[Le JDR, champ d’expression 1/4] Les trois auteurs de la partie de jeu de rôle

Le jeu de rôle, champ d’expression.

Partie 1 : les trois auteurs de la partie de la jeu de rôle

La série « Le jeu de rôle, champ d’expression » a été publiée au départ dans le magazine JDR Mag. Un an après la publication du dernier épisode, j’ai l’autorisation de les rediffuser sur mon blog. Nous sommes donc partis pour 4 articles sur la façon que nous avons de nous exprimer à travers le jeu de rôle.

(temps de lecture : 7 minutes)

Le jeu de rôle est-il un art ? Le débat reste ouvert. Ce qui paraît en revanche indubitable, c’est qu’il s’agit d’un espace de créativité. Un champ d’expression. Les joueuses peuvent y faire connaître leur vision du monde, leurs sentiments et préoccupations, leur mode de connaissance et d’action, leurs opinions, leur patte artistique, leur avis sur la fiction rôliste ou le media rôliste même…

Cette série d’articles sur le jeu de rôle en tant que champ d’expression dresse un portrait de ces modes de communication et propose un chemin vers une synergie d’expression.

Ce premier article pose les bases. Il rappelle qu’une partie de jeu de rôle est l’œuvre de trois auteurs différents qui s’expriment à des moments donnés : l’auteur de la base, le MJ et les joueuses (individuellement ou en tant que groupe). Il explique aussi comment ces trois auteurs se coordonnent pour aboutir à une expression collective.

source photo : Kreg Steppe, cc-by-sa, sur flickr

Il se poursuivra par les trois articles suivants :

// Espaces et modes d’expression en JDR ;

// Priorités d’expression, émergence et consensus en JDR ;

// L’expression en JDR : mettre de l’huile dans les rouages.

Les trois auteurs

Trois entités s’expriment en jeu de rôle : l’auteur de la base, le MJ, les joueuses.

Les auteurs de la base

Est auteur qui a participé à la base de jeu de rôle. La base rassemble toutes ces voix (1) :

// tests ;

// écriture rôliste (littéraire ou mécanique ; univers, règles ou conseils) ;

// traduction ;

// illustrations ;

// maquettage ;

// correction ;

// fabrication du livre ;

// bande-son…

Une base exprime :

– des intentions narratives et ludiques ;

– Des ferments d’aventure.

Les auteurs invitent et aident MJ et joueuses à créer des parties qui ressemblent à ce qu’ils ont en tête. Ils évitent :

// de concevoir l’aventure finale dans ses moindres détails ;

// d’imposer frontalement la vision du monde, la morale ou l’esthétique à laquelle l’aventure obéit.

La philosophie du jeu est à la rencontre entre le gameplay offert par la base et l’expression du MJ et des joueuses. Les auteurs de la base sont contributeurs et facilitateurs de la conversation rôliste. (2)

Le MJ

Dans les jeux à MJ unique, la partie fonctionne avec une asymétrie d’expression : le MJ interprète le décor et les figurants, les autres joueuses interprètent leurs personnages.

Les choses sont plus mélangées dans les jeux à MJ multiples, à MJ tournant ou sans MJ.

Selon les règles de la base, son bon vouloir ou les attentes de la table, le MJ s’exprime :

// en amont de la partie s’il prépare un scénario ;

//pendant la partie quand il anime la séance et interprète décors et figurants.

Le groupe de joueuses

Face au MJ, le groupe de joueuses. Il s’exprime :

// En amont de la partie en négociant avec le MJ un contrat social (3) (quel jour se réunir, quel genre d’aventure jouer, comment traiter les thèmes chocs…) ainsi que l’identité et l’objectif du groupe de personnages ;

// En cours de partie quand le groupe prend une décision collective. C’est une négociation entre joueuses, avec parfois l’arbitrage des règles ou du MJ ;

// En debriefing pour transmettre impressions et attentes ;

La joueuse

Quant à la joueuse, son champ d’expression se concentre sur le roleplay (4) : elle interprète la volonté de son personnage et parfois aussi (5) :

// ses propriétés : apparence, tempérament, possessions, attaches, ennemis ;

// son passé : le background écrit à l’avance, les détails rajoutés en cours de jeu ;

// son futur : Tenga ou Sur les Frontières demandent de planifier un destin probable du personnage. Odysséa propose à la joueuse de figer une partie de l’avenir du personnage lors de scènes de flashforwards ;

// sa vision du monde. Si le personnage raconte une rumeur sur la contrée voisine, celle-ci est considérée comme vraie ;

// certains décors : refuges et lieux de vie du personnage ;

// certains figurants : serviteurs et compagnons du personnage ;

// sa perception du monde. Dans Dragonfly Motel, quand un personnage rentre dans une chambre, sa joueuse peut décrire tout ce que le personnage y voit ;

// plusieurs personnages d’envergure équivalente (des clones de Paranoïa aux mages d’Ars Magica).

Le jeu a aussi un contrôle sur les personnages. Il prescrit :

// le type de personnages à incarner (il n’y a pas d’elfe dans Talis Lanta) ;

// les archétypes ou classes de personnages (il n’y a pas de voleur dans Donjons & Dragons première édition) ;

// des codes de conduite et des tabous (il est interdit de tuer dans Teocali).

Le MJ peut imposer :

// des codes de style : Un maître jedi ne prendra jamais la fuite devant un seul storm trooper ;

// des personnages pré-tirés ;

// un personnage complice du scénario (le MJ demande à une joueuse d’incarner un infiltré qui devra trahir l’équipe à un moment crucial).

Le MJ peut aussi raconter ce qui arrive au personnage :

// en cas d’échec aux dés ;

// lors d’une perte de contrôle (folie, attaque chimique, psychique ou sociale) ;

// lors d’une cinématique (le flashback d’un interné dans Patient 13) ;

// pour mettre en scène le savoir d’un personnage inaccessible à la joueuse. Ainsi, le MJ détaille ce que raconte un barde sur un jet de Diplomatie réussi dans Donjons & Dragons 3.5.

Les autres joueuses aussi peuvent influer sur le personnage :

// dans Panty Explosion, la joueuse de la meilleure amie d’un personnage décrit ce qui se passe en cas de réussite au dé, celle de son ennemie jurée décrit ce qui se passe en cas d’échec ;

// dans Wraith, chaque joueuse joue à la fois son spectre et l’ombre d’un autre ;

// dans Les Masques-Tombes d’Olinmar, chaque personnage tire son pouvoir d’un esprit (incarné par une autre joueuse) qui tente de son côté de le manipuler ;

// dans Mantra, les personnages peuvent se posséder les uns des autres.

L’expression de la joueuse se confond souvent avec ses choix : les choix du personnage et les choix pris pour le personnage. (6)

Dans les jeux sans MJ, la joueuse est invitée à prendre en main intrigue, décor et figurants en plus de son personnage.

Il y a un risque que la joueuse s’ennuie à interpréter la propre adversité de son personnage (7) ou cela peut casser son immersion dans le personnage. À moins qu’elle trouve son plaisir dans la co-construction de l’aventure ou l’immersion dans l’univers (8) : ainsi dans les jeux de rôles par mail ou par forum, souvent pratiqués sans MJ. Si les goûts des joueuses leur dictent d’éviter d’incarner la propre adversité de leurs personnages, des solutions sont possibles :

// chaque joueuse peut se replier sur son personnage, laissant le décor et les figurants aux autres ;

// les joueuses peuvent aussi se concerter pour incarner l’adversité qui s’oppose à un autre personnage, comme on ferait dans un jeu à MJ tournant ;

// ou le jeu peut se résumer aux personnages. Décor et figurants ne sont que leurs extensions abstraites, les enjeux se concentrent sur les relations entre les personnages : les joueuses utilisent leurs personnages comme adversaires ou adjuvants des autres personnages.

Il arrive que la joueuse s’abstienne de s’exprimer.

Quand une débutante arrive à une table, il arrive qu’elle demande à juste regarder. On peut lui rappeler qu’elle a le droit de commenter, et poser une feuille de personnage vierge devant elle, au cas où. Au départ, la personne est seulement spectatrice, mais si elle se sent en confiance, elle peut ensuite commenter, et par la suite créer puis interpréter son personnage.

Comment les trois auteurs marient leur expression

L’expression rôliste est chorale : elle mélange envies individuelles et consensus commun.

Les trois auteurs peuvent se confondre :

+ Le MJ peut être l’auteur de la base (écrite ou non).

+ Le groupe de joueuses et le MJ peuvent modifier la base, par exemple en rajoutant des hommes-canards dans le monde de La Légende des Cinq Anneaux (ne faites pas ça sans entraînement).

+ Dans les jeux à MJ tournant, les joueuses sont MJ en plus d’interpréter leur personnage.

+ Le MJ peut intervenir sur les décisions du groupe de joueuses, par exemple en interdisant aux joueuses de former un groupe de pillards.

+ L’interprétation des personnages, du décor ou des figurants sont souvent mutualisés entre plusieurs personnes.

+ Les joueuses peuvent intervenir sur le choix du scénario, par exemple si elles achètent un Adventure Path à leur MJ de Pathfinder.

Les auteurs de bases prescrivent ou invitent à exprimer certaines choses, MJ et joueuses assimilent la base et se l’approprient pour verbaliser l’aventure (9). Difficile de trier entre la création individuelle et de la création partagée (10). La création individuelle se résume à ce qui se passe dans la tête de chacun des trois auteurs, les visions, exemples, nouvelles, spéculations, introspections, anticipations et rêveries. Une fois que c’est partagé avec la table, cela entre dans le creuset de l’expression collective.

Conclusion

Une partie de jeu de rôle est le fruit de l’expression de trois auteurs différents : le(s) auteur(s) de la base, le MJ (s’il existe) et les joueuses. Qu’il s’agisse d’un donjon ultra-tactique ou d’un drame familial, une partie de jeu de rôle est toujours une œuvre chorale.

Cela sonne comme une évidence, mais c’est enthousiasmant de se le répéter. Quelle que soit la contribution que nous ayons apportée à la partie de jeu de rôle, qu’il s’agisse d’une illustration dans un livre de base, d’un conseil de jeu ou d’une tirade roleplay, nous faisons partie d’un collectif d’auteurs et nous nous exprimons. Même le choix du papier opéré par l’éditeur ou le moindre lancer de dé durant la partie sont des actes d’expression. Nous fabriquons du sens ensemble alors que nous sommes parfois séparés dans l’espace (qu’il s’agisse de notre équipe répartie aux quatre coins du monde lors d’une partie en ligne) et dans le temps (qu’il s’agisse de la personne qui a consigné un univers ou une mécanique de résolution dans un livre).

Chaque fragment d’expression est crucial et porte l’ensemble. Chaque moment d’expression nous offre l’occasion d’être sincère, de faire parler la poudre et l’imaginaire.

Ce constat est le préambule nécessaire pour aborder dans les prochains articles ce qui fait le cœur de l’expression rôliste : détailler les moyens d’expression, comprendre comment l’équipe s’accorde sur ses priorités d’expression en produisant une aventure fruit de l’émergence et du consensus, et enfin comment utiliser ces notions pour avoir l’expression la plus fluide et la plus authentique possible dans ce petit carré de liberté au sein d’un collectif qu’est une partie de jeu de rôle.

Références

(1) Anne Richard-Davoust : Comment penser la notion d’auteur dans le JDR ?

(2) Grégory Pogorzelski : C’est quoi un jeu de rôle ?

(3) Fredéric Sintes : Un contrat social sain

(4) Coralie David : Le roleplay, finalement qu’est-ce que c’est ?

(5) Thomas Munier : Les portes de l’incarnation

(6) Fredéric Sintes : Question de choix

(7) Frédéric Sintes : Centraliser ou partager l’adversité

(8) Eugénie : Concéder 1

(9) Romaric Briand : Le Maelstrom (article paru dans le recueil éponyme)

(10) Eugénie : Les Propositions 1

3 commentaires sur “[Le JDR, champ d’expression 1/4] Les trois auteurs de la partie de jeu de rôle

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