses vierges de vie, le domaine des scolopendres géants, aveugles et transparents, là où des rats blancs et presque sans pattes grignotent la mousse sur les tombeaux de races immémoriales, là-dessous, en-deçà du temps et du monde.

Il y avait bien un passage qui semblait conduire vers ailleurs, avec un courant d’air supposant une sortie. Mais l’entrée étaient garnies de racines qui vibraient littéralement. Elles semblaient percevoir le poids des pas des visiteurs et s’animaient à leurs approches. Des succoirs terminaient chacune d’elle.

« Elles ont l’air carnivores. Il faut pas se risquer là. »
« Alors la seule issue qui nous reste, c’est plus profond encore. »

À cette idée, même la Sœur Marie-des-Eaux, pourtant imperméable à bien des émotions, dont la peur, déglutit avec force.

Dans la galerie, c’était les racines carnivores. A remonter, c’était le purgatoire et ses dangers. Il ne restait en effet plus que ce boyau qui s’acheminait vers les tréfonds, garni de pierres formant escalier, possiblement déposée ici à dessein par quelques créatures d’une époque abolie.

Alors qu’ils descendaient, s’accroissait la sensation d’avoir toute la masse de la planète sur leur nuque.

À leur grande surprise, la caverne où ils débouchèrent était encore plus chargée de vie que les étages supérieurs. Des colonnes de mycoses servaient de support à des araignées et des polypes, tous d’une pâleur mortelle. Leurs visages se prenaient dans des toiles collantes, comme les pièges à glu que le Nôno Elie mettait dans les arbres pour capturer des oiseaux. Leurs pieds foulaient un limon où des poissons plats se cachaient.

C’est alors qu’ils remarquèrent SA présence.

D’abord, ce fut juste l’odeur, plus forte qu’ailleurs, un remugle qui semblait trop fort pour être diffus. Ce relent de fond des âges, berceau de la pourriture de générations et de générations, ils l’associèrent bientôt à une chose d’un seul tenant, plutôt qu’à une propriété d’un seul tenant.

Et quand ils avancèrent vers ce qui semblait une vaste cavité, ils comprirent qu’ils n’avaient pas affaire à un creux, mais à un plein.

Ils étaient au pied de QUELQUE CHOSE.

Et là, la Sœur Marie-des-Eaux commit l’erreur qu’ils regrettèrent aussitôt.

Il braqua sa torche vers ces ténèbres.

Ce fut fugace, parce qu’aussitôt après, ils avaient tourné les talons et ne regardaient plus, mais ce fut déjà trop.

Des bouches, ou à tout le moins des ouvertures munies de sphuncters et de dents.

Des yeux, ou à tout le moins des surfaces vitreuses qui épient.

Des membres, ou à tout le moins un ensemble de palpes, de sabots et de mandibules qui se meuvent.

Et le cri.

Un vagissement, ou plutôt une trainée sonore sans début ni fin, une abomination acoustique, qui, malgré toutes les maladies d’oubli dont chacun souffre, n’aurait jamais la clémence de se retirer de leur mémoire.

Lexique :

Le lexique est maintenant centralisé dans un article mis à jour à chaque épisode.

Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 2138
Total :  69315

Système d’écriture

Retrouvez ici mon système d’écriture. Je le mets à jour au fur et à mesure.

Feuilles de personnages / Objectifs des PNJ :

Voir cet article

Épisode suivant :

38. L’impossibilité de croire
Quand le passé comme le présent deviennent insoutenables, que reste-t-il comme refuge ? Le périple de retour vers Les Voivres, maintenant joué / écrit avec Bois-Saule ! (temps de lecture : 5 mn)

3 commentaires sur “[Dans le mufle des Vosges] 37. Les Abysses

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