En tant que MJ ou joueuse, vous avez toujours rêvé d’avoir un flow libéré, fluide et audacieux ? Ces techniques ultimes de ninja du roleplay sont faites pour vous !
Et vous, comment faites-vous pour vous faire bien comprendre de vos petits camarades même dans vos propositions les plus audacieuses ?
(temps de lecture : 7 minutes)
Liste des articles de la série « Le jeu de rôle, champ d’expression » :
// Les trois auteurs de la partie de jeu de rôle ;
// Espaces et modes d’expression en JDR ;
// Priorités d’expression, émergence et consensus en JDR ;
// L’expression en JDR : mettre de l’huile dans les rouages.
Introduction
Les trois premiers articles de cette série nous ont montré qu’une partie de jeu de rôle est l’œuvre chorale de trois auteurs (créateur de la base, MJ, joueuses), qu’elle constitue un espace d’expression privilégié et qu’elle est rendue possible par des méthodes de coordination basées sur le collectif, dans le but d’obtenir un consensus entre préparation, improvisation et jeu intérieur de chacun et chacune.
Une fois que ces techniques de base sont maîtrisées, il est permis d’aborder des techniques d’expression avancées, pour des parties plus audacieuses et engageantes. Elles se constituent en trois volets :
+ Mettre de l’huile dans les rouages ;
+ Maîtriser les différents contenus ;
+ Savoir amener une fin satisfaisante.
Mettre de l’huile dans les rouages
Quels modes d’expression employer, comment jongler entre émergence et consensus pour permettre que la table soit satisfaite de l’aventure qu’elle produit ?
La bonne information au bon moment
Savoir se faire comprendre. Une proposition bien expliquée a plus de chances d’être validée si elle rencontre les objectifs de la table ou d’être refusée avec sérénité dans le cas contraire.
Savoir formuler ses attentes durant la partie. On peut formuler des attentes vagues comme « Je veux qu’on joue héroïque. » ou être plus précis : « Je refuse que mon personnage meure, soit ridiculisé ou échoue à des actions triviales. »
Apporter l’information suffisante permet aux autres joueuses de s’exprimer en cohérence. Dans les jeux à univers prescrit, les MJ s’arrangent pour expliquer l’univers aux joueuses ni trop tôt (sinon les joueuses sont saturées), ni trop tard (sinon les joueuses manquent de contexte pour faire les meilleurs choix).
On peut créer l’ensemble du contexte avec les joueuses :
+ À la volée en cours de jeu ;
+ Ou lors d’une session zéro ;
+ Ou par assemblage des historiques de chaque personnage.
On peut limiter l’information nécessaire en adoptant des contextes familiers par rapport à la vie réelle des joueuses (jouer ici et maintenant) ou à leurs références culturelles (jouer dans l’univers d’une licence connue).
Réguler l’expression
Trop de liberté d’expression et la joueuse peut se retrouver paralysée. Àla table de lui faire des suggestions.
Et si elle est submergée sous les idées, cela nécessite encore une médiation du groupe. Ainsi, cette joueuse qui élabore des plans très longs, à laquelle on doit opposer un chronomètre. Ou encore cette joueuse qui commence une action pour partir sur une nouvelle dès qu’une information supplémentaire arrive, à qui on doit imposer le mot d’ordre : « Pièce touchée, pièce jouée : qui commence une action, la termine. »
La confiance
S’exprimer en jeu de rôle, c’est faire des choix. Être satisfait de ces choix dépend de l’information préalable :
+ Choix informés (la joueuse a une idée des conséquences possibles des actes de son personnage).
+ Teneur de l’échec annoncée avant le lancer de dés.
+ Badges de MJ (1) qui renseignent sur le style de maîtrise.
+ Historique commun de la table.
On acceptera davantage de faire un choix non informé si on a confiance en son vis-à-vis. L’expression sera facilitée si on installe une relation de confiance :
+ Par l’instauration d’un contrat de table.
+ Par un temps passé ensemble pour mieux se connaître (a minima une présentation de chacun).
+ Par une heureuse rencontre de joueuses complémentaires.
+ Au fil des parties, avec une montée progressive des défis.
+ Par les renégociations en cours de partie.
+ Par les échanges à la fin des parties (2). On peut adorer ses parties d’un jeu parce qu’on garde un bon souvenir de l’aventure tout ayant un un regard critique sur les règles bizarres. Pour limiter les biais et les pressions sociales, on alternera entre échanges individuels et groupés, à chaud et à froid. On recherche le biais émotionnel parce qu’on pratique des jeux pour provoquer des émotions. Mais les retours distanciés apportent autre chose.
Choix en conscience et confiance entraînent une complicité au sein du groupe qui va fluidifier la partie. Le groupe entre en osmose (3), il se régule tacitement ou explicitement pour arriver à une aventure qui convient à tout le monde. Cela fonctionne mieux si au sein du groupe, chacun connaît bien les rôles de chacun.
Quatre types d’osmoses :
+ esprit de match (jeu de rôle tactique).
+ sens du drame (jeu de rôle moral).
+ connivence (jeu de rôle social).
+ harmonie (jeu de rôle esthétique).
Le groupe peut faire entrer le créateur de la base de jeu dans cette osmose en épousant les intentions de son jeu. (4), ou faire le deuil de sa présence à la table et jouer en souplesse ; privilégier l’osmose au strict respect des règles (5). Les jeux modulaires, évocateurs ou sous forme de textes à trous sont rédigés dans cet esprit.
Les contenus d’expression
Comment se construit l’expression rôliste ?
Exprimer l’ineffable
L’expression rôliste présente deux défis : on veut synchroniser une réalité virtuelle intime en mouvement avec celle des autres joueuses, et parfois on veut aussi transmettre l’intransmissible :
+ Décrire le grand Cthulhu en faisant comprendre qu’il est indescriptible.
+ Faire passer les nuances d’une langue extraterrestre hypertextuelle à Mindjammer.
+ Informer sur la position et l’attitude de son personnage dans l’espace-temps imaginaire partagé…
C’est le défi de la communication rôliste, entre l’imprécision, l’ineffable et les concessions mutuelles. Chaque table le résout à coup de référentiel commun, de langage cross-media et d’essais-erreurs. L’aventure rôliste est un croquis, on se contredit et on se corrige en permanence.
Parfois, on fait son beurre de cette réalité virtuelle imparfaite et contradictoire. Quand on s’abstient de chercher une cohérence et une explication à ce qui se passe, qu’on se délecte des contradictions plutôt que de les réparer, on accède au monde étrange du jeu en vertige logique.
L’expression, travail d’équipe
Certaines personnes jouent avec un programme : scénario pour le MJ ou projets de scènes à roleplayer pour la joueuse.
Les programmes des unes et des autres sont des pivots de l’expression commune, parce que d’autres joueuses jouent au service, c’est-à-dire qu’elles improvisent en réaction et en correspondance avec ce qu’amènent les programmatrices, ainsi quand :
+ Le MJ rebondit sur les actions des personnages ou se comporte comme s’il était le plus grand fan des personnages ;
+ Les joueuses jouent des personnages-rebonds, qui réagissent au roleplay de celles qui ont programmé leurs personnages ;
+ Les joueuses identifient la trame du scénario et s’attachent à l’explorer ;
+ On épouse les contraintes du jeu pour tirer le meilleur de ses libertés.
Même la joueuse la plus programmatrice doit accepter que l’aventure se fera à plusieurs. Et même la joueuse la plus discrète se verra appelée à s’exprimer. L’émergence et le consensus passent par une distribution des rôles et des expressions qui se répondent, distribution qui sera mieux acceptée si elle est justifiée par l’aventure : une joueuse trouvera normal d’incarner les servants de son personnage et plus étrange d’incarner d’autres figurants ; une autre trouvera normal de n’avoir aucun droit de regard sur son passé si elle joue un personnage amnésique.
Tout doit être mis en contexte : il faut coordonner la distribution des expressions aux tensions narratives et ludiques recherchées dans l’aventure.
La joueuse experte tranche les litiges techniques, valide et complète ce qui a trait au domaine où la table lui reconnaît une expertise. Qu’elle se trompe est sans gravité, tant que son leadership permet le consensus.
Autre plateforme d’expression, la feuille de personnage :
+ Elle indique à la joueuse l’étendue de son champ d’expression ;
+ Elle lui permet d’indiquer ses attentes au MJ : si l’on crée un personnage guerrier, on demande de la bagarre ; si l’on crée un personnage amoureux, on demande de la romance…
Voir l’expression comme un travail d’équipe, c’est veiller à une égalité des temps de parole. Plusieurs techniques :
+ Poser la fameuse question : « Que faites-vous ? » ;
+ Pratiquer l’écoute active ;
+ Alterner des monologues de joueuses ;
+ Alterner des scènes centrées sur un personnage, de façon formalisée (tours visibles) ou discrète (tours invisibles) ;
+ Proposer des archétypes aux fonctions complémentaires. Ils assurent un moment de gloire à chaque personnage ;
+ Minuter les temps de parole ;
+ Découper l’action en rounds ;
+ Permettre aux joueuses de couper la parole au MJ…
On peut aussi se soucier d’équité. On permet alors aux joueuses timides de s’exprimer moins que les autres, ou dans des conditions facilitées, en leur accordant de décaler ou de préparer leur quart d’heure de gloire.
Si la régulation des temps de parole est vécue comme contre-immersive, on demande aux joueuses de s’auto-réguler. Et on rediscute de tout cela en debriefing.
S’exprimer, c’est conclure
Pour orienter l’expression dans une direction donnée, les jeux donnent des récompenses explicites ou discrètes. C’est vertueux si les joueuses acceptent cette direction et aiment être guidées.
Pour autant, la meilleure récompense à l’expression, c’est davantage d’expression :
+ Par des récompenses internes à l’aventure ;
Un personnage se voit confier de nouveaux pouvoirs, de nouvelles attaches, de nouvelles responsabilités, de nouveaux enjeux…
+ Une évolution de la trame narrative.
Un cycle d’échecs, de réussites, de punitions et de récompenses dessinera la grandeur et la décadence d’un personnage.
On peut récompenser l’expression par un contrôle accru sur la narration, ce qui élargit le champ d’expression de la joueuse. Ou on peut l’intensifier. Peut-être qu’une joueuse préférera garder un seul personnage principal mais le voir gagner en étoffe, plutôt que de se voir confier l’incarnation de nombreux servants associés à ce personnage principal.
Une autre récompense à l’expression, c’est le sens. L’aventure de jeu de rôle est une expérience narrative : on lui cherche un sens. Le sens peut être une récompense planifiée ou émerger de l’aventure, en élégance.
Chaque groupe trouvera un sens différent à l’aventure en fonction de son profil. L’analyse tactique, sociale, morale ou esthétique est une approche mais c’est loin d’être la seule.
On a plus de chances de trouver du sens à une aventure si on la termine. Faire le tour d’un sujet, au moins pour un temps, dans les limites qu’on s’était fixées. Plutôt que d’interrompre une partie abruptement, ce serait une politesse rôliste de terminer la partie sur une conclusion, fut-ce-t-elle une fin précipitée (6), un suspense irrésolu, ou un panneau à suivre…
Il y a tension entre la conclusion – respiration porteuse de sens- et la fin irréversible.
Quand une campagne s’achève par la destruction du monde ou des personnages, le canal d’expression est coupé, d’où la déception de certaines joueuses. Recommencer une nouvelle campagne avec un jeu ou un personnage différent n’aura jamais la même saveur.
La peur de la fin irréversible explique que certaines tables pratiquent l’histoire sans fin ou l’immortalité des personnages.
Conclusion
Fanfiction à plusieurs, jeu de société de parole et de papier ou réalité virtuelle, le jeu de rôle est le fruit de l’expression de ses trois auteurs : auteur de la base, MJ et joueuses. Il fait cohabiter leurs paroles au sein d’un espace imaginaire partagé, au moins par illusion. Par des techniques de jeu et de conversation, ces trois auteurs arrivent à s’exprimer en complicité, pour vivre ensemble une aventure à la fois intense par sa finitude et profonde par sa persistance.
Références
(1) Lorc’s et VirtuJDR : Badges de MJ
(2) Macalys : Débriefer après un jeu de rôle
(3) Thomas Munier : Podcast Outsider N°15 : Game Design Jeu de rôle : Les Osmoses de Groupe
(4) Ron Edwards : Le système EST important
(5) Brent Dedeaux : Old School : 10 principes
(6) Thomas Munier : La gestion du rythme et du temps
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