Le défi du design inclusif (partie 1 sur 2)

LE DÉFI DU DESIGN INCLUSIF

Partie 1 : Réinventer les GN et simplifier leur organisation

Ma démarche d’ouverture sur le GN Les Sentes ou les essais pour faire d’un jeu d’auteur une expérience grand public.

(temps de lecture : 8 min)

voir partie 2

Patricia M, cc-by, sur flickr

Note : dans un souci d’ouverture, j’utilise le neutre féminin « joueuses » pour qualifier les joueurs et joueuses

RÉSUMÉ

Beaucoup de GN nécessitent une organisation lourde et j’avais personnellement renoncé à en faire jusqu’à ce que je m’intéresse au design inclusif qui m’a permis de créer le GN Les Sentes. La première étape de cette démarche a été de concevoir un GN à l’organisation simplifiée : une écriture ramassée qui se limite à proposer des objectifs roleplay, et une possibilité de réassembler ces objectifs roleplay pour rejouer le GN à l’infini. L’absence de personnage-non-joueur, l’orga en retrait lors du jeu et une logistique automatisée ont achevé de me faciliter la tâche.

Le jeu est enfin rendu plus accessible aux orgas comme aux joueuses grâce à une approche minimaliste en terme de décors et de costumes, qui n’exclut pas l’immersion.

SOMMAIRE

1. Le besoin de réinventer le GN pour pouvoir en faire

2. Simplifier l’organisation

2.1. Du challenge d’écrire et organiser un GN

2.2 Limiter la rédaction à l’essentiel : les objectifs roleplay

2.3. Un GN rejouable à l’infini

2.4. Un GN sans personnage-non joueur, voire un GN… sans orga

3. Le minimalisme

3.1. Une faible exigence vis-à-vis des costumes

3.2. Le coffre à jouets

3.3. L’utilisation du décor

Conclusion de la première partie

1. LE BESOIN DE RÉINVENTER LE GN POUR POUVOIR EN FAIRE

J’ai failli ne jamais être GNiste. Même écrire des murder me semblait un travail trop important.

Je fantasmais pourtant de faire du GN dans l’univers forestier de Millevaux mais je désespérais de mener cette idée à bien. J’avais le sentiment que le GN était un loisir élitiste, que ce soit au niveau des costumes, de l’habileté physique requise, du temps de préparation ou du roleplay.

La carte relationnelle du webcomics Namesake (C) : le genre de carte relationnelle typique dans un GN avec un niveau d’échanges intéressant, mais très longue à préparer

Aujourd’hui, j’enchaîne les GN Millevaux. Et pourtant, je n’ai pas changé. C’est le GN qui a changé.

À ma petite échelle, j’ai transformer la façon de concevoir et de jouer du GN, en créant Les Sentes dont je vais vous conter l’aventure.

Les Sentes, le jeu des drames forestiers dans une réalité sorcière, a répondu à un double enjeu :

+ Il devait être facile à organiser pour moi.

+ Il devait être reproductible.

Les Sentes m’a permis de relever un autre challenge : trouver des joueuses. Étant en zone rurale en Bretagne, ayant peu de réseau dans le milieu GNiste et de surcroît proposant des thèmes difficiles (le post-apo, les drames passionnels, la maladie, les conflits avec la nature, l’oubli, la sorcellerie, etc.), ce n’était pas gagné.

Voici pourquoi j’ai axé les autres aspects des Sentes pour accueillir le plus large public possible. C’est ce défi que j’ai qualifié de design inclusif. Je n’ai pas le monopole de cette démarche, je veux juste vous donner mon exemple. Je précise également que le design inclusif ne suffit pas à faire un bon jeu, mais je passerai ici sous silence les autres aspects des Sentes.

Pour aller plus loin :

[Podcast / Vidéo / Ressources] Axiel Cazeneuve, Inclusivité et accessibilité, sur LARP in Progress

[Aide de jeu] Angela Quidam, AS Dragon, Beru, BeSLN, Erell,

Kaefer, LisaBanana, ln, Virlez et Yoda79, Les Outils d’accessibilité pour le JdR, sur Itch.io

Axiel Cazeneuve, The Paradox of Inclusity, sur Nordic-LARP

Affiche pour la session Valerrance, une version médiévale-fantastique des Sentes.

Crédits : Dilan Damith Prasanga’s, insane_capture, Kotomi Creations, kurafire, Mark Grealish, modowd, SophieCharlotte, licence CC-BY-NC, sur flickr

2. SIMPLIFIER L’ORGANISATION

2.1. Du challenge d’écrire et organiser un GN

Comme je l’ai dit, les GN en extérieur m’intimidaient déjà beaucoup du point de vue de l’organisation et de la préparation.

Ça ne me paraissait pas rentable de faire un tel effort pour un événement éphémère.

Je craignais aussi la charge mentale. Ce genre de projet était trop anxiogène pour moi, exigeant une grande capacité d’écrivain, de scénariste, de level designer, de scénographe et de coordinateur d’équipes.

2.2 Limiter la rédaction à l’essentiel : les objectifs roleplay

Le déclencheur qui a rendu Les Sentes possible, c’est une idée toute simple : plutôt que de se concentrer sur l’élaboration d’une intrigue ou de backgrounds de personnages, on pouvait se contenter des objectifs roleplay. Et plutôt que de rédiger de nouveaux objectifs roleplay à chaque édition, on pouvait en rédiger un paquet d’un coup sous forme d’un deck de cartes où les joueuses piocheraient pour construire leur personnage. C’est ce qui constitue le cœur des Sentes : les rituels. Je ne suis pas le seul à constituer un jeu de rôle sous forme de cartes (Le GN Intrigue en huis-clos de Thomas Solonce le fait aussi) ou de tables aléatoires de scènes (les jeux de rôles Fiasco et Protocol le font aussi). Et pour cause : ça marche.

Il suffit de quelques objectifs roleplay par personnage pour qu’on puisse se passer de rédiger une intrigue : l’impro des joueuses fait le reste.

Pour aller plus loin :

[Article] Vincent Choupaut, Interview de la ligue de Freeplay, sur Électro-GN

Une fiche de rituel

2.3. Un GN rejouable à l’infini

Les Sentes est un GN particulier car avec ses 900 fiches, il est rejouable presque à l’infini. Une fois le deck rédigé, je n’avais plus besoin de rien rédiger. Sur quatre éditions, j’ai fait un important travail de rédaction supplémentaire, mais ça n’a été possible que grâce à ce pré-mâchage, et ça s’est souvent avéré superflu.

Les fiches m’ont pris du temps à écrire (plus de 40 000 mots, ce qui équivaudrait à un copieux GN romanesque) mais j’ai un GN infini en échange, donc je suis gagnant.

Un GN scénarisé ne fonctionne que si l’auteurice a eu le bonheur d’écrire une intrigue qui plaît aux joueuses. Et ça, sauf à être télépathe, ce n’est jamais garanti, quel que soit le talent de l’auteurice. Dans Les Sentes, les joueuses créent le personnage qui leur convient, et le groupe choisit l’intrigue qui lui convient. J’ai vu des joueuses utiliser Les Sentes pour explorer des problématiques très intimes et en ressortir bouleversées, et ça je n’aurais jamais pu leur offrir avec une scénarisation classique.

Pour aller plus loin :

[Compte-rendu de GN] Thomas Munier, Équinoxe, sur Terres Étranges

2.4. Un GN sans personnage-non joueur, voire un GN… sans orga

Les personnages non-joueurs m’ennuient. Je n’ai pas l’âme d’un chef d’équipe. De surcroît, bien que certaines personnes adorent jouer des personnages non-joueurs, beaucoup de joueuses considèrent, à tort ou à raison, que ce sont des sous-rôles corvéables à merci. Et il peut suffire d’une défection pour que le GN tombe à l’eau, une crainte qui justifie l’existence de groupes Facebook tels que SOS Désistement. Dans Les Sentes, il n’y a PAS de personnage non-joueur. Qu’on joue à 3 ou à 60, tout le monde est personnage-joueur. J’ai déjà organisé des sessions (Hiver Nucléaire, Dusk River) avec une équipe élargie, mais j’ai confié à mes partenaires des rôles de personnages-joueurs, ils mettaient juste leur jeu en pause si leurs tâches spécifiques (cuisine, entretien du feu, sécurité, care, captation vidéo, reportage photo…) les accaparait trop.

J’ai tenté l’organisation light jusqu’à proposer à des joueuses de faire la cuisine collective en roleplay. Les joueuses cuisinières ne gardent pas un excellent souvenir de cette session cuisine qui les a beaucoup accaparées au détriment du roleplay. Mais si c’était à refaire, je saurais comment alléger la tâche : être plus exigeant sur la préparation du local, proposer des recettes réduites (on avait préparé deux fois trop à manger) et plus adaptées à l’équipement du local.

Je dois encore nuancer en précisant que si je joue moi-même un personnage-joueur lors des sessions, je montre beaucoup d’implication (je fais par exemple beaucoup plus de dramatisation voix que les autres) et mon personnage a souvent une forme d’autorité qui lui permet de pousser à la roue pour que les fiches de situations et de temps forts soient jouées. De même, je garde une fonction d’orga en menant le briefing et les ateliers. Mais à mesure que le texte s’affine, il devient envisageable de déléguer. Dans ce sens, j’ai réalisé un résumé des règles en une page, qui peut suffire à jouer, et j’ai rédigé le texte du briefing et des ateliers sous forme de cartes Instructions dont on peut défausser une partie au besoin. À terme, le jeu est donc est mesure de fonctionner sans véritable orga. Ce fut assez notable lors de la session Dusk River, jouée avec 40 personnes, où il y avait tout simplement trop de monde pour que je puisse jouer un personnage-leader. En dehors de quelques cadrages lors des temps forts, le GN a littéralement fonctionné sans moi.

L’absence de personnages non-joueurs ne nuit pas à l’expérience immersive. Vous pouvez toujours vous faire prendre en embuscade dans la forêt en pleine nuit ou vous faire mordre par un zombie, car certains personnages-joueurs auront ce genre d’objectifs roleplay.

Pendant Équinoxe, je suis resté en cuisine pendant les deux premières heures du GN, avec seulement quelques joueuses. Au bout de ces deux heures, arrive la vingtaine de joueuses qui ont joué dans la forêt sans que je ne leur donne aucune directive. Et elles commencent à nous raconter ce qui s’est passé :

« On s’est fait attaquer par un loup ! »

« On a entendu des hurlements ! »

« On a fait un exorcisme. »

Etc…

L’un des personnages avait les yeux crevés et se disait en voie de métamorphose…

Bref, ces vingt personnages-joueurs avaient vécu des trucs de fou en autonomie totale. Juste en suivant les fiches et leur intuition.

À l’Auberge du Crapaud Boiteux, les rumeurs vont bon train sur ce qui se trame dans la forêt. Photo : (C) Mirinda Pilz

2.5. Faciliter la logistique

L’aspect logistique des GN peut rebuter beaucoup : repérage de site, communication, organisation du covoiturage, transmissions des infos aux joueuses… Dans Les Sentes : toute la partie logistique est pré-mâchée avec des courriers-type, des modèles de fichiers collaboratifs en ligne… Ce pré-mâchage m’a fait gagner beaucoup de temps à chaque nouvelle édition, et incite d’autres orgas à s’emparer du jeu.

Enfin, il convient de préciser la flexibilité du format, puisque Les Sentes peut aussi bien se jouer en jeu de rôle sur table ou en GN virtuel (et dans les deux cas, sans limite aux nombre de joueuses, grâce au multi-table, au multi-chat ou au jeu sur Gather.town). C’est l’idéal à une époque où les annulations de GN ont été multiples.

Pour aller plus loin :

[Aide de jeu] Les Sentes, en ligne, en multicanal, sur Outsider

[Article] Thomas Munier, Le GN virtuel : un assaut contre la frontière, sur Électro-GN

[Article] Alban Damien, La forêt inondée (compte-rendu d’une partie des Sentes jouée sur Gather.town)

Toute cette automatisation a fait des Sentes un GN remarquablement facile et rapide à organiser au regard de son ambition. C’est la première étape du design inclusif. Voyons maintenant comment le design inclusif offre une facilité d’accès aux joueuses.

3. LE MINIMALISME

Toujours dans une démarche de limiter le coût d’entrée, à la fois pour les orga mais aussi pour les participantes, il fallait s’inspirer de ce que font les GN minimalistes pour offrir une expérience accessible même avec peu de matériel, de temps et de budget.

Certains GN délimitent le décor par de simples bandes de scotch au sol comme dans le film Dogville. Voici comment j’emprunte ce genre de techniques tout en cherchant à maintenir l’immersion à 360 °

3.1. Une faible exigence vis-à-vis des costumes

Le cadre post-apocalyptique des Sentes offre une grande liberté sur les costumes, qu’ils soient audacieux ou au contraire ordinaire. Ma seule recommandation est d’avoir des habits appropriés à la marche en forêt et à la météo. Les conseils de jeu sont axés sur l’interprétation davantage que sur le costume (pour incarner un monstre, privilégier des mimiques à des masques).

Cette exigence peut cependant être revue à la hausse quand le contexte de jeu est plus précisé. Ainsi, sur la version western Dusk River, l’absence de costume de certaines joueuses a pu poser problème à d’autres.

3.2. Le coffre à jouets

Pas de costume ? Une solution ! La mutualisation des accessoires. Le jeu propose une liste de suggestions d’accessoires, chacune peut amener ce qu’elle veut et ce qu’elle peut. Cela permet de dépanner des joueuses en mal de costume et de fournir des accessoires à tout le monde.

L’idée est fertile, mais la réalisation peut parfois pécher : parfois le groupe profite de la générosité de quelques joueuses, parfois tout le monde amène beaucoup de matériel… et on oublie de l’utiliser. C’est quelque chose qui mérite d’être coordonné, pour aider les joueuses accessoiristes à déménager leur matériel, et penser à utiliser le matériel fourni. Il faut aussi garder à l’esprit que les relations roleplay déjà intenses expliquent le faible emploi du matériel.

3.3. L’utilisation du décor

Cette immersion va aussi venir du décor. Jouer en forêt est juste une martingale en terme d’immersion. Il n’y a rien à ajouter. Beaucoup de rituels de jeu sont axés sur l’utilisation de ce décor naturel : explorer, récolter des végétaux, créer des cercles de pierres et de branchages, se cacher derrière les fourrés pour tendre des embuscades ou faire des bruits d’ambiance…

C’est le plus low-cost et efficace des décors !

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

La démarche d’inclusivité en terme de GN consiste d’abord à rendre le jeu possible. Les GN classiques, gourmands en préparation du côté orga comme joueuse présentent une grande barrière à l’entrée, et il fallait donc réinventer la formule.

Les Sentes s’est donc attelé à être non pas un seul GN, mais un kit pour monter ses propre GN en un minimum de temps, un GN rejouable à l’infini. Le travail de l’orga est pré-mâché et les points les plus difficiles sont mutualisés avec le public ou encore retirés de l’équation, en trouvant des palliatifs pour que le jeu reste intéressant.

L’approche minimaliste achève de simplifier la tâche des orgas mais aussi des joueuses : on limite l’exigence en costumes et en matériel, on mutualise les accessoires, et on exploite au maximum le décor naturel de la forêt pour créer du jeu.

Ceci était donc le préalable à l’existence d’un GN facile à organiser. Nous verrons dans la seconde partie comment rendre ce jeu accessible au plus grand nombre.

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13 commentaires sur “Le défi du design inclusif (partie 1 sur 2)

  1. Je prévoyais cet article pour la sortie de la version définitive du GN Les Sentes, mais finalement je l’ai avancé pour le placer en avant-goût de la session Valerrance https://outsiderart.blog/2021/06/14/gn-valerrance-11-12-sept-2021-ambon-morbihan/

    J’espère bien que d’ici la sortie définitive, le GN soit encore plus inclusif qu’avant. Nous aurons entre temps profité de l’expérience sur Valerrance et j’aurai également abrégé le texte du briefing.

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  2. Merci pour l’article.
    2 petites erreurs de frappes :
    « ils mettaient juste leur jeu si leurs tâches spécifiques » (il manque peut-être « en pause »)
    « qui les beaucoup » (il manque peut être un « a »)

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