LE VIEUX NOUS VOIT
Emportées par la folie ambiante au sein du village et par leurs vieux démons mémoriels, les deux nonnes exorcistes partent en quenouille.
Joué / écrit le 19/11/2019
Jeu principal utilisé : L’Empreinte, de Thomas Munier, survivre à une transformation qui nous submerge
N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.
Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux
Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.
Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

Fedee P, cc-by-nc-nd, sur flickr
Contenu sensible : érotisme, violence sur les enfants
Passage précédent :
5. Face à la diablerie
Les exorcistes font enfin la rencontre du véritable démon qui faisait peser sa menace sur le village. Et ça va faire très mal ! Je passe ensuite à un nouveau jeu de rôle avec le vénéneux L’Empreinte.
L’histoire :

Anro, par Sachiko, de la musique tribale ritualiste pour un trip chamanique qui commence mal et qui finit complètement de travers.
ça lui faisait drôle de toucher sa propre peau, ce n’était pas une chose qu’on était habituée à faire au couvent. Elle passa son ongle à l’intérieur de son nombril et ça lui fit comme l’impression d’un contact étranger et ça lui remuait des choses dans le ventre, elle entendit des gargouillis et sentit des volumes circuler dans ses tripes.
A partir de ce moment, le massage commença à l’apaiser, mais elle sentait aussi que son mal ne ferait qu’empirer si elle arrêtait trop vite. Elle devait même monter en intensité, et la chaufferie descendait de son ventre jusqu’à son bassin.
Elle pensa à la Bernadette, et c’était une pensée bien innocente parce qu’elle associait sa brûlure à la cuisinière et si la voir calmait son ardence, y penser et la visualiser pourrait peut-être aussi y contribuer.
Elle concentra sa rêverie sur le visage de la Bernadette et s’imagina passer ses doigts dans ses cheveux comme franchissant une broussaille inexplorée. Elle frémissait de tout son corps, il faisait un froid de caveau dans la chambre et les ronflements de la Soeur Marie-des-Eaux pareils à des râles accroissaient la tension. Incidemment elle imaginait des histoires si son novice se réveillait, la surprenant en plein acte d’auto-médication et spéculait beaucoup de choses sur ses possibles réactions.
Elle revint en pensées à la Bernadette. Sa main pesait comme un chaud poids mort sur elle-même, engourdie et parcourue de fourmillements, pour ainsi dire autonome. Elle s’attarda sur le grain de beauté posé sur la joue de la cuisinière, gonflé comme un soufflé. Dans son rêve, la Bernadette lui accordait un sourire de laisser-faire, alors elle approcha son doigt vers la tumeur, quel mal y avait-il à ça, et la toucha d’abord timidement, puis la massa avec un doigt, puis deux.
Et cela réveilla une turbidité en elle depuis longtemps endormie, elle se sentit comme investie par un limon qui s’étirait vaseusement dans ses entrailles, elle passait sa main dans des fougères et des raies manta qui pour fossilisées qu’on aurait pu les croire, étaient bien réactives et palpitantes, et elle se sentit comme un marécage empli d’une langueur qui venait du fond de la préhistoire.
De la seule main qui lui obéissait encore, elle se couvrit la bouche pour que la Soeur Marie-des-Eaux n’entende pas ce qui remontait de sa gorge.
Je ferai une prière. Oui, je ferai une prière demain pour expier.
Blam !
En guise de lever, la Soeur Marie-des-Eaux chuta de son lit comme une masse. Un flachebacque lui était revenu en rêve et l’avait littéralement flanqué par terre.
C’est quand la chose lui avait crevé l’oeil. Le choc avait été si brutal et porteur de mort imminente que ça avait réactivé sa mémoire profonde.
C’était dans les tunnels rances de la Ligne Maginot, comme traversant son orbite, que le flachebacque l’avait projeté, au milieu des mille bruits d’humidité, gargouillis viscéraux et goutte-à-goutte. C’était la planque où la Madone à la kalach l’avait formé avec d’autres enfants-soldats. Elle la revoit en train de remonter sa mitraillette avec les lianes dégoulinantes derrierre elle comme un rideau, et son visage aux trois quarts recouverts d’un masque de bois rouge vernis, qui lui donne justement ces traits imperturbables, sa beauté de statue. La Soeur Marie-des-Eaux est aux aguets parce que c’est un souvenir lucide, sur lequel il peut influer et enquêter. Il s’apprête à poser des questions et s’y prend avec beaucoup de précautions, car à partir de ce moment il va lui être impossible de discerner le passé réel du passé revisité. Une lampe à huile hors d’âge éclaire la scène à grand-peine, ménageant plus le mystère que la vérité.
Il est couché sur une froide dalle de béton couverte de lichen. Dans les mains son carnet de mémographe qui arbore ses toutes premières pattes de mouche. Quelque chose a changé dans leur relation. D’une maîtresse à penser politique, la madone serait devenue sa mentoresse en mémographie ? Il sent qu’il vient d’avoir un flachebacque, sûrement aidé par la madone. Une technique de mémoire corporelle qui lui a permis de faire remonter le passé de ses organes et de ses douleurs. La Soeur Marie-des-Eaux est devant un choix mortel : laisser la tourbe noire de ce souvenir remonter ou poser des questions.
« Tu t’agites trop. N’essaie pas de remonter. Tu vas ressentir une très grande douleur mais c’est signe que tu touches au but. »
Sa voix était monocorde. Mono-corde. Comme artificielle. Mais en même temps une des choses les plus rassurantes que la Marie-des-Eaux ait jamais expérimentées.
Alors il fit le deuil de ses questions et s’abandonna aux conseils de sa mentoresse. Celle-ci s’assista par des touchers rituels, ses mains étaient molles, sans poids et glaciales. Elle agissait sur ses points de pression pour réveiller les douleurs profondes. La Marie-des-Eaux avala une grande goulée d’air froid et plongea en lui-même aussi profondément qu’il n’était jamais allé, et ce fut comme une immersion dans un bain de carbone en fusion. Ce n’était pas douloureux à proprement parler, mais plutôt comme un déchirement ontologique qui lui écartelait les os et les muscles, une détresse à laquelle ne pouvait répondre qu’un cri blanc à faire trembler les voûtes de la ligne Maginot.
Et pourtant, le souvenir profond n’était qu’une scène de paix.
L’endroit où il arriva comme en passant au travers d’une vierge de fer, ce fut dans les bras de son amant, et quelque chose lui criait que ça avait été son seul amant, c’était quelque part à Douaumont dans une forêt au parfum de cordite et de gaz moutarde à l’apparence tranquille d’un piège en sommeil, eaux empoisonnées au plomb, humus truffé de mines, arbres criblés de shrapnels.

Water’s Ruins par Loki Fun Lilith, du dark ambiant noisy, inondé dans une cave sous un marais sous un arbre sous une voix d’outre-tombe.
La Marie-des-Eaux s’étonne d’avoir accès aux odeurs avec une telle acuité alors qu’il était au fond du fond d’un souvenir, et pourtant l’arôme de plumes mouillées lui remontait en plein des ailes de Préscience qui entouraient son corps pour le consoler d’un trauma, qui lui encore échappait à sa portée. Il la surmontait de deux pieds et sa tête – ou plutôt ses trois têtes de belette – reposait sur la sienne. Son haleine était chaude et musquée.
La Marie-des-Eaux plongea son regard dans les yeux noirs de Prescience, se sentant pour la seule fois de sa vie en confiance avec quelqu’un, sachant que Prescience avait accès tout de lui et ne s’en servirait jamais contre lui. Du moins, c’est que la Marie-des-Eaux du passé ressentait, mais celle du présent n’osa pas interférer, préférant connaître ce qu’elle avait expérimenté à l’époque.
Des tirs de carabine crevaient le silence, comme si une traque était sur le point d’aboutir. Mais Prescience était calme. Et la Marie-des-Eaux était sur le point d’avouer une chose qu’il savait déjà.
Et l’oxygène disparaissait de la forêt, comme happé. La Marie-des-Eaux retint sa respiration autant qu’elle pu, serrant le corps anarchique de Prescience, mais rapidement il n’en tint plus et remonta à la surface, et comme écharpé par les ronces sur son passage, se réveilla avec une violente décharge et s’écroula du lit.
La Soeur Jacqueline eut bien du mal à en sortir de son côté, comme fondue dans le matelas, et honteuse et percluse.
Elles descendirent au bistrot où une chicorée les attendait dans des tasses en étain, aux côtés de deux assiettes de fèves, de la porcelaine de collection avec des motifs naïfs de forêt et d’amoureux qui venaient de chez l’oncle Mougeot, grand pourvoyeur en antiquités. Le Vauthier levait déjà le coude au schnaps, comme on avale un détergent alors qu’il n’y a plus rien à lessiver. Il leva son verre à la vue du novice et de ses bandages, comme en signe de compassion.
La Bernadette entama la conversation avec la doyenne, qui ne sut s’y soustraire, magnétisée. La Soeur Marie-des-Eaux vit une silhouette derrière la vitre translucide de l’entrée et se présenta à la porte pour ouvrir. C’était Champo.
« Je vous ai cousu un cache-oeil. J’y ai brodé un mandala qui vous portera bonheur. »
Derrière, on entendait les marmots chanter la comptine :
« Cuit, cuit, Jésus cuit.
Cuit, cuit, Jésus cuit, on l’a bouilli ! »
Les mômes s’arrêtèrent à la vue du bandage ensanglanté.
» Je vous remercie. Mais je vais devoir le personnaliser. »
Il décrocha le crucifix de bois qu’il avait en sautoir et l’accrocha au cache-oeil. Si les gens n’accordaient pas encore assez de crédit à son titre de nonne exorciste, cet apparat allait pouvoir aider.
Il y avait un marmot en bout de corde, les autres le tenaient à l’écart et se plaignaient de son odeur.
« Qui c’est celui-là ?
– C’est Hippolyte, le dernier-né des Soubise. »
D’un pas aussi décidé que sa convalescence le lui permettait, la Soeur Marie-des-Eaux se diriga vers le gamin tout marmosé de noir et tout débraillé qui servait de souffre-douleur aux autres.
Il le chopa par le col et lui glissa son Opinel sous les narines.
« Dis-moi ce que tes parents trafiquent avec les cochons ! »
ça se sentait que le mouflet en menait pas large, il était sur le point de fondre dans ses sabots et de lâcher tout ce qu’il savait sous la menace de l’exorciste au surin.
C’est alors que Champo tira en arrière le poignet de la Soeur Marie-des-Eaux avec un noeud coulant de sa corde. Il voulait protéger le môme placé sous sa tutelle et aussi sauvegarder le peu de réputation de l’exorciste.

Within The Darkness Between The Starlight, par Nhor, entre piano à fleur de peau et black metal atmosphérique, un temple gothique de nature, d’émotions et de ténèbres.
Mais ce dernier fit passer le sherpa par-dessus son épaule, et en un éclair il avait déjà ramassé sa lame et il serrait la gorge du petit avec le noeud coulant tout en pointant son arme à un millimètre de l’oeil.
« Viens ouâr par ici, toi !
– Pitié monsieur, si vous aimez le Vieux et notre seigneur Jésus-Cuit, me faites pas de mal…
– Alors mets-toi à table, petit merdeux ! »
C’était trop pour Champo, il voulait pas perdre le môme, il sentait dans sa mémoire en miettes qu’il en avait déjà trop perdu et qu’en perdre un de plus, ça lui déracinerait le coeur, alors il repoussa la Soeur au prix d’une serieuse estafilade sur la joue. Il avait l’Opinel planté dans la chair, et il le serrait de l’autre main à s’en faire saigner comme un cochon, il fixait l’exorciste en tremblant, avec un regard à s’en débrider les yeux.
La Soeur Jacqueline tira la Soeur Marie-des-Eaux : « Mais qu’est c’que t’broyes ? ». Elle ne comprenait même pas à quoi ça rimait, vu que l’intérêt du novice pour les Soubise lui était passé au-dessus de la tête. Elle entraîne son novice à l’intérieur de l’auberge, au plus vite, pour éviter le scandale.
« Soeur Marie-des-Eaux ! Le Vieux nous voit !
– Quoi qu’c’est qu’il peut voir à travers les arbres ? »
Mais celui qui a vraiment impressionné la Soeur Marie-des-Eaux au point de lui faire renoncer à son interrogatoire violent, c’est Champo. Sa plaie à la joue s’est ouverte et pleut le sang. Des racines de colère en sont sortis et irriguent les rides de son visage. Voici ce qui se passe quand on provoque un homme dans un monde où les émotions font tout vriller.
« Faut qu’on te soigne, Champo. La Bernadette est guérisseuse, elle va t’arranger ça. »
Le sherpa voulut bien se faire examiner par la cuisinière après avoir mené les enfants à l’école.
ça se passait, comme toutes les choses importantes, dans la cuisine et ses fumets. La Bernadette avait fait bouillir des pinces et dans le four y’avait des coualés à chauffer. La Soeur Jacqueline se dit que ces petits bonhommes en brioche dont les arômes lui remontaient dans les narines faisaient partie d’un réseau de signes qu’elle peinant encore à déchiffrer. Mais bon, la cuisinière lui offrit en guise de frichtic un maugin et de la confiotte de gratte-cul alors elle pensa à autre chose. Et puis ça la calmait toujours d’être à ses côtés.
« Vous avez tellement bouâlé qu’un horla vous a poussé dessus. », fit la Bernadette en retirant à la pince des vermicelles violettes de sa blessure.
– Moi j’appelle ça un tulpa. ça fait partie de moi, c’est moi qui l’ai créé.
– Ben soit je te le laisse et il va bien s’enticher, soit je te le retires mais alors je te retires un bout de toi-même.
– T’es une sâprée bonne femme, toi. Ben tant pis, je peux pas prendre le risque que ça se développe. Retire-le moi. »
Et elle enleva de sous la peau de son visage et de son cou, et peut-être que ça venait du coueur, tout un amas dégueulasse de pseudopodes, comme une étoile de mer, qui portait le souvenir d’une personne chère au coeur de Champo, une personne qu’il n’avait pas su sauver, et maintenant après être perdue en forêt, elle était aussi perdue de sa mémoire, comme si Champo avait lui-même accepté qu’on scie la corde de vie qui la reliait à lui.
Lexique :
Marmosé : barbouillé
broyer : faire, fabriquer
coualés : petits bonshommes en brioche (équivalent des manalas alsaciens)
bouâler : râler
frichtic : casse-croûte
confiotte : confiture
gratte-cul : Fruit de l’églantier
maugin : tarte au fromage blanc
Bilan :
J’essaye de diversifier mes tirages d’inspi, alors j’ai utilisé La Stèle au cœur des Plaines pour localiser le flachebacque et le sous-flachebacque de la Soeur Marie-des-Eaux.
Durant ce flachebacque, où je teste mon premier vertige logique pour ce roman, j’ai été tenté de prendre des décisions autonomes pour le novice, mais il m’a sauté aux yeux que ce n’était pas ludique, aussi j’ai imaginé le dilemme « souvenir profond OU question » (Inflorenza Minima‘s style) et je l’ai tranché aux dés.
J’ai composé Prescience avec un tirage de Muses & Oracles et deux tirages de la table des détails forestiers.
Le lexique vosgien m’a été bien utile pour remettre un peu de patois dans tout ça.
Le mode cauchemar à l’Empreinte, ça pique les yeux. Je peux pas laisser les empreintes se développer sur mes personnages si je veux qu’ils survivent. Ce qui m’a donné une bonne scène de guérison d’empreinte pour Champo. Bref, les règles ont permis de commencer à mettre en avant le sherpa et c’est bien cool.
Notes liées aux règles de L’Empreinte :
Menace : une Déité Horla (la Mère Truie)
Lieu de départ : Les Voivres
Avancement :
Acte I – Introspection + Tentation + Agression
Acte II – Introspection
Feuilles de personnage :
Les feuilles de personnages sont maintenant centralisées et mises à jour sur cet article
La suite :
7. Absolution
Quand les villageois montrent leur vrai visage, les choses sont bouleversées.
3 commentaires sur “[Dans le mufle des Vosges] 6. Le Vieux nous voit”