[Dans le mufle des Vosges] 22. Le Déluge

LE DÉLUGE

Premières étapes de l’exil jouées avec Oriente, frappées sous le sceau d’une pluie maudite et d’un climat de défiance mutuelle.

Joué / écrit le 24/04 et le 25/04/20

Jeu principal utilisé : Oriente, perdre ses repères en traversant la forêt de Millevaux

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

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Brian Gonzalez, cc-by, sur flickr

Contenu sensible : terreurs nocturnes

Passage précédent :

21. Barbelé
Aux Voivres, ça ne cesse jamais de friter.

L’histoire :

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Grote Mandrenke, par Troum, de l’ambient orchestral et drone, spectral, caverneux, infini et introspectif.

Le petit groupe progressait tant bien que mal, patinant dans la gadoue. Les premières lueurs de l’aube étaient tressées de pluie, si bien qu’il fallait donner la lanterne pour voir le chemin. A la grande surprise de Madeleine, la Frazie Pierron leur fit éviter le Grand Bois, ils prirent à l’opposé, vers la Grande Fosse. « Les chemins les plus directs ne sont pas les plus sûrs. »

La Sœur Marie-des-Eaux parlait peu, tout à son supplice. Mais à l’approche de la Grande Fosse, alors que la chiffonnière avait mis un peu de champ pour partir en reconnaissance, le novice siffla entre ses dents, à l’intention du Père Benoît, parlant comme si la Madeleine, tenant pourtant les manchons arrière du brancard, n’était pas là :
« Je repense… au Père Soubise. Je ne sais pas qui lui a fait ça, mais cela m’a fait entrevoir que nos méthodes ne sont pas les bonnes.
– Qu’est-ce que vous entendez par là, ma sœur ?
– La prière, l’eau bénite, tout le chambard… C’est bien, mais ça suffit pas. Pour exorciser… il faut tuer. »

Il pleuvait tellement, on parlait peu de toute façon, parce qu’on ne s’entendait pas. Malgré la lanterne, on dévissait souvent du sentier pour se heurter aux troncs et aux rochers. La guide monta sur un vieux ceriser en train de décrépir sur le promontoire, et jeta un oeil à l’horizon au-dessus des cimes. On ne voyait que la canopée à perte de vue, il y avait juste le clocher des Voivres qui dépassait. Le ciel était zébré d’un formidable rideau de pluie sur tout le nord et le nord-est, leur direction en somme. Lorsqu’elle redescendit, la Frazie Pierron préféra dire que ça crachait dans toutes les directions. Pas la peine qu’ils comprennent trop vite qu’ils étaient maudits.

« Moôn, vous voilà fin puisés ! Rentrez, ma foi donc, rentrez ! Hé ben, vous v’là beaux ! »
A la Grande-Fosse, ils se restaurèrent chez la Sœur Robert. Son école, l’une des quelques maisons de ce lieu-dit tout d’une côte, était fermée par ce temps. « Vous allez descendre par la Colosse, alors ? C’est pas le chemin, et puis ça va être raide vu comment ça s’annonce là-haut. On dirait que le Vieux a décidé d’ouvrir toutes les vannes. Champo aurait peut-être pu faire traverser les petiots, moi je peux pas. Je vais les chercher que par le beau. »

La Sœur Robert était meilleure enseignante que cuisinière. Elle leur servit une tourte à la migaine qui était un vrai étouffe-chrétien, seul le Père Benoît parvint à finir sa part. Tout le monde tirait la gueule. Ils étaient à peine partis que personne ne se faisait confiance. L’institutrice en rajoutant une couche en râminant après son « collègue » monsieur le curé et son incapacité à gérer la crise : « De toute façon, celui-là, il s’est toujours débrouiller pour éviter les ennuis ! »

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Hex; Or Printing In The Infernal Method, par Earth (americana dronisante et instrumentale pour western sous acide)

Le Père Benoît eu du mal à décoller de table quand la chiffonnière sonna l’heure du départ. Il n’était pas habitué à l’aventure, ou plutôt c’était le genre d’animal a musarder la plupart du temps pour faire preuve de formidables accélérations quand c’était nécessaire. Cependant, il s’agissait désormais d’une course de fond, et il fallait franchir la Colosse avant que ne finisse le crépuscule.

Au moment où l’Hippolyte remettait son bâluchon sur son dos, l’Euphrasie se pencha sur lui. Il pouvait sentir son haleine de poivre et de digitale quand elle lui fit cet avertissement : « Hippolyte, là on a vu ta maîtresse, et c’est quelqu’un de gentil. Mais à partir de maintenant, tu devras te méfier de toute personne qui nous approchera, connue ou inconnue. »

Le chemin faisait des lacis qui rendaient la descente très longue. Mais hors de question de couper par les talus, de s’aventurer entre les arbres. C’était le domaine des darous et autres bestioles. Au fond, on entendait la rivière du Coney, grossie par les eaux. Les façades de grès rose de la carrière accompagnaient leur chemin, et les gros blocs grêlés de galets qui lui avaient été arrachés avaient l’apparence de météorites. Sa robe trempée de boue, sa hotte que noircissait l’averse, ses sourcils dégoulinant, l’Euphrasie Pierron marchait au devant des autres, les ignorant presque.

Elle se concentrait sur le passé. Elle plongeait dans les autres épisodes de pluies diluviennes qui avaient marqué son parcours, et celui des autres mémoires qu’elle avait exploré. Elle traversait les rideaux d’eau, comme on passe sous les branches d’un saule pleureur pour pénétrer une autre dimension, en roulant entre ses doigts ses bagues qui recelaient tant de déjà-vus.

Elle passait ainsi de drache en torrant, au fil des âges, accompagnant d’autres vosgiens et vosgiennes qui avant elles durent recevoir cette pluie du jugement dernier sur leurs épaules.

Cette exploration dura des jours et des jours. Elle marcha aux côtés d’une brodeuse, d’un bouvier, d’un braconnier, d’une sarcomantienne, tous inconscients de sa présence. Tous arpentaient la forêt sous des trombes et des trombes, qui à la recherche d’une époque perdue, d’un être aimé, d’un objet précieux, ou fuyant une menace, glissant dans leurs sabots crottés. A travers le fouillis des taillis, l’Euphrasie discernait le regards de horlas, tout en froideur, fossiles d’un autre temps.

Elle sentait bien que si elle les voyait, ils les voyaient aussi. Et sauraient remonter jusqu’à elle.

L’Euphrasie fit corps avec la vie de ces damnés, elle poussait les chariots pris dans la glu des ornières, elle posait une main sur l’épaule d’un enfant en pleurs, elle criait pour avertir d’une chute d’arbre que la foudre avait fauché.

Et puis il y eut cette phrase d’une mariée à la robe couverte de bout, tenant son bouquet pour le protéger des intempéries, sa voilette criblée de ronces : « Il tombe des cordes ! »

C’était une expression anodine, mais elle frappa la chiffonnière avec toute l’ardeur de la vérité.

Ce sont elles qui nous en veulent. Ce sont les cordes.

Mais alors, les cordes se firent hallebardes. Dans les méandres des souvenirs imbriqués, tout le monde criait, et la chiffonnière comprit qu’elle avait trop tardé au cœur de la lessiveuse. Elle courut pour se frayer un chemin à travers les voiles devenues cataractes, des branches arrachées aux arbres lui cinglaient les flancs, un gigantesque mugissement retentit, était-ce encore la tempête ou pire encore ? Elle était perdue, perdue dans le mufle de la bête.

Dans le mufle des Vosges !

Le Père Benoît la secouait comme s’il voulait en faire tomber des quetsches. « ça va ? ». Tout le monde était puisé, mais leur guide avait l’air d’avoir piqué une tête dans le Coney, elle était maculée de boue, transie, on aurait dit qu’elle s’était pris dix ans dans la gueule.
« ça va… C’était rien.
– A l’avenir, répliqua-t-il sans bonhommie, évitez de partir trop en avant. Nous n’avons pas de guide de rechange. »

Il était presque-nuit quand ils émergèrent du bois de la Colosse et atteignirent la Forge de Thunimont, et ses friches industrielles, son Coney grondant adossé au Canal de l’Est où tourbillonnaient les flots en claquant contre les écluses rouillées et couvertes de mousse.

Ils bivouaquèrent dans la carcasse de l’usine Peaudouce, dont le toit tenait encore. Les immenses vitres formaient une constellation de verre brisé d’où s’échappaient des branches comme autant de pseudopodes. Une grande variété d’oiseaux nichaient dans les poutres pourries par la rouille, qui s’envolèrent en criant à leur arrivée. La chiffonnière vérifia l’absence de corbeaux, de pies ou de geais parmi eux et estima que l’endroit serait fiable pour une nuit.

Madeleine installa son fils sur des ballots de couche-culottes. Il peina à s’endormir, le temps que le feu réchauffe l’humidité de leurs corps.

Il était là, grelottant dans le cimetière. Il sentait la main du trépassé se serrer sur son épaule. La main de Basile. Dans son autre main, il tenait la corde. La corde de l’école, qui servait à Champo pour les guider. « Les cordes, bredouilla Basile… Pardon pour les cordes…

Les cordes…

Elles nous veulent du mal ! »

Son cri de terreur sortit la Sœur Marie-des-Eaux de ses propres cauchemars. Le staccato qui martelait la toiture lui fit s’étonner d’avoir dormi si longtemps d’une traite. Il vit alors la chiffonnière qui montait la garde. Derrière le feu, elle avait une tête à faire peur. Le novice lui demanda :

« Sors-moi dehors. J’ai besoin d’être un peu seul à l’air libre. »

L’Euphrasie traîna son brancard sur la rive du canal de l’Est. La lune gibbeuse se diluait dans les eaux couvertes de lentille, se mêlant aux anneaux des gouttes. La chiffonnière retourna à l’intérieur de l’usine. Nul doute qu’elle gardait un œil sur lui, mais il fallait se contenter de cette relative intimité.

L’œil de la Sœur Marie-des-Eaux se baignait dans l’immensité inondée du ciel. Il sortit de son corsage un objet qu’il avait gardé près du cœur, avec son chapelet. Un petit os de Maurice. Il l’embrassa bien fort, puis le jeta en cloche. Il était urgent de faire le deuil, car il n’y avait pas de place pour la peine.

Une pie le rattrappa en plein vol et s’enfuit dans le liseré des sapins noirs. La légende autour de cet oiseau avide d’objets mémoriels se vérifiait-elle ? Ou fallait-il y voir une affiliation avec ces frères et sœurs corvidés au plumage d’ébène ?

Amis et ennemis, les visages se brouillaient tellement.

7 d’Opprobre
Sainte Carine
Jour de la Belle-de-Nuit dans le Calendrier Républicain

La chiffonnière les tira du sommeil dès presque-aube. Le bivouac était compromis, d’après elle. Le Père Benoît protesta, tout le monde avait besoin de repos. « Vous aurez tout le temps de dormir au paradis, mon père. » L’insolence de cette va-nu-pieds, de cette gagne-néant, confinait à la mutinerie. « Déjà, vous nous avez interdit de prendre un repas sur nos réserves hier soir, et maintenant vous rationnez notre sommeil alors que la route semble bien longue au vu des tours et des détours que vous nous faites faire si j’en crois les cartes.
– Cette carte, vous pouvez aussi bien allumer le founet avec, mon Père. Elle date du temps d’avant, vous y fier pour vous mener à bon port, ce serait comme demander des conseils de sobriété au gars Vauthier. »

Elle les fit grimper à marche forcée jusqu’à la Cense des Coupes. Sur leur droite, le ravin qui dévalait jusqu’au Coney était vertigineux et montrait tout le flanc de la forêt bouffi de brumes et délavé par la flotte.

Sur leur gauche, quelques prairies naturelles qui formaient le lieu-dit du champ du Fays.

Au milieu, tenant tête aux précipitations, un être vénérable, millénaire.
Un hêtre aux dimensions sans mesure, ses branches creuses soutenues par une centaine de béquilles de bois.

Lexique :

Le lexique est maintenant centralisé dans un article mis à jour à chaque épisode.

Préparation :

A. Lors de l’épisode précédent, j’ai posé la question suivante : Qu’est-ce qui donne aux exorcistes de l’espoir ?. J’ai eu cette réponse de Claude Féry : « Ils fuient vers un havre, un sauf lieu dont ils ignorent tout ou presque.  Ils savent la gangue de boue et de miasmes hivernaux qu’ils laissent derrière eux. En perspective, une eau pure, une mer (lac) ou ils pourraient laver leurs souvenirs les plus chers de toute cette souillure. Un souvenir invité, inventé, sans cesse mieux dessiné dans les frimas d’égrégore et qui peu à peu sourd en eux tous »

Je l’ajoute à mon programme !

B. Pas d’exercice d’écriture de Draftquest ce jour car pendant le confinement, mes conditions d’écriture sont sous-optimales, donc j’économise du temps là-dessus.

C. Retrouvez ici mon système d’écriture. Je le mettrai à jour au fur et à mesure.

D. J’ai terminé la lecture de Raboliot, de Maurice Genevoix, et je confirme que c’est un chef-d’œuvre en matière de roman d’inspiration pour Millevaux (à mettre en parallèle avec, dans un tout autre genre, La Forêt des Mythagos). J’adore l’animalité des personnages principaux, les descriptions ultra évocatrices de la forêt et du monde paysan, j’adore le personnage de Raboliot et le personnage de Souris (une jeune prédatrice de dix ans). J’ignore si Maurice Genevoix était pro ou anti-chasse, mais les portraits de morts d’animaux sont saisissants. Lors de la grande scène de braconnage, les comparaisons entre les exécutions d’animaux et les massacres de la grande guerre sont assez éloquents (on parle de « compagnies » de perdrix qui se font faucher par les tirs), sachant que Genevoix est justement un vétéran de cette guerre, dont il a témoigné de l’horreur dans plusieurs livres.

Bilan :

A. Dans cet épisode, après des signes avant-coureurs disséminés précédemment, j’ai commencé à exploiter cette réponse de Damien Lagauzère à la question : Quel est l’événement dont la nature (rationnelle ou surnaturelle) va faire débat au sein des exorcistes ?
Sa réponse était : « Et bien là comme ça tout de suite, je pense à 2 évènements. Le 1er serait… la pluie! La question serait alors de savoir pourquoi une averse poserait des questions justement. Serait-elle la conséquence d’une menace lancée par une sorcière, une sorte d’imprécation? Aurait-elle été précédé de signes qu’un villageois aux talents d’haruspice aurait pu interpréter? S’agit-il d’une pluie acide ou surnaturelle? Et en 2nd, je pensais à l’intervention d’un Horla… mais un gros ^^ un truc énorme du genre d’un rejeton de Shub-Niggurath qui jaillirait du fond de la forêt. Là encore, pourquoi? A-t-il été appelé? Arrivet-t-il par hasard? Je n’en sais rien ^^ »

B. La semaine fut compliquée, et j’ai bien failli ne pas trouver le temps de faire ma session d’écriture ! A l’avenir, je dois être plus intransigeant sur le fait que c’est ma priorité au début de la semaine. Je me dis souvent que d’autres priorités peuvent passer avant, mais la plupart de mes priorités sont un peu artificielles ou en tout cas peuvent bien attendre un ou deux jours… Je respire mieux quand j’ai fait ma session d’écriture de la semaine, alors je vais renforcer ma discipline pour que ça soit bouclé dès lundi ou mardi.

C. Je me suis programmé entre dix et quinze questions d’Oriente. J’avais peur que ça soit léger, mais en fait ça sera largement suffisant : je n’ai répondu qu’à deux questions pour le moment !

Aides de jeu utilisées :
Jeu de cartes du vertige logique
Des story cubes artisanaux
Géoportail
Calendrier lunaire
Nervure (pour la question du jour)

Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1771 mots
Total :  45094 mots

Feuilles de personnages / Objectifs des PNJ :

Voir cet article

Modifications : ajout d’Hippolyte Soubise dans les personnages principaux

Question au public :

Comment les voyageurs font-ils pour ne pas céder à la paranoïa ?

Episode suivant :

23. Ces liens qu’on dilue
On dirait que vous avez réponse à tout et remède à tout. / – Pourtant face à ce qui nous attend, je n’ai ni réponse ni remède, mon Père.

6 commentaires sur “[Dans le mufle des Vosges] 22. Le Déluge

  1. Mais pourquoi ne pas succomber à la parano justement? ^^ Surtout si un Horla (ou autre chose) profitait de ces « cordes » qui tombent pour prendre l’apparence de feu Champo et réveiller quelques vieilles rancœurs ^^

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