LE MYSTÈRE DES HOMMES
Quand une communauté féminine capture le dernier des hommes, l’emprise trace un étrange chemin… Un solo freestyle joué par Frédérique Lilas Da Silva.
(temps de lecture : 7 minutes)
Joué en septembre 2020
Le jeu utilisé : aucun
AirmanMagazine, michel de graaf, cc-by-nc
L’histoire :
1.J’ai toussé longtemps pendant mon sommeil. Un moment j’ai même cru que mes poumons allaient sortir de mon corps, agacée que je leur fasse subir autant. J’ai commencé a fumer jeune et d’ailleurs je n’ai pas souvenir d’un moment où je ne fumais pas. Le lit est couvert de glaires, de sang et de… De vomi peut être ? Ou d’une étrange matière sorti de je ne sais quelle vilaine bête. J’ai les mains caleuses d’avoir trop travaillé la terre. Cette terre noire finira par me tuer. Quelle heure est-il déjà ? Combien de temps ai je dormi cette fois ?
2. J’entends. J’entends le cheval crier au loin. On dit que l’homme au cheval de brume viendra nous chercher bientôt. Il nous emmènera ailleurs dans un monde en guérison, un monde sans chagrin, ni haine, ni peur, sans joie, ni jouissance, ni réconfort… Un monde calme où nous pourrons enfin goûter au repos. Ou nous ne devons pas chaque jour travailler cette terre qui nous appelle sans cesse et qui en veut toujours plus. J’ai froid. J’ai froid mais le feu refuse de brûler ces jours-ci. Il faut attendre que la forêt lui accorde un peu de ce droit d’exister que nous recherchons toutes.
3. J’ai saigné aujourd’hui. C’était très abondant. J’ai cru un moment que tout mon corps allait se vider de son sang. On m’a dit que c’était normal, que quand la lune devenait rouge, la terre demandait de quoi boire en assez grande quantité. J’espère qu’elle me laissera tranquille quelques temps; je tiens a peine debout. Demain je dois passer le rituel pour peut être devenir une mère. J’espère être choisie.
4. J’ai mal. En fait c’est amusant mais jusque là, je ne pensais pas concevable de pouvoir ressentir une douleur comme celle-ci. Pourtant, on m’en avait parlé. On m’avait dit que ce pouvoir qui tressaillait dans le creux de nos veines se rappelait à nous sans cesse. Que c’est pour cela que beaucoup de mères en venaient à mettre fin à leurs jours. Juste pour que la douleur s’arrête… Mais moi je ne céderai pas. Je ne retournerai pas travailler cette terre qui absorbe ma substance jour après jour. Non désormais je suis une mère et je vais en assumer la charge.
5. Elles l’ont amené devant moi. Il était enchaîné à des lianes et le visage brûlé par le fer. Un homme. Je ne me souviens pas d’en avoir déjà vu un avant. Juste des contes qui me les dépeignaient comme des bêtes sauvages qui avaient dévoré le monde juste parce qu’ils avaient faim. Celui-ci pleurait et sanglotait, il appelait un nom sans cesse : « Mathias ». On m’a demandé de le tuer mais je me suis contentée de lui enlever la raison. Il me servira jusqu’à que je n’ai plus besoin de lui. J’aimerais en savoir plus sur ce « Mathias ». Est-ce qu’il y aurait d’autres hommes qui auraient survécu ?
6. Je me suis mise en quête de l’arbre-bibliothèque. Tout le monde dit que ce n’est qu’un songe diabolique dont il ne faut jamais s’approcher mais ma foi le diable m’a toujours été sympathique. Il ne s’est jamais pris pour plus grand qu’il n’était comme les dieux de marbre et d’émeraude. Les choses sont transparentes avec lui à ce qu’on dit, tout se paye et tout s’obtient du moment qu’on est prête à offrir le prix équivalent. L’homme grogne au travers de sa muselière, il a peur je dirais. Je pense que ça me plaît qu’il ait peur mais je ne saurais pas encore dire pourquoi.
7. La forêt est hostile aujourd’hui, elle ne souhaite pas m’accueillir. Je n’ai aucune envie d’aller contre elle mais j’ai le sentiment que ce que je cherche pourrait bientôt disparaître. Comme tant d’autres choses ici, tout finit par muter, changer ou s’éteindre. Alors j’essaie de me faire discrète même si je dois parfois corriger l’homme avec ces gémissements d’inquiétude qu’il ne peut s’empêcher de pousser. Je veille sur lui, je lui ai déjà dit pourtant. J’ai épargné sa vie quand tant d’autres auraient fait autrement. Que lui faut-il de plus ?
8. Il y a des livres qui jalonnent le sol, comme des cailloux traçant un chemin. Même si je ne saurais pas dire s’ils tentent de nous accueillir ou de nous prévenir. Ils sont vierges, des deux côtés, même si je n’ai pas osé en ouvrir pour en observer le contenu. Ils font un peu comme un nuage de couleur dans cette forêt de gris et de vert. C’est comme si la réalité se craquelait autour de nous au fur et a mesure que nous avançons.
9. La nuit est tombée. Il faisait très sombre jusque là et puis le ciel s’est mis a s’illuminer de plein d’étoiles que je n’avais jamais vues et qui brûlaient d’un feu étrangement proche. L’homme a de plus en plus de mal a domestiquer sa peur. Il a fallu que je tire sur sa laisse à plusieurs reprises. J’entends un cours d’eau, je vais très certainement aller l’y faire boire.
10. L’eau est rouge sous la lumière de la lune. Et la joue de l’homme semble brûler dans l’eau. Il boit, il boit encore, et encore, je suis obligé de l’en arracher de force. Sa poitrine est toute gonflé et il respire difficilement. Je vais le faire dormir un peu, le temps qu’il se calme. Son front est chaud mais j’y ai placé une gourde d’eau fraîche et je lui raconte une histoire un peu tendre en espérant le calmer.
11. Nous y sommes enfin. On m’avais dit que quand j’y serais, je le saurais, je comprend mieux pourquoi aujourd’hui. Les feuilles de l’arbre claquent comme les pages d’un livre, son écorce est recouverte d’une calligraphie mystérieuse et son odeur même évoque un ouvrage un peu ancien qu’on aurait oublié sur un rayonnage ou dans une vieille malle. Enfin les réponses à mes questions ? Je l’espère en tout cas.
12. L’intérieur de l’arbre creux a quelque chose de vraiment poussiéreux. On tousse et on hoquette en progressant dans ces marches de vieux papiers. L’homme que je maintiens toujours assez proche de moi semble avoir changé. À première vue comme ça il n’a rien de différent mais quand je le sens dans l’atmosphère il ne résonne pas pareil.
13. Il y a des créatures à la morphologie atypique ici, dans le grand hall au pied de l’escalier. Elles ont des grandes bosses sur le dos et des mains griffus qui manipulent plumes et encriers. Elles écrivent sans relâche, sans faire le moindre bruit, ni respiration, ni souffle, seul résonne dans l’arbre le bruit de l’encre sur le papier. J’ai essayé de leur parler mais je n’ai eu que le vide pour réponse. J’ai essayé de les toucher mais le contact de leur peau a fini par me donner une sensation de froid assez désagréable. Je réfléchis en passant mes mains dans les boucles blondes de l’homme, comme ses cheveux sont doux au contact.
14. Il y a tant d’ouvrages à lire ici, c’était comme si Millevaux avait récolté tout ce qui se lisait et l’avait camouflé en ces lieux. Livres, notes sur des bouts de papiers, modes d’emploi, inscriptions gravées sur des morceaux de bois, parchemins, tissus cousus les uns aux autres… J’ai dit à l’homme de rassembler les objets qui se ressemblaient. En attendant je lis des choses au hasard en espérant trouver ce que je cherche.
15. Je n’y avais pas porté attention mais le visage de l’homme est différent. Il semble plus doux et plus arrondi. Je ne sais ce qui l’a changé mais le contact de sa peau laiteuse me réconforte quand la douleur qui coule dans mes veines se fait plus insupportable qu’à l’accoutumée. Il a un regard étrange avec sa muselière, ça le rend relativement intéressant à observer.
16. Je crois que j’ai trouvé quelque chose. Une série de poèmes écrits à la main dans un gros carnet qui semblait être de prime d’abord un recueil de recettes de cuisine. On y parle des hommes et d’un mal qui les a changés définitivement. En quoi ? Pourquoi ? Cela reste assez mystérieux. En quelles bêtes étranges les hommes ont-il été changés ?
17. L’homme s’est mis à chanter. C’est la première fois que j’entends sa voix en dehors de quelques cris rauques, parfois plaintifs et gémissants. En le regardant ramper au sol comme un animal je n’aurais pas imaginé une voix aussi mélodieuse. Je ne comprend pas la langue dans lequel il chante mais ça a quelque chose qui vous saisit tout de suite. Une sorte de chanson d’amour très nostalgique. Quelqu’un qui pleure quelque chose de perdu sans regret ni rancœur mais avec tristesse.
18. J’en sais un peu plus désormais sur ce qui s’est passé avec les hommes. Il est dit ici qu’un village de femmes a souhaité vivre en dehors du monde des hommes, sans eux. Et que certains hommes qui en ont appris l’existence sont tombés dans une rage folle et se sont mis en tête de détruire ce village.
19. Nous somme là depuis longtemps. Combien de temps ? Je ne sais plus. Je continue à lire. Ça parle d’une plante : l’orgone. Elle aurait été utilisée et diffusée dans les cours d’eau pour détruire les hommes. Mais je ne comprend pas ce sens de « détruire » cela semble incohérent avec une partie du texte.
20. Il se passe quelque chose de bizarre ici. L’homme qui me suivait jusqu’à présent, l’homme que je tiens en laisse en muselière pour me préserver de sa sauvagerie. On dirait que sa poitrine a poussé dans des proportions assez conséquentes. Il me regarde avec des yeux interrogatifs et je ne sais pas trop quoi dire. J’ai envie de retirer sa muselière mais j’ai peur de ce que je pourrais découvrir.
21. J’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à me souvenir d’un détail d’enfance même insignifiant. Pas de jeux, ni d’ami.e.s, ni d’adultes autour de moi…. Comment peut-on grandir si on a oublié l’enfance ? Comment vieillir si on a oublié ce que c’était que l’insouciance et l’apprentissage de la mort ?
22. J’y vois enfin plus clair. Les hommes n’ont pas disparu, ils ont muté. Évolué ? Évolué serait le bon terme ? Les textes parlent d’un envol comme celui d’oiseaux et j’ai un temps pensé qu’ils s’étaient changé en animaux mais c’était juste une image…
23. Je me suis enfin décidée à retirer la muselière de l’homme. Il n’a plus rien d’un homme… Je ne vois qu’une femme effrayée par un corps qu’elle ne comprend pas. Je l’ai déshabillée et lavé son corps longuement d’une fange qui a imprégné sa peau et lui a servi de coquille pour renaître sous cette nouvelle forme. Demain, je la présenterai aux autres mères et leur détaillerai le résultat de mes recherches. Les hommes s’ils en restent n’en ont plus pour très longtemps et finiront par nous rejoindre. Je ne sais si c’est une pensée rassurante ou effrayante…
Commentaires de Thomas :
Salut Frédérique !
Un grand merci pour ce compte-rendu ! J’ai plusieurs questions et commentaires :
A. As-tu utilisé un jeu précis ou as-tu fait du freestyle ?
B. J’aime bien que tu décrives l’orgone comme une plante 🙂
Réponse de Frédérique :
A. Je suis juste partie du principe d’écrire une entrée par jour mais j’aimerais bien utiliser des systèmes minimalistes à l’avenir comme tirage de thème ou séries de questions (mais très simple je pense que le RP écrit est peu soluble dans les processus trop élaboré)
B. Marrant je l’ai souvent joué comme ça en mode « fruit du jardin d’Éden » ou quelque chose de proche
Thomas :
A. Je crois que j’ai ce qu’il te faut : la collection Nervure sur Chartopia
Frédérique :
A. Cool pour Nervure, je note pour mon prochain RP. Je cogite à un délire d’être hybride entre humain et horlas. Après avoir abordé l’idée du genre je me dis que parler de la figure du métis ce serais cool.
Commentaire de Claude Féry:
Nervure est vraiment chouette
Thomas :
Je viens de compléter la collection Nervure avec une table aléatoire de portraits. Je dois encore finaliser la version jeu de cartes, mais déjà le jeu est complet au web sur chartopia 🙂 [note du 07/06/22 : depuis le jeu a été finalisé, dispo en jeu de cartes au format PDF et en format numérique sur Chartopia : la page de Nervure]
Cette approche zen du solo, avec un très petit roleplay par jour, me semble tout particulièrement libératrice. On peut la rapprocher du jeu The Beast (qui préconisait de tenir un journal avec une entrée courte par jour) ou de 5 Mine, un jeu solo chronométré en 5 minutes.
Retrouvez ici mes solos de ces deux jeux :
http://www.terresetranges.net/forums/viewtopic.php?pid=17306#p17306
https://www.terresetranges.net/forums/viewtopic.php?pid=19743#p19743
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