Je veux que vos parties soient meilleures que les miennes

Pendant longtemps, j’ai craint d’être considéré comme un MJ-jeu.

Cette expression « MJ-jeu », je la dois à Arjuna Khan. Si vous ne connaissez pas le terme, vous avez en revanche sûrement une idée de ce qu’il désigne. Vous savez, ce meneur de jeu qui va de conventions en conventions avec son univers maison. Clairement, on joue de super parties avec lui, mais on a le sentiment que ce serait impossible de jouer à son univers sans lui. Même à supposer que ce MJ-jeu fournisse des documents pour guider, on se dit qu’il est impossible de reproduire avec le guide une expérience aussi satisfaisante que lorsque c’est le MJ-jeu qui nous anime.

Cette impression, elle m’a été confirmée à plusieurs reprises par des personnes qui me l’ont dit a peu près dans ces termes.

James Kerwin Photographic, cc-by-nc, sur flickr.com

Cette étiquette de MJ-jeu, je peux la trouver légitime à bien des égards, et que c’est OK d’être un MJ-jeu et que la rencontre avec des MJ-jeux est toujours fascinante.

En revanche, en tant que créateur de guide (des guides d’univers et des jeux), je ne souhaite vraiment pas être un MJ-Jeu. J’ai pu l’être à une époque, et je le suis toujours d’une certaine manière, attendu que mon univers fétiche, la forêt de Millevaux, est toujours en chantier, et que si j’ai déjà publié un certain nombre de guides et de jeux, vous pouvez vous retrouver à jouer avec moi avec du matériel qui est toujours inédit.

Pour autant, comprenez que mon objectif, c’est d’être le moins MJ-jeu possible. Ce que je constate auprès des joueuses que je fréquente, c’est qu’elles ne jouent pas forcément à Millevaux quand je ne suis pas là pour animer. Elles se disent : « A quoi bon s’embêter ? Autant jouer avec l’auteur puisque j’en ai la possibilité ». Croyez bien que cela me chagrine, car si j’ai toujours plaisir à rejouer avec les mêmes personnes, ou à faire découvrir mon univers à de nouvelles, je veux aussi que cet univers vive sans moi. D’autant plus que ces personnes-ci vont finalement beaucoup moins jouer à Millevaux que si elles cessaient de compter sur moi : ni elles ni moi ne peuvent se couper en deux et par conséquent, compter sur moi pour leur animer du Millevaux, c’est multiplier le risque d’occasions manquées.

J’attache une grande importance à la transmission et à l’accessibilité, dans la mesure de mes moyens d’amateur. Donc mes jeux et mes guides sont faits pour vous transmettre le plus de matériel possible, le mieux possible et si j’ai découpé mon offre en plusieurs guides et en plusieurs jeux, si j’ai agrémenté le tout de comptes-rendus de parties, de parties enregistrées, et d’autres bonus, c’est pour adapter ma transmission aux attentes de chacun et chacune, pour permettre à chacun et chacune d’avoir une approche personnalisée de Millevaux.

Cela, c’est un peu du system does matter de base. Je produis des systèmes qui vous garantissent une expérience fidèle à ce que je peux proposer.

Mais en réalité, j’espère aller beaucoup plus loin dans ma proposition.

Je ne veux pas que vos parties sans moi soient aussi satisfaisantes que les miennes. Je veux qu’elles soient meilleures.

Car les parties que j’anime ne sont pas si ouf que ça, en réalité.

J’ai rédigé pour le Frankenzine un article qui s’appelle « le jeu de rôle se conjugue à l’imparfait » et en relecture, on m’a demandé de préciser ce que voulait bien signifier « une partie satisfaisante ». Manquant de temps pour refaire la maquette de l’article, je vais me rattrapper ici.

Voici les différents critères qui pourraient nous faire dire qu’une partie est satisfaisante :

  • La partie a donné un bon aperçu de l’univers (critère esthétique)
  • La sécurité émotionnelle a été respectée (critère social)
  • L’histoire était mémorable (critère esthétique)
  • La partie a permis de se faire une idée des mécaniques de jeu (critère mécanique)
  • La partie a été représentative de la focale choisie par le jeu (qui peut être une focale tactique, morale, esthétique ou même sociale ; un jeu ambitieux peut avoir plusieurs focales principales) ou d’une sous-focale (par exemple, le vertige logique pour du jeu esthétique, ou le player skill pour du jeu tactique).

Cela, ce sont les critères que je m’attache à satisfaire quand j’anime une partie de Millevaux. Parce que je suppose que ce sont les attentes principales des personnes qui viennent jouer avec moi, l’auteur.

Mais on peut dégager d’autres critères de satisfaction :

  • Les personnes passent un bon moment convivial ensemble (critère social).
  • Les personnes ont l’occasion de conforter leur amitié ou d’en nouer de nouvelles (critère social).
  • Les personnes ont l’occasion de rivaliser de talent / coopérer avec talent (critère social).
  • Chaque personne dispose d’un temps de parole qui lui convient (critère social).
  • Le jeu prend suffisamment son temps pour qu’on ait le temps de digérer les notions, d’installer une ambiance ou de prendre des décisions informées (rythmique)
  • Les personnes sont bien préparées ou entraînées.
  • Le cadre est immersif : décor, visuels, musique, costumes… (critère esthétique)
  • Les personnes ont une belle marge d’interactivité, d’intercréativité et d’interprétation.
  • Les personnes peuvent s’approprier le jeu ou l’univers.

Et bien, je préfère vous dire que si vous jouez avec moi, il y a de fortes chances qu’on manque l’opportunité de travailler sur ces critères.

Même mes critères prioritaires ne sont pas forcément atteints alors même que j’essaye, donc autant vous dire que ces critères secondaires ne vont être satisfaits que par un heureux hasard ou une focalisation exceptionnelle.

Autrement dit, mes parties sont un peu pourries, ou en tout cas elles sont loin d’être aussi bonnes que si je les réalisais dans des conditions optimales, conditions optimales qu’il vous sera en revanche possible de reproduire sans moi.

Thomas Hawk, cc-by-nc, sur flickr.com 

Je m’explique. Mon programme annuel de démonstrations ressemble fort à un marathon. Je vole de conventions en événements privés, en passant par des parties en ligne, pour présenter Millevaux à un maximum de personnes et tester un maximum d’idées en gestation. De ce fonctionnement découle un certain nombre de contraintes :

  • Plutôt que de donner une vue d’ensemble de l’univers, je focalise sur quelques points qui m’intéressent sur le moment.
  • Mon programme étant chargé, mes parties sont courtes. Elles durent trois heures quand la durée optimale aurait été six, et durent une demi-heure quand la durée optimales aurait été une heure. De ceci découle, malgré mes préoccupations, un certain nombre de manquements : manquements à la sécurité émotionnelle (l’écoute n’est pas aussi bonne qu’elle ne pourrait l’être), rognage du temps de parole des autres personnes…
  • Si je m’attache à permettre des histoires mémorables, le résultat est loin d’être assuré, parce que cet objectif peut être parasité par d’autres choses (démonstration d’une mécanique…) et parce qu’à ma table nous sommes entre personnes qui se connaissent mal et vont donc peiner à s’harmoniser.
  • Vous avez une démonstration des mécaniques de jeu, mais il s’agit rarement des mécaniques définitives. En effet, mes parties comportent presque toujours une dimension de test, et quand j’anime des parties avec les mécaniques officielles et publiées, j’ai toujours une autre contrainte qui complique les choses (jouer en anglais, jouer pour produire un actual play, tester un scénario ou un défi créatif…)
  • Vous avez une démonstration de la focale du jeu, à condition qu’elle soit déjà arrêtée et que l’état de développement des mécaniques le permette, et à condition qu’on ne soit pas dans une expérimentation hors-cadre (transposition de jeux tiers dans l’univers de Millevaux, tests d’un jeu Millevaux en en détournant la proposition…). Mais rien ne vous garantit que cette focale va correspondre à ce que vous recherchiez dans l’univers de Millevaux, tant mes jeux ont une ambiance différente de l’un à l’autre.
  • Mes parties sont un melting pot de personnes qui ne se connaissent pas forcément bien. Et quand bien même elles se connaîtraient bien, alors c’est moi que vous ne connaissez pas bien, car je ne me pose jamais longtemps au sein d’un même groupe. Difficile de retrouver votre convivialité habituelle.
  • Peut-être que vous renforcerez des amitiés pendant la partie, mais c’est un objectif clairement secondaire : je risque de trop vous concentrer sur le jeu pour que vous y parveniez. Et croyez-moi, le fait de vous demander en fin de partie un débriefing où vous allez expliquer tout ce qui n’allait pas, ne va pas vous aider à garder un bon souvenir de la séance. (je suis d’ailleurs désormais parti sur des débriefings plus bienveillants, certes moins efficace pour faire progresser mon game design, mais plus humains).
  • Ne croyez pas que vous aurez vraiment l’occasion de vous approprier le jeu ou l’univers, d’exprimer votre talent, d’avoir de l’interactivité/intercréativité/interprétation ou juste avoir le temps de parole qu’il vous faut : c’est moi qui vais bouffer tout le jeu. Je suis là pour présenter mon travail et mes concepts, et ça va être chronophage.
  • L’équipe de jeu ne sera ni bien entraînée ni bien préparée, puisque vous êtes là pour découvrir. Pour tout vous dire, moi non plus je ne serai ni bien entraîné ni bien préparé. Car je change trop souvent de jeu ou de proposition pour ça. Les choses se font all’improvoso et les mécaniques sont modifiées au pied levé.
  • Pour l’immersion, vous repasserez également. Je voyage le plus léger possible, donc au mieux vous aurez des feuilles mortes sur votre table et une bande-son si par hasard quelqu’un a bien pu prêter sa connexion internet. Les feuilles de personnages sont brouillon et même en GN l’effort de costume est minimal. Au pire, ce sera juste vous et moi sur un coin de table dans un gymnase bruyant ou frigorifié.
  • L’attitude de certaines personnes sera biaisée par la présence de l’auteur. Elles peuvent se mettre en position de consommation ou se fixer des attentes anormalement élevées, deux facteurs qui nuisent à la fois à la qualité de leur jeu et de leur ressenti.

Je ne veux pas dire que toutes mes parties sont ratées. Certaines sont même absolument magiques, de mon point de vue ou de l’aveu des personnes qui ont participé.

Mais il y a beaucoup de plantages. C’est en partie dû à des problèmes d’organisation (il faudrait que je joue beaucoup moins pour optimiser la qualité de chaque partie, ou que je ne joue qu’avec des mécaniques éprouvées), mais c’est surtout voulu : mon boulot c’est d’échouer pour que vous réussissiez.

Mon boulot c’est de réussir, bon gré mal gré à obtenir des parties cool dans des mauvaises conditions.

Parce que si mes guides et mes jeux tournent bien sur terrain lourd, alors chez vous, si vous réunissez les conditions optimales, vous pourrez avoir des séances vraiment chouettes.

Je ne veux pas essentialiser ce que ce sont des conditions optimales, car après tout cela reste subjectif, mais on peut supposer que pour la plupart, si vous jouez entre personnes qui s’apprécient ou ont des intérêts ludiques convergents, si vous jouez dans un endroit approprié où on ne viendra pas vous déranger, si vous prenez le temps qui est nécessaire, si vous vous préparez et si vous vous entraînez, si vous sélectionner le jeu et le guide qui correspond le mieux à vos attentes, dans sa forme stable et non sa forme brouillon, alors oui vous mettez toutes les chances de vos côtés pour que vos parties soient agréables, et même carrément meilleures qu’une partie animée par moi.

Mon rôle, c’est d’accompagner la réalisation de ces conditions optimales par le design. Je suis impressionné par le travail d’Avery Alder, dans le jeu de rôle Dream Askew, qui décrit beaucoup le dispositif autour de la partie de jeu de rôle, comment acceuillir au mieux les personnes… Elle va jusqu’à donner des recettes de cuisine complètes qui vont avec l’ambiance du jeu.

Dans le cadre du GN Les Sentes, je tente de fournir un dispositif clefs en mains. Vous y trouverez un courrier d’invitation-type avec tous les détails logistiques pré-mâchés, il n’y a plus qu’à vous mettre d’accord. Les Sentes a aussi une ambition de design inclusif, le jeu est aménagé pour que des personnes avec des capacités de jeu et des envies de jeu très différentes puissent s’amuser ensemble.

Si les efforts de design vous permettent une expérience gratifiante (que vous soyez du genre à mettre les pieds sous la table ou à vous approprier les systèmes), alors ça vaut bien le coup que mes parties soient un peu pourries.

edit du 16/09/2019 : Je voudrais rajouter un biais quand on teste un jeu animé par son auteurice : il me semble qu’en tant que joueuse, on se montre à la fois plus bienveillante et impliquée du fait qu’on suppose les efforts accomplis par l’auteurice ainsi que ses attentes

8 commentaires sur “Je veux que vos parties soient meilleures que les miennes

  1. « ce serait impossible de jouer à son univers sans lui. »
    C’est la vrai question qui m’obsède depuis que le temps passant et la vie vieillissante, le désir de transmettre est plus forte que celle de personnellement accompagnée à refaire vivre dans mon (notre*) univers.
    Il s’est construit aussi avec les interaction de tous les joueurs au cours de ces 30 années passées

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