L’interactivité est-elle l’ennemie de la narration ?
« En jeu de rôle, les joueurs peuvent faire n’importe quoi… Et c’est généralement ce qu’ils font. »
Alias sur Blog à part (citation approximative)
Autour des discours sur la liberté d’action dans les jeux, la narration préétablie semble être un carcan à bannir. Et pourtant, qu’il s’agisse des jeux ou des récits plus classiques, on peut aussi préférer des histoires bien bâties à des protagonistes qui s’agitent dans tous les sens au nom d’une liberté qui serait avant tout celle de faire n’importe quoi.
Le divorce entre interactivité et narration est-il consommé ?
Cet article tentera de vous donner mon point de vue sur le sujet, il constitue l’avant-première d’un débat à quatre qui sera diffusé prochainement. [Edit : le débat est maintenant diffusé, sur D1000 & D100]
Quand interactivité et narration vont main dans la main
Dans le game design en jeu vidéo, deux courants de pensées s’opposent sur la liberté à accorder aux joueuses : les ludologues et les narratologues. D’un côté (et pour caricaturer les deux approches), les ludologues considèrent que ce qui compte dans l’expérience vidéoludique, c’est le gameplay. Tandis que les narratologues pensent que ce qui est le plus important, c’est l’histoire. Les premier produiraient des jeux très interactifs mais sans vraiment d’histoire et les seconds présenteraient des jeux corsetés par des cinématiques, murs invisibles et autres voix off qui offrent un récit certes travaillé mais sur lequel la joueuse a peu d’emprise.
Pour aller plus loin :
Merci Dorian – Ludologues versus Narratologues, sur Youtube
Heureusement, le dialogue entre ces deux points de vue a donné de beaux enfants, en l’occurrence des jeux qui se préoccupent à la fois de gameplay et de récit : l’interaction doit produire de la narration, et la narration doit aboutir sur de l’interaction.
Au « show don’t tell » de la littérature et du cinéma, cette école du jeu vidéo pourrait opposer un « do don’t show » : Ne le montre pas, fais-le faire. Autrement dit, pour que l’expérience du récit soit optimale, la joueuse ne doit pas être dépossédée des contrôles au moment de ce récit : elle doit être amenée à faire ce qui justement va créer du récit.
L’exemple du saut de la foi dans le jeu vidéo The Last Guardian pourrait nous éclairer sur cette approche. Dans ce jeu, le protagoniste doit prendre soin d’un oiseau géant qui est incapable de voler depuis une blessure qu’il a reçu. Notre héros accompagne cet oiseau dans des ruines haut perchées, ce qui lui donne l’occasion de faire quelques sauts de plateforme, lors desquels la joueuse se fait une idée précise de la distance maximale possible en saut en longueur. Or, à un moment dans le jeu, notre animal protégé se retrouve en détresse sur une corniche. Et pour le rejoindre… il va falloir sauter une distance qui est clairement au-delà de notre capacité. Mais l’animal nous appelle de toutes ses forces !
Le jeu demande alors à la joueuse d’avoir l’intuition de sauter quand même, un saut de la foi, en somme. Et là, surprise, quand le héros tente le saut… il ne saute pas assez loin. Mais son oiseau le rattrape !
Cette scène est forte parce qu’au lieu de passer par une cinématique, elle est entièrement véhiculée par le gameplay.
Pour aller plus loin :
Olbius : The Last Guardian | Quand la manette raconte l’histoire, sur YouTube
En jeu de rôle, l’idée est certes de prévoir une narration par le scénario, mais aussi de l’enrichir de potentialités par la possibilité d’embranchements, voire d’issues imprévues. Il convient par exemple, dans cette approche, que les MJ fassent des descriptions assez riches avant de demander le traditionnel « Que faites-vous ? » : ces descriptions font office de coffre à jouets où les joueuses vont piocher des idées d’interaction.
Pour revenir au jeu vidéo, l’approche hybride a conduit à des jeux qui amènent le récit par l’interaction de la façon la plus organique possible. C’est le cas des cinematic platformers (comme Inside ou Celeste) où le jeu de plateformes est un prétexte pour embarquer le protagoniste dans un récit interactif où chaque monstre, chaque plateforme, chaque mouvement et chaque arrière-plan nous raconte une histoire.
Pour aller plus loin :
Olbius, Inside – POLYGONE RIGHT, sur Youtube
Pour les jeux vidéo en 3D, on parlerait plutôt de narration environnementale : le décor est vecteur de récit, que ce soit par son architecture, sa topologie, ses écriteaux, les allers et venues et conversations des figurants. Ainsi, les graffitis et autres affiches sur les murs de la ville dans le jeu vidéo Dishonored permettent de comprendre le climat de guerre civile qui règne.
Peut-être ceci vous rappellera une forme primitive de narration environnementale qu’on trouvait par exemple, dans le jeu vidéo Baldur’s Gate : les bibliothèques où on pouvait récupérer des livres qui racontaient l’histoire des Royaumes Oubliés. C’était proche du pensum mais c’était déjà une amélioration par rapport à certains jeux balançant des kilotonnes d’informations via des bandeaux extradiégétiques. L’intégration du lore de l’univers dans les livres, puis dans le décor a rendu leur assimilation plus digeste, à la carte. Ainsi, dans le jeu vidéo Dark Souls, la narration passe essentiellement par les descriptions d’objets et l’attitude des figurants, face à des dialogues très rares, et quasi-inexistants.
Mais point n’est besoin d’aller chercher dans les médias les plus interactifs pour trouver des récits interactifs. Qu’on se fie à Daniel Pennac et ses droits du lecteur (le droit de sauter des passages, le droit de ne pas lire, etc…) ou à Umberto Eco avec son Lector in Fabula, même le roman appelle le lectorat à l’action. Lorsqu’on essaie de deviner le coupable avant le héros enquêteur ou que tout simplement on divague dans les spéculations, on participe. À travers ces « promenades inférentielles » décrites par Eco, on ferait donc un travail d’interprétation et de jeu avec le récit, qui peut être vu comme une forme d’interaction. Ce conditionnement du récit à l’attention et l’interprétation du public connaît une application fascinante avec le concept de neuro-cinéma, qui consiste à montrer un film tout en captant les intervalles où le public cligne des yeux. Un programme, analysant le niveau d’attention que vous avez devant chaque scène, va alors remonter le film exprès pour vous : pour chaque public un montage différent, une histoire différente.
Pour aller plus loin :
Umberto Eco, Lector in fabula ou La Coopération interprétative dans les textes narratifs (1985)
S.S Van Dine, Vingt règles pour l’écriture de romans policiers
Daniel Pennac, les droits imprescriptibles du lecteur
Thomas Munier, Les droits de la joueuse, sur le forum Courants Alternatifs
TRACKS – ARTE : « Neuro-cinéma » : piloter un scénario avec son cerveau, sur Youtube
Podcast Outsider : L’interprétation
Il va cependant de soi que les médias ludiques ne peuvent se contenter de laisser au public la seule liberté du regard : il cherchent au contraire à les amener à narrer par le jeu. Mais il convient de ne pas le faire n’importe comment et de ne pas monter la machine à l’envers. Pour illustrer ce risque, Frédéric Sintes nous propose un exercice de pensée : jouer une partie d’échecs et raconter à chaque coup l’histoire des pions comme s’ils étaient les personnages d’un récit. Le résultat : une sensation de déconnexion assez forte, car l’histoire des pions n’influe pas sur les coups à venir. Et pourtant, de tels systèmes peuvent développer un rendu plus organique à condition qu’on se laisse suffisamment toucher par l’histoire afin de changer ses coups suivants (généralement pour prendre des décisions tactiques sous-optimales). C’est tout le propos des jeu de rôle S’échapper des Faubourgs ou de la version narrative du jeu Le Val, qui plaque sur une mécanique de jeu de société des contraintes narratives qui mêlent le drama à l’horreur. S’entame alors une compétition compassionnelle entre les joueuses : celle dont le personnage-pion aura l’histoire la plus touchante aura plus de chance d’être épargnée par ses consœurs.
Pour aller plus loin :
Frédéric Sintes, L’analogie du jeu d’échec, sur Limbic Systems
De toutes ces expériences, il ressort un outil qui sert de médiation idéale entre interactivité et narration : un personnage unique attribué à chaque joueuse. Il permet à la fois l’identification et présente une capacité de préhension de l’environnement très pratique pour mettre en branle à la fois le jeu et le récit.
Ce personnage-outil, clé d’une narration organique, se doit d’être central et ses préoccupations doivent précéder ses actions et non l’inverse. Ainsi, dans les narrations sérielles, on distingue deux types de scénarisation : l’approche par l’intrigue, qui téléguide les personnages pour arriver à un but précis, qui peut être vue comme artificielle par rapport à l’approche personnage, qui évalue d’abord les motivations et les moyens d’action des personnages pour les laisser évoluer spontanément.
Pour aller plus loin :
Datman, Pourquoi la Saison 8 de Game of Thrones est Décevante
Quelque part, c’est cette approche que retiennent les jeux vidéos en ligne avec génération procédurale du décor : la narration va essentiellement émerger de l’interaction entre joueuses. Il suffit d’écouter les récits de guerre des joueuses de massive online battle arena pour s’en convaincre.
On pourrait également définir une troisième approche, l’approche par scènes. Elle se désintéresse des personnages et de l’intrigue, et recherche essentiellement à produire des scènes marquantes. C’est le cas du jeu de rôle Protocol ou du GN Les Sentes : les personnages / joueuses se voient confier de façon plus ou moins voyante des scènes à produire, et c’est l’articulation de ces scènes qui va produire (parfois à rebours) les motivations des personnages et l’intrigue.
Ceci clôt un panorama de différentes techniques qui visent à la synergie entre interactivité et narration. Maintenant qu’un tel graal est trouvé, est-il bon de triompher du haut d’une pile de game designers morts à la tâche ou bien…
Quand interactivité et narration feraient mieux de faire chambre séparée
… Faut-il reconnaître que le mariage de l’interactivité et de la narration est parfois aussi peu avisé que de faire naviguer une chèvre et un chou sur la même barque ?
L’interactivité n’est pas le graal. Elle permet des sorties de pistes importantes et pas forcément intéressantes (en jeu de rôle, faire des bagarres de taverne au lieu de suivre la mission ; en jeu vidéo, errer sans fin dans des couloirs). Par ailleurs, certaines école de jeu rejettent purement et simplement la notion d’histoire, la voyant au mieux comme un co-produit négligeable (ce sont le cas des donjons à l’ancienne dans les jeux de rôle de la vague OSR), voire comme une notion nulle et non avenue (dans l’ensemble des jeux abstraits).
Parfois les joueuses de jeu de rôle ne produisent pas de fiction intéressante parce qu’elles n’osent pas agir dans le sens d’une fiction intéressante : c’est le problème des personnages qui n’osent pas descendre à la cave dans les jeux d’horreur alors que c’est là que se trouve le scénario, ou des pilotes prudents à Star Wars qui n’osent pas faire des loopings alors que c’est ce qu’on attend d’eux. Les joueuses peuvent aussi pêcher par absence de maîtrise du canon esthétique qui les amène à entreprendre des actions fades ou peu en accord avec l’univers de jeu. Dans ces conditions, un sain cadrage, une prise de contrôle plus importante du jeu sur les personnages s’impose.
L’interactivité, avant même de confiner au dérapage, peut aussi prendre trop de place. Il faut parfois laisser de la place à l’intercréativité et à l’interprétation (question de public)… et à la contemplation.
On peut jouer sur la tension entre interactivité et narration (tous les procédés d’ironie dramatique en jeu de rôle, les actions commentées par l’ordinateur avec in fine la possibilité de désobéïr à la voix off dans le jeu vidéo The Stanley Parable… ou toute forme de dissonance ludonarrative volontaire).
Pour aller plus loin :
Thomas Munier, Dissonance ludonarrative mon amour, sur Outsider
Une trop grande interactivité nuit également à la sensation d’appartenir à un récit global. Ainsi, les livres dont vous êtes le héros préfèrent une arborescence en fuseau (les possibilités se multiplient au début de l’aventure, puis se rejoignent vers deux ou trois fins possibles) afin de donner l’impression au lectorat qu’il y a « une bonne fin » à trouver moyennant un effort de jeu. Alors que s’il y avait 40 fins différentes, le livre se contenterait de raconter 40 histoires différentes, sans créer de challenge pour le lectorat, et sans doute aussi en nuisant à la sensation de réalité virtuelle.
C’est un choix de design similaire qui a été fait par le studio Tell Tales avec le point and click The Walking Dead ou encore le film interactif Heavy Rain qui ne sont pas réputés pour la diversité des issues possibles. On peut supposer que les Walking Dead suivent une arborescence en réseau pour les mêmes raisons que précitées, mais on peut aussi y voir une contrainte budgétaire : multiplier les issues possibles a un coût certain en terme de temps de développement, c’est mathématique. A budget et temps équivalent, un jeu vidéo qui veut allier une narration riche à une grande interactivité devrait forcément sacrifier sur la qualité des graphismes ; un choix de développement qui peut par ailleurs être tout à fait pertinent, et qui semble avoir été pris par la série des « romans interactifs » Choice of Game.
Pour aller plus loin :
Christophe Dang Ngoc Chan – Les livres-jeux, un engagement à créativité limitée ?, conférence au Colloque « Jeux de rôles : engagements et résistances », 2017
Et si… l’interactivité et la narration étaient la même chose ?
Tout bien considéré, ces réflexions sur les antagonismes et les synergies entre interactivité et narration m’emmènent à penser que l’on parle peut-être des deux faces d’une même monnaie. Au final, la question revient surtout à se dire : « Qu’est-ce qu’il est intéressant que le personnage fasse ? Quelle réaction intéressante peut avoir l’univers de jeu ? »
Cette approche « narration = interaction » me semble conduire à un délaissement des intrigues classiquement pré-construites pour concentrer sa préparation, son design en quelque sorte, sur d’autres aspects qui vont justement engendrer de fertiles boucles interactivité-narration. Le graal de cette approche me semble être une juste combinaison entre génération aléatoire de contenu et règles logico-dramatiques qui régentent les interactions.
Gianni Radori, dans son indémodable Grammaire de l’imagination, nous rappelait à juste titre ces trois lois de la programmatique : RMI. Un programme, c’est un ensemble de règles (R), un ensemble d’éléments qui peuvent être combinés via ces règles (M), et l’intuition des utilisateurtrices sur quels éléments combiner avec quelles règles (I). C’est dans l’intuition que réside toute la puissance de nos expériences ludonarratives. Aux game designers de voir s’ils laissent cette intuition entièrement entre les mains du public ou s’ils préfèrent la guider pour leur bien.
(Merci à Alban Paladin pour la relecture !)
Au moins, je resterai célèbre dans l’histoire du JDR par mes punchlines à deux balles (suisses). 🙂
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Mais ô combien vraies en matière de game design ! 🙂
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