LE SEUIL
Le dernier des morts-vivants, la prison d’un être déchu et le mur du son à franchir, voici le programme des ultimes errements avant le retour aux Voivres !
(temps de lecture : 9 minutes)
Joué / écrit le 30/11/20
Le jeu principal utilisé : Bois-Saule, jeu de rôle solo pour vagabonder dans les ténèbres sauvages de Millevaux
N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.
Le projet : Dans le mufle des Vosges, u roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse
Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.
Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)
Life Pilgrim, cc-by-nc, sur flickr
Contenu sensible : aucun
Passage précédent :
39. Le château intérieur
Marcher dans la forêt, marcher dans la mémoire, marcher dans ses pensées, marcher dans l’horreur, marcher dans les demeures de ses anciens tourments. (temps de lecture : 9 mn)
L’histoire :
Springtime Depression, par Forgotten Tomb, la perle noire du black métal dépressif et mélodique pour une excursion cauchemardesque en forêt vers cette maison abandonnée où l’on pourra tranquillement se livrer au suicide.
L’aube se détachait à grand-peine des bans de brumes d’où les troncs noirs émergeaient comme des récifs. Le Père Benoît contempla le visage de la Sœur Marie-des-Eaux, borgne et émacié. En son for intérieur, il se désolait de cette jeunesse abîmée mais les mots lui manquaient pour l’exprimer.
« Bénissez-moi une hostie, mon père.
– Mais ce n’est point l’heure de la messe.
– C’est l’heure du repas du matin, en revanche, et je ne veux plus manger que ça. »
Alors il murmura une prière et plaça la pièce de pain sans levain, l’oublie, comme on dit aussi, dans la bouche du novice, à genoux, les mains en croix et fermant les yeux en refermant les dents. Le Père Benoît avait toujours trouvé ce geste gênant, un mélange de soumission et de nourrissage où il trouvait trop de sensualité.
L’oublie.
Reposant sur la litière et les feuilles mortes dans un drap pour le protéger de la saleté, « Le Château Intérieur » de Sainte-Thérèse d’Avila.
La Sœur Marie-des-Eaux se comporte en sainte anorexique, pensa le Père Benoît. On ne revient pas du purgatoire indemne.
Le novice s’abîma dans la prière un instant, ainsi qu’on tombe dans une fosse. Il s’attendait à ce que cette nouvelle journée apporte de nouvelles épreuves et de nouvelles révélations. Qu’elle ouvre une nouvelle porte vers une nouvelle demeure dans son château intérieur, dans la masure mérulée qui le conduisait vers le Vieux.
Il se redressa avec toutes les peines du monde, toutes les blessures passées se rappelant à son bon souvenir, inscrites dans ses os, dans ses muscles et dans son sang.
Et ils cheminèrent dans les marées fuligineuses qui peut-être étaient les maquis de Hautdompré, de la Rappe ou de Hardémont, ou pouvaient aussi bien être nulle part. Dans ce brouillard à couper à l’opinel, surnageaient les stolons et les ronces, une muraille de barbelés végétaux hérissés d’épines, et les éboulis de pierre de ce qui fut jadis une maison, une ferme ou une chapelle.
Le Père Benoît cherchait son chemin, un sentier matériel vers Les Voivres. Le novice cherchait un layon perdu qui la conduirait un peu plus loin vers la religion.
Ils étaient tout les deux si absorbés dans leurs quêtes respectives qu’ils ne le virent qu’au dernier moment.
C’était d’abord juste une tête flottant dans la brume, livide et torturée, avec un nœud coulant pour licol.
C’était Blaise, le cordelier simplet qui avait profané l’église. Le cordelier qu’ils avaient exorcisé. Le cordelier qui s’était donné la mort dans le poulailler où on l’avait reclus.
Son visage avait le teint d’une chandelle, ses yeux et sa bouche étaient des trous, et il ululait : « Kyrié ! »
À ces mots, la Sœur Marie-des-Eaux se sentit saisi de ce qui était le plus ferme dans son identité : l’exorcisme. C’est à cette amarre qu’il devait se raccrocher coûte que coûte et oui, dans son château à lui, il y avait une salle d’armes, et il était un chevalier du Vieux, c’est quelque chose qui surmontait l’épreuve de l’oubli, c’était la seule chose concrète qui substitait dans le présent.
Il fondit sur le revenant et le frappa à l’opinel :
au front : « In nomine patris » ;
au centre de la poitrine : « et Filii » ;
à l’épaule gauche : « Et Spiritus » ;
puis à l’épaule droite : « Sancti ! » ;
puis lâcha son arme et joint les mains : « Amen ! »
Mais ça ne fit rien que des lambeaux ensanglantées sur le cadavre ambulant, qui toujours avançait en répétant : « Kyrie ! »
C’est le réflexe du Père Benoît qui leur sauva la mise. Il répondit : « Kyrie Eleison ! »
Et il n’y eut plus que la brume.
« Si c’était bien Blaise, haleta la Sœur Marie-des-Eaux, il avait un message pour nous. Nous n’en avons pas fini avec les cordes. »
Le prêtre le fixa un long instant. Il avait désormais devant lui exactement la personne qu’il avait cherché à former : un Templier. Et cela le cloua d’effroi.
Ils renoncèrent à marcher beaucoup plus longtemps ce jour-là : ils ne faisaient que tourner au rond et couraient le risque de finir au fond d’une mare. Le soir, quand la fumée céda aux ténèbres, la Sœur Marie-des-Eaux avala sa deuxième oublie. Le père Benoît vit dans ses paupières fermées une forme de réconfort.
Il le laissa parcourir de nouvelles pages du Château intérieur tandis qu’il s’apprêtait à monter la garde.
Dans ce massif qui lui gelait la moelle des os, dans cette forêt dont l’humidité lui rammolissait tous les sens, avec la chaleur du feu dans son dos et les murmures du novice parcourant une nouvelle demeure, il se rendit compte d’une chose.
Quand il était parti de Saint-Dié pour traverser la sylve hostile des Vosges à bord de cette cariolle conduite par un mercenaire, se rendre aux Voivres n’était qu’une étape sur son parcours d’exorciste. Mais aujourd’hui, alors que retourner dans ce village s’apparentait à un chemin de croix, il comprit que le destin de toute sa vie se jouait ici.
Deeper Woods, par Sarah Louise, du psych-folk d’une belle intensité, une expédition au cœur de la forêt en compagnies des dames qui l’habitent.
« Amen. »
Ce nouveau soir, quand la Sœur Marie-des-Eaux referma à nouveau sa bouche sur l’oublie, le Père Benoît en conçut une certaine forme de révolte. Que le novice se trouvât heureux à ne manger que des tranches de pain au levain assaisonnées d’un signe de croix alors que son propre estomac criait famine depuis des jours, à manger des glands comme un vulgaire sanglier, avec leur goût écœurant qui restait en bouche tout le jour durant, le prêtre ne pouvait le concevoir.
La nourriture avait toujours été un refuge dans les moments de doute, qui aujourd’hui étaient plus nombreux que jamais.
C’est ce sentiment montant comme un gargouillis d’estomac qui le poussa à abandonner son poste de garde au milieu de la grasse-nuit. Il venait de découvrir une minuscule trouée au milieu des hautes herbes faite par un passage d’homme ancien mais bien marqué : un chemin de désir, de ces sentiers tracés par des envies buissonnières.
Il se dit : « Cela descend, et Les Voivres doivent être plus bas que notre point actuel ; cela y mène peut-être. »
Mais en vrai, il était plus guidée par une pulsion sensuelle, par une curiosité, ainsi qu’un enfant qui suit un fumet.
Alors il descendit, mettant ses pas dans de précédents pas, s’enfonçant entre les arbres nus aux bois chargés de balais de sorcière, la chandelle à sa main faisait office de soc et fendait la bourbe de la nuit.
Il atteignit un orme plus ancien encore que le reste de la forêt autour ; ses contreforts racinaires plaqués autour de lui comme autant de bras d’étoiles, et le chemin de désir s’y arrêtait pour ensuite rayonner dans tous les sens, et le piétinement était net tout autour de l’arbre, des petits pieds pour des rondes d’enfants. Le bois blanc tranchait de tout le reste. Le tronc était creux, y avait un trou à hauteur d’homme, de la taille d’une tête de chouette.
C’était plus fort que lui, le prêtre approcha sa tête.
« Je suis prisonnier ici depuis si longtemps… Je t’attendais… », fit une voix à l’intérieur qui avait le timbre d’une griffe sur de l’écorce.
« Qui es-tu ? », fit le prêtre.
« J’ai eu bien des noms. Je suis celui qui murmure à l’oreille des hommes et des femmes qui ont besoin qu’on les secoue de la torpeur où le Vieux les enferme.
« Le Vieux est mort. », abdiqua le Père Benoît.
« Et moi, je demeure.
Tu sais qui je suis. Quelqu’un d’assez puissant, d’assez libérateur, pour que des bien intentionnés tels que toi aient jugé de bon de sacrifier leur vie pour me murer dans cette prison. »
Mais toi, je sais que tu es las. Tu peux me délivrer. Il suffit de dire : je te délivre. Et je t’offrirai tout ce que tu veux. Tu peux avoir la chère, je te l’accorde. (et une profusion d’odeurs montèrent du trou).
Tu peux avoir la chair, je te l’accorde. (et cette fois-ci, ce furent les senteurs corporelles de Marie qui s’insinuèrent dans ces narines.)
Tu peux récupérer le poste d’évêque qu’on t’a volé, je te l’accorde (et les fragrances de l’encensoir s’élèverent pour se mêler à la fumée de la bougie.)
Tu peux en finir avec ta vie d’esclave. Si le Vieux est mort, tes principes n’ont plus aucun sens. Tu peux t’affranchir. Il suffit que tu m’affranchisses. »
Le Père Benoît était agité de frémissements. Son corps se réchauffait, parcouru de fringale, de concupiscence et d’enthousiasme.
Tous les arômes, celui des tofailles, de la sueur adolescente et de la myrrhe lui emplissaient le nez, la bouche et le cerveau. C’était si facile à dire, en finir avec tous ces sacerdoces, à faire le sale boulot du clergé, en finir avec le vieil ordre du monde qui ne signifiait plus rien, jusque quelques mots, et commencer une nouvelle vie…
« Tu as raison, répondit Benoît.
Je suis en prison. Je suis enfermé dans mes croyances, et je m’entête à réanimer un mort.
Mais j’ai choisi cette prison. Aussi misérable que soit cette cellule, ce sont maintenant des murs familiers et à l’intérieur, je suis à l’abri.
Alors, toi aussi, tu resteras en prison.
In saecula saeculorum. »
Puis il rebroussa chemin. La mèche était presque à bout. Il était temps de retrouver sa sœur, et de se reposer.
Car demain serait un grand jour, il le sentait.
La Violette Epineuse, un mélange de dark synth et de post-punk avec un chant féminin en français hanté, pour des cauchemars intimes au coeur d’une forêt qui nous renvoie dos à dos avec nos obsessions.
Le lendemain, ils ont ainsi dévalé les talus, pour descendre. Ils se sont débattus avec les lianes, celles qui grimpent aux bras et celles qui se pendent des ramures pour vous écorcher le visage, progressant à l’aveuglette.
Ils ne savaient pas où aller, sinon toujours dégravir la vallée.
Et en plein cœur de la nuit, la Sœur Marie-des-Eaux, avec son corps léger de mangeur d’hosties, trempa les pieds dans la rivière. « Le Coney ! »
« Le Coney ! On a loupé le village, mais on est tous proches ! On doit être en bas de la Colause, en bas de la Grande-Fosse, chez la sœur qui fait l’école ! »
Le Père Benoît fut tenté un instant de lui serrer la taille et le faire tournoyer, mais il songea à l’incident d’hier et ravala son envie.
Ils n’eurent guère le temps d’établir avant un plan avant que des nouveaux-venus s’attroupent autour d’eux.
Ils venaient d’une autre époque. Des jeunes en treillis militaire, avec des casquettes et des dreadlocks, qui fouillaient la nuit de leurs lampes frontales comme on le fait d’un pays conquis. Avec eux, il y avait cette femme aux yeux sorciers, celle qui avait des cheveux tressés jusqu’à dévoiler le cuir chevelu, et des anneaux aux lèvres et dans les oreilles, celle qui était belle comme une icône intouchable, et qui se présenta à eux sous le nom d’Augure.
« Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais. J’étais une amie de Champo. Et d’Euphrasie. Il est temps que vous reveniez aux Voivres. Les choses se sont gâtées en votre absence. Ce qui va suivre va vous paraître bizarre, mais vous devez comprendre que cela appartient autant à notre passé commun que tout ce que vous avez pu connaître par ailleurs. Ces personnes sont tout autant à leur place que vous ne l’êtes. Et ils vont vous montrer le passage. »
Forest techno, par Очень Длинный Кот, une musique électronique et cybernétique hantée par l’écho sauvage du folklore
Ils les ont pris par la main. L’air était chargé des fumées de haschisch et des embruns des lampes de poche. Ils les emmenèrent auprès des roches romaines du Pont des Fées, un autre vestige parmi les vestiges, une autre des innombrables sédiments du temps, tous si amoncelés et sans âge distinctif. Les murs d’ampli posé entre les pierres n’étaient pas plus distants dans le temps que les ruines de l’empire ou les cailloux qui faisaient le lit du ruisseau.
Et le son qui suivit, une fois que l’indicible terreur d’entendre une chose pareille fut passé, leur parut tout aussi ancien que les vagissements venus du fond des temps qu’ils avaient entendu dans les souterrains, mais ici ce son était humain, et tout viscéral qu’il était, il était familier, il était bienveillant, il vous entraînait dans les abysses mais ne vous lâchait pas la main.
Le Père Benoît était comme crucifié par ce mur auditif, mais conscient qu’il fallait en passer par là.
Mais la Sœur Marie-des-Eaux accepta totalement cet état second. C’était une nouvelle chambre du château, un seuil initiatique et il était prêt. Il s’avança au milieu des raveurs qui secouaient leurs cheveux, et il bascula sa tête d’avant en arrière, tout son corps s’abandonna au séisme, et il y puisa une énergie de l’apocalypse, il frappa l’air de ses poings dans la cadence impitoyable des battements par minute, et conscient qu’il n’y a de calme que dans l’oeil du cyclone, il accompagna le rythme avec chaque saccade de ses bras, de ses jambes, de ses os et de ses chairs tout entiers.
Il entra dans la transe, car la porte était de l’autre côté.
Lexique :
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Feuilles de personnages / Objectifs des PNJ :
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Épisode suivant :
41. Nourrir les faibles
Enfin, le retour aux Voivres et un épisode pour se poser. Avec un changement de jeu de rôle pour guider l’écriture, cette fois-ci on passe à Nervure ! (bon, juste deux tirages…) (temps de lecture : 5 mn)
4 commentaires sur “[Dans le mufle des Vosges] 40. Le seuil”