Corveus Arogh

CORVEUS AROGH

Quand le chasseur et le chassé, la terre et le ciel se confondent. Un solo textuel par Gyef.

temps de lecture : 9 mn

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Illustration par Gyef, libre de droits

Joué du 10 au 12/03/2022, puis le 25/04/22 et le 8-9/05/22

Le jeu : Bois-Saule, jeu de rôle solo pour vagabonder dans les ténèbres sauvages de Millevaux

L’histoire :

*
Longtemps j’ai volé, Corveus Arhog, solitaire et hautain. Ombre noire au-dessus de vos vies, couvant vos peurs de l’ombre de mes ailes. Mais aujourd’hui la mienne s’éteint, et je rejoins les miens.

Le crépuscule s’avance, et déroule déjà sa morne grisaille entre les troncs sombres, que seules des loques de brume habillent de leurs doigts spectraux et glacés. J’aperçois les ruines qui vont m’accueillir, et où drapé dans mes plumes je vais songer durant la longue nuit à ma longue vie.

Je sais que le manque m’empêchera de succomber au sommeil, et que cela aussi m’épuise et m’achève.

Cet oubli, que je sens en moi, ne peut ainsi me dévorer sans avoir un sens que je dois comprendre. Et si je ne peux seul, alors je dois retourner à la spirale du Bois de Saule, et transmettre la quête.

*
Le jour ne s’est pas levé.

Est-ce déjà la longue nuit qui commence? La faim me creuse, ai-je oublié de manger aussi ? Était-ce mon dernier jour, et ici mon dernier souffle se reposera-t-il à jamais?

Je guette l’aube en moi, mais seul le silence mort me répond.

*
Du bruit enfin, et si la nuit est encore là, Dame brune qui chante le sommeil « d’avant pour toujours », elle semble moins noire, et plus veloutée d’ombres.

Un bruit encore, des branches qui se brisent en infimes craquements, quelque chose avance au sol. Proie, j’ai si faim? Non, trop lourd malgré ses précautions.
Prédateur? S’il est au sol… Mais s’il vient à grimper?

Il me faut le jour pour voler, et le pouvoir de l’oiseau-éclipse dépend du soleil, dont je suis, nous sommes, les gouttes de nuit, messagers de la longue Dame Brune.

*
Nuit brune s’étire, s’allonge et peu à peu se désagrège, brouillée par les ombres encore blafardes qui précèdent le jour.
L’humain, car tu l’as entendu jurer à mi-voix, s’est installé à l’abri des ruines, qui surplombe même les arbres, malgré leur hauteur impossible et malsaine.

Lorsque le ciel de nuit s’estompe comme un lavis trop délavé, tu peux apercevoir l’homme qui campe plus ou moins. Il allume un feu maintenant que la nuit ne le signalera pas. Il sait, se souvient, de toutes les créatures qui, attirées par les flammes et ceux qui les ont fait naître, sont venus se repaître des malheureux qui comptaient sur sa protection.

Il porte des vêtements larges et sales, et tu vois des pièges et du matériel posé près de sa grosse besace.

FAIM !

Et l’homme mange. Faim ! Et le soleil, blafard, apparaît.

L’Oiseau-Eclipse, s’élance avec un croassement de prédicateur de fin du monde, et plonge, tourbillon de vent noir.

Le chasseur lève la tête et c’est la nuit de sa conscience.

*

Corveus est à l’intérieur, et enfin il peut se nourrir, malgré la vermine qui migre de l’homme à l’oiseau-goule.

Se nourrir est vital, et pendant qu’il mâche avec le corps de l’homme le morceau de carcasse, les souvenirs du chasseur passent en lui. Il dévore sans pouvoir s’arrêter, le corps possédé continue hors de sa volonté.

Et Corveus voit la proie avant que l’homme ne l’ait achevée dans le collet. Il voit les plumes blanches, dépecée la chair devenue rouge, carbonisée, noircie au feu.
Il mange avec les dents de l’homme, la Corax Blanche, l’unique, la bien aimée de tous, la messagère du Soleil.
Il veut s’enfuir, quitter ce corps d’emprunt, sortir de ce cauchemar d’horreur indicible. Il sait maintenant quel souvenir il fuit, et recherche tout à la fois dans son ignorance mnésique.

Le lien se dissout, le chasseur épouvanté, l’œil sanglant s’enfuit, titubant, à moitié aveuglé. Ses pas trébuchent, les ronces l’agrippent, décuplant sa frayeur et le menant vers le marais si proche maintenant.

Le Corbeau messager s’envole dans la forêt devenue folle. Les mousses et les feuilles se teintent de noir en une hideuse parodie, alors que les loups sont pendus et le chasseur chassé.

Vengeance, chasser l’homme comme un mulot géant, vengeance, la conscience revient, mais le souvenir traumatique lui s’efface à nouveau.

Et la forêt, toujours plus noire les observe, l’oiseau-chamane et son chasseur. L’oiseau de colère et sa proie, jours après nuits.
*

Nulle part est le cauchemar qui gît au fond de celui qui le fuit, et partout.

Le silence revient lentement, tandis que la tourbe des marais absorbe avec douceur tout ce qui coure, rampe, et se meut au sol, engluant les bruits peu à peu.

Entre chien et loup, alors que le vent porte l’oubli et que la forêt se fait noire mémoire, chacun cherche pitance, réconfort, ou seulement à survivre encore un jour.

.

*

Les jours se suivent, blafards sur ciel crayeux, avec la forêt toujours plus noire, et les nuits à l’unisson, ou le contraire. L’une déteignant sur l’autre, dégoulinant de végétal noir, dévorant la moindre lueur, la plus petite nuance de couleur.

Mais Corveus connaît bien le chemin. Ce souvenir est là, inaltérable, inscrit dans ses gènes. Il délaisse au passage les sentes où les empreintes indiquent encore de la vie. Renards, belettes, chacun essaie de survivre sur ce nouveau territoire qui n’a rien de vierge et tout du monstrueux.

Arogh le chasseur est toujours là lui aussi, ou bien une rémanence échappée au marais, peut-être en suivant Corveus.

Celui-ci l’a-t-il guidé pour avoir une proie à investir, oublieux de ce que l’autre est, ou bien le chasseur cherche-t-il la vengeance, son œil crevé lui gardant intact ce bout de mémoire?

Corveus-Arogh avancent tout les deux liés par le destin, et Bois-Saule sera leur destination, pour le salut de l’un et la perte de l’autre.
Mais si bien intriquées sont maintenant leurs âmes qu’ils ne peuvent plus que partager la même fin.

Commentaires de Thomas :

A. « et si la nuit est encore là, Dame brune qui chante le sommeil « d’avant pour toujours » »

J’aime bien la périphrase employée pour désigner la nuit brune.

B. C’est intéressant que le Corax absorbe les souvenirs du campeur en mangeant sa chair. Je ne crois pas que ça soit inscrit quelque part dans Bois-Saule (ou peut-être dans l’entrée de l’Almanach que tu aurais utilisée ce jour-là), ça doit être écrit à divers endroits dans le lore de Millevaux. Donc c’est très sympa que tu l’exploites, surtout avec la révélation en bout de chemin.

Gyef :

B. En fait le Corax est pour moi un Corbeau-goule. Il absorbe les souvenirs du chasseur quand il l’investit. Or l’horreur vient du fait qu’il possède le corps du chasseur pour profiter du repas de celui-ci, et qu’il découvre seulement alors ce qu’est le repas. Mais le Corax ne mange pas le chasseur. Il faudrait que je rende cela plus clair dans la suite. Merci de m’avoir signalé cela, quoique la libre interprétation de l’histoire qu’induit mon style peut être sympa aussi.

En fait je me sers des entrées mais j’interprète énormément et heureusement car je ne connais que très peu de choses sur la lore de Millevaux.

J’utilise vraiment le JDR solo comme booster de créativité, et non pas comme un rôliste normal. Mais je suis aussi un MJ quasi freeformer par ailleurs, et extrêmement permissif pour mes joueurs et leur créa.

Donc si c’est écrit quelque part c’est super, cela veut dire qu’on a une affinité de pensée dans la création et l’univers.

C. P. S. Peut-être devrais-tu, et devrais-je dans le salon aussi, mettre une note pour signaler que mes écrits ne sont pas forcément canons par rapport au lore aussi, histoire que les lecteurs ne se mélangent pas trop, non ?
Thomas Munier — Aujourd’hui à 11:30
A. Entendu !

Thomas :

C. Ah oui y’a aucun pb que tu interprètes le lore de Millevaux à ta sauce ! C’est fait pour être joué sans connaissance poussée de l’univers et en se l’appropriant

Suite de l’histoire :

25 de Péril

Le temps succédait au temps, des jours noirs comme des nuits, le violet des forêts apparaissant sur fond noir, l’encre nocturne coulant partout, dégoulinant des branches ployantes.

Il marchait depuis si longtemps entre les troncs et les branches que ses bras et ses jambes étaient devenus de bois noueux, tordus par le temps et les intempéries. Les nuits blotti dans des trous, les jours s’agrippant à l’impossible traversée de la forêt de ténèbres, où le sol spongieux ne recevait jamais un véritable rayon de lumière.
Arogh, chasseur errant, ne voyait rien autour de lui. Il sentait d’instinct son univers, faisant partie de ce tout où vie et mort, putréfaction et germination, s’enlaçaient insidieusement, irréductiblement liés, intimement mêlés en une transe morbide, érotique comme une danse macabre.

Le matin arrivait lorsqu’il avait enfin osé faire un feu à l’ombre des ruines des tours de Notre-Dame du monde perdu. Les pierres sombres commençaient à se découper sur un ciel encore hésitant. Il avait posé son barda, ramassis de rebuts recyclés pour servir d’armes, de pièges, griffes et crocs en prothèses pour une survie coûte que coûte.

Il commençait à mordre la chair coriace qui avait cuit la veille. Pas meilleur aujourd’hui, mais qu’importe, ce carburant carnivore donnerait, à son corps défendant, de quoi sustenter le sien. Dévorer la vie pour ne pas être dévoré par l’humus, où les vers attendent leur proie avec leur patience immémoriale.

***

Un battement d’aile, grives ou faucon, buse ou perdrix, qu’importe proie ou prédateur, le chasseur les consommera s’il parvient à les piéger.

Deux battements d’ailes, et un cri lugubre, sarcastique à faire frémir l’âme de mécréant du vagabond revenu de tout.

Troisième battement d’ailes, éclairs noirs, draperies coupantes comme des rasoirs, gifle de ténèbres, et sa conscience bascule.

Son corps continue de déchiqueter, et de mâcher, mais son esprit ne perçoit ni saveur, ni sensations.
À la place de son monde intérieur habituel s’entendent des croassements, des claquements de bec et d’ailes, des cris rauques lancés à travers le vide du ciel.

Arogh est comme sorti de la forêt, et lâché dans le vide au-dessus des frondaisons, très haut.
Vertige, peur, et chute brutale dans son corps en souffrance, la main se posant sur l’œil enflammé, sur la déchirure orbitale. Son corps court tandis qu’un croassement strident s’éloigne de lui.

Le lien s’est rompu, mais pas avant qu’Arogh ne lise dans l’esprit-oiseau qui a pris possession de lui, une image. Une spirale de pierres plates, immense, et des mousses, des lichens, qui l’enserrent et l’étranglent avec une douceur trompeuse.

Cette image s’incruste en lui. C’est là. Il a reconnu le lieu, et les oiseaux maudits qui le gardent.

Là est son but, et suivre l’oiseau de malheur coûte que coûte devient son obsession. L’étonnement de la vision alors qu’il n’espérait plus trouver le lieu, qu’il continuait par obstination, sans le moindre espoir, sa mort seule pouvant mettre un terme à sa quête.
Et voilà qu’il avait un guide, monstrueux et cruel, mais Arogh se tenait prêt maintenant le couteau à la main. Le Corax ne le surprendrait plus, ne lui prendrait pas son autre œil sans y laisser la vie avant de réussir.
Ainsi des jours durant il suivit le trait noir dans le ciel.

Il ne ressentait plus rien, mangeait ce qu’il trouvait, seule la soif le persécutait régulièrement, comme aujourd’hui par exemple.

Arogh leva les yeux vers le paysage, humant l’humidité malsaine de la vasière. La nuit il plaçait des pièges à vent et récoltait un peu d’eau d’une rosée étrange comme la nature dont elle provenait. Mais cela ne suffisait qu’à retarder le moment où son corps trop desséché ne pourrait plus avancer, malgré tout le mépris avec lequel il traitait ses faiblesses.

Suivre l’oiseau, trouver de l’eau, deux obsessions, et toujours l’image de la forêt vieillissante entourant la spirale. De cette forêt dégénérée, sénescente et proche d’une désagrégation lumineuse comme une révélation inhumaine.
La souffrance n’existait plus, restait le but comme un Graal, une récompense ultime. Atteindre la tombe et… Et quoi ? Y mourir sans doute, mais là, enfin là.

Arogh poursuivant Corveus, le temps avait coulé comme le ruissellement qui alimentait la vasière, et le but se rapprochait inexorablement.

9 puis 8 de Messe

Qui sait encore comment coule le temps, et s’il ne remonte pas son cours vers l’autre côté de l’obscur miroir, puits sans fond de l’âme du monde.

L’univers a basculé. Gaïa est devenue la noire Kaali, terre sombre où l’humanité s’englue, s’envase et meurt lentement pour nourrir la forêt monstrueuse et mortifère. Partout grouillent les rats noirs du monde sauvage qui ont éradiqué, ou presque, ceux des anciennes villes des hommes. Comme l’humanité s’est battu contre la sylve agressive et conquérante, et à peu à peu perdu du terrain, perdu la partie et la guerre, les rongeurs aussi, commensaux de ces humains et de leurs déchets, se sont vu attaqués sans merci par leurs congénères barbares, sortes de berserkers du monde maudit, sans peur même de l’homme. Et comme les bipèdes dont ils parasitaient le précieux gaspillage, les voilà incapables de faire face aux hordes de ces nouveaux Huns, de ces descendants d’Attila, de ces fils de Gengis Khan, revenant du fond des âges montrer leur bestialité retrouvée, leur force revitalisée par chaque sang versé.

Malgré la pluie qui coule sur les joues, malgré l’eau qui alourdit les ailes, Corveus-Arogh ont avancé à la limite de leur force, et maintenant à la presque nuit, entre chien et loup perdu dans le bois, ils s’effondrent.

Une Ombre plus noire que les arbres eux-mêmes, un bloc de noirceur impénétrable attire leur regard, alors que des rats et des souris, aux pelages étranges, viennent les visiter.

À la première morsure, frémit le corax, qui lance son cri d’horreur, mais au sol, réduit à l’impuissance il n’impressionne guère cette armée lilliputienne qui s’apprête, comme une armada de fourmis sur un cadavre, à le transformer en festin.
À la première morsure Arogh gueule, insulte, injurie, et charrie dans son langage toute la hargne destructrice de son espèce. Cette malédiction qui les a fait détruire leur monde, et qui lui accorde maintenant un sursis.

Les petites pattes détalent, avec de petits cris, des couinements suraigus, des crissement de griffes, tout le monde fuit vers le bloc de noirceur, et l’homme ramasse le corbeau mutant comme un gibier quelconque, et se dirige lui aussi vers la construction.

Le chasseur ne sera pas la proie de ses proies, pas encore, et jurant entre ses dents il traverse les buissons, où se déchire encore ses hardes déjà vieilles et usées, où se griffe sa peau tannée et marquée, il avance vers la bouche d’Ombre noire où il entre à tâtons.

Silex moderne, vestige de sa civilisation, il allume quelques feuilles, et trouve dans son paquetage la pâte de résine avec laquelle il se fabrique une torche de fortune.

Plus de fumée que de lumière, mais un couloir se dessine, un plafond résistant à la sauvagerie extérieure, un sol où le vent a poussé branches, feuilles mortes et poussières, mais où rien ne pousse.

Arogh éprouve à cette découverte un soulagement qu’il avait oublié. Après un petit repos, il s’enfonce dans le bunker, pour pouvoir se faire un feu que la nuit de la forêt ne verra pas de ses yeux multiples.

Mais dans les vestiges du demi jour agonisant, l’œil de l’arbre a vu.

L’arbre-oeil de la sylve a tout vu, et le message se propage par les racines, les synapses végétales et cachées produisent leurs messages chimiques, et véhiculent l’information loin, près, partout.

L’homme est là, la forêt le sait.

Commentaires de Thomas sur le 9 puis 8 Messe :

A. Qui est Kaali ?

B. Une suite de solo très littéraire, je trouve 🙂 Bien joué !

Un commentaire sur “Corveus Arogh

  1. Bois-Saule fait partie de mes jeux qui a le plus de succès… alors que je n’ai jamais sorti la version définitive en livre ! Il ne manque d’ailleurs pas grand-chose pour que ça devienne réalité vu que tout est rédigé et même illustré, mais honnêtement je préfère mettre toutes mes billes sur la finition de Biomasse pour le moment.

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