LE CHÂTEAU INTÉRIEUR
Marcher dans la forêt, marcher dans la mémoire, marcher dans ses pensées, marcher dans l’horreur, marcher dans les demeures de ses anciens tourments.
(temps de lecture : 9 minutes)
Joué / écrit le 23/11/2020
Le jeu principal utilisé : Bois-Saule, jeu de rôle solo pour vagabonder dans les ténèbres sauvages de Millevaux
N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.
Le projet : Dans le mufle des Vosges, u roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse
Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.
Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)
publicenergy, cc-by-nc, sur flickr
Contenu sensible : suicide, mort d’enfant
Passage précédent :
38. L’impossibilité de croire
Quand le passé comme le présent deviennent insoutenables, que reste-t-il comme refuge ? Le périple de retour vers Les Voivres, maintenant joué / écrit avec Bois-Saule ! (temps de lecture : 5 mn)
L’histoire :
Auk / Blood par Tanya Tagaq, entre chant inuit chamanique revisité et violons à fleur de peau, entre l’émerveillement et la terreur.
Tout d’abord, la présence incongrue de la Sœur Jacqueline révolta la Sœur Marie-des-Eaux. Mais presque aussi rapidement, il fut pris d’une curiosité qui l’obligea à poursuivre la conversation :
« Je suis désolé de t’avoir laissé aux mains de la Bernadette. Je savais au fond de moi qu’elle chercherait à profiter de la situation. »
Mais elle n’était plus là.
« À qui parliez-vous ? », demanda le Père Benoît, rouge comme un soufflet de forge.
« À un fantôme. »
Le novice jetait des regards derrière lui. Un sentiment d’insécurité croissait dans ses veines.
Alors qu’ils progressaient, un roulement de tambour se fit entendre par-dessus les frondaisons, et bientôt une tempête de grêle leur tomba sur le greugnot. Ils purent se réfugier sous les mélèzes. Le sol fut vite jonché de billes blanches qui contrastaient avec le rouge des aiguilles mortes à leurs pieds.
C’est dans ce décor onirique qu’ils reprirent leur marche à la recherche de la moindre indication qui leur confirmerait la direction des Voivres.
« Là, des lumières ! », pointa du doigt le Père Benoît.
Du monde ! On allait pouvoir les renseigner ! Ils coururent vers les fanaux qui grelottaient dans le seuil végétal.
Au détour d’un arbre, les lumières s’étaient atténués, on voyait des enfants à la place, qui semblaient jouer sur un tertre.
« Hé les minots ! Pouvez-vous nous dire… », entama le prêtre.
Ils se tournaient vers lui. Ils avaient des robes blanches et ils ne jouaient pas, ils rampaient.
« Emmenez-nous… au cimetière… », dirent-ils.
La Sœur Marie-des-Eaux croyait être prêt à tout, et pourtant cette rencontre lui fut un choc. « Pas des enfants… », se dit-il.
Il chopa le Père Benoît par la soutane et le força à fuir. Il le fit courir jusqu’à la perte totale de ses forces, jusqu’à ce qu’il glisse et s’écroule dans le lit immaculé de la grêle.
« C’était… C’était des enfants morts sans baptême, souffla le prêtre. Tout ce qu’ils voulaient, c’était qu’on leur accorde la dignité des rites funéraires.
– C’était plus fort que moi. Je ne supporte pas la vue de l’innocence bafouée. Elle m’est trop familière.
– Qu’est-ce qui vous arrive, Marie ? »
Le visage du novice était crispé comme un jambon pris dans un étau.
Il ne desserra pas la mâchoire du reste de la journée. Alors, à la faveur de la bleue-nuit, à la chaleur du feu de camp, le Père Benoît sortit un livre de sa valise. Il avait les rides et les froissures d’une amante trop usée.
« Je vous l’offre. Vous en aurez besoin plus que moi. Il vous tiendra compagnie dans le voyage que vous êtes en train de faire. Il vous fera plus de bien que l’Apocalypse. »
Le novice ne remercia pas, il ne savait pas faire.
Mais quand le prêtre l’entendit lire le titre avec déférence, il sut qu’il avait touché juste :
« Le Château Intérieur, par Sainte-Thérèse d’Avila. »
Ardor, par Big Brave, un post-hardcore aux drones aussi profonds que mélodiques, avec un chant féminin rituel et poignant, pour se traîner jusqu’au bout de la nuit.
Marie l’enfant-soldat erre dans les vestiges des champs de bataille de la Grande Guerre. Les arbres plantés de schrapnels comme des feuilles de métal, l’humus qui cache en sa mollesse des mines prêtes à sauter, le brouillard avec son arrière-goût de gaz moutarde. Il effectue une reconnaissance solo ; il le doit à la confiance que lui porte la Madone à la kalach et il le sait.
C’est au milieu de la brume que la chose apparaît tout à coup, ses museaux juste à quelques centimètres de lui. Il étreint sa mitraillette, mais son instinct lui interdit de tirer.
Le horla le contemple avec ses trois têtes de furets. Son odeur d’amadouvier et de viande braisée lui revient en tête, lancinante.
Ils se sont unis, ils se sont compris, ils sont amants.
« Embrasse-moi. », demande Marie.
« Si je t’embrasse, je mourrai. »
Le novice se réveilla d’un bloc, congelé dans sa sueur. Il sentait sur ses lèvres le souvenir d’une haleine musquée qui ne voulait pas s’en aller.
À quoi ça aurait servi d’en parler au Père Benoît. Pouvait-il comprendre ? Approuver ? Aider ? Et l’idée même que ça prenne la forme d’une confession, eurk. Alors, il considéra que le livre offert hier était un message. Il resta seul à arpenter son château intérieur. Et quand à l’aube, ils durent reprendre leur marche, il emboîta le pas au prêtre sans piper mot.
Seul le chant de la grive musicienne, un concert qui imite tous les autres oiseaux, troublait le silence tel un filet de voleur d’âmes.
Ce matin encore, le Père Benoît avait embrassé son crucifix, il avait offert sa prière au Vieux, occultant la part de lui-même qui disait : « Cela ne sert plus à rien. Papa est mort et tu dois te débrouiller sans lui. » Aujourd’hui, il espérait des réponses. Il attendait des réponses.
Et durant toute cette journée, ils réfléchissent tous deux, leurs pieds les portent où bon leur semble. Ils ne prêtèrent presque pas attention au fait que la forêt poussait à vue d’oeil à leur approche. Les arbres étendaient leurs branches, des feuilles sortaient de terre et bientôt c’étaient de robustes baliveaux qui se tortillaient, et partout les buissons d’orties et de digitales prenaient de l’ampleur, les fougères grossissaient en vagues, dans ce phénomène de croissance automnale qui n’est pas si rare au cœur des Vosges.
La Sœur Marie-des-Eaux parcourait le château intérieur. Elle n’est pas encore dans les demeures de prière et d’adresse au divin ; loin s’en faut. Il faut d’abord traverser les demeures du tourment, parcourues de liserons et de scarabées, de ces chambres de bonnes malodorantes où l’on étouffe, de ces escaliers terminant au plafond parce qu’ils n’ont pas été conçus par les vivants, de ces cuisines où mijote une tambouille malodorante, de cette architecture qu’Euphrasie qualifierait d’artificielle ; et pourtant si concrète dans sa décrépitude. Et de partout parviennent les trilles de la grive, qui évoquent à chaque fois la voix d’un proche différent. L’oiseau-mémoire a tout entendu, mais il répète ce qui l’arrange.
Le Père Benoît reprenait son souffle au sommet du côteau. Les taillis d’aubépines et les branches rasantes avaient tellement pris de la graine que leur avancée devenait ardue.
La réflexion que fit la Sœur Marie-des-Eaux, remontée de son mutisme monastique, de son errance dans le château, une bulle qui éclate à la surface d’un marais, le cueillit par derrière sans crier gare :
« Madeleine n’est pas allé dans un monde meilleur. Elle a mis fin à ses jours.
– Taisez-vous. Taisez-vous. »
Ils reprirent leur progression ; mais c’était trop tard, l’idée était implantée, et à chaque pas, le Père Benoît se chargeait d’un poids toujours plus lourd, si bien que son ventre et ses cuisses lui semblaient légers en comparaison.
Mea culpa
Mea maxima culpa.
Lexique :
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Feuilles de personnages / Objectifs des PNJ :
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Épisode suivant :
40. Le seuil
Le dernier mort-vivant, la prison d’un être déchu et le mur du son à franchir, voici le programme des ultimes errements avant le retour aux Voivres ! (temps de lecture : 9 mn)
3 commentaires sur “[Dans le mufle des Vosges] 39. Le château intérieur”