CE QUI GROUILLE AU FOND DE NOUS
Une partie solo réalisée avec le jeu de cartes de rôle fumé au bois de hêtre, histoire de vous montrer ce qu’il a dans le ventre ! Ambiance de moiteur et d’horreur organique garantie !
(temps de lecture : 6 minutes)
Le jeu : Nervure, un jeu de cartes et de rôle pour explorer la forêt de Millevaux, par Thomas Munier
Joué le 22/01/21
Avertissement : contenu sensible (voir après l’image)
AirmanMagazine, michel de graaf, cc-by-nc, sur flickr
Contenu sensible : mutilation sur adulte, torture sur enfant, référence à la Guerre du Vietnam, racisme, évocation du suicide
L’histoire :
Ultima Thulee, par Blut aus Nord, du pagan metal riche en choeurs hallucinés et en claviers spectraux, odyssée fantômatique, guerriers égarés de plus en plus loin vers l’inconnu.
Je suis Roncelouve. Je patauge dans la mangrove depuis un temps impossible à estimer. J’ai mal, mais on m’a appris à serrer les dents et je le fais bien, alors j’arrive à ignorer pendant des heures entières l’immensité de la douleur qui explose dans ma poitrine.
Reste-t-il des membres de mon régiment encore en état de raisonner ? En tout cas, j’entends des glapissements et des cris au-delà de mon champ de vision, derrière le mur végétal. Est-ce qu’ils me cherchent ? S’ils pensent que je suis une proie de choix, ils se trompent. J’ai été entraînée à tuer, et ils ne savent plus se servir de leurs armes.
J’essaye de me rappeler pourquoi notre corps expéditionnaire a été envoyé dans cette vacherie, au milieu des nappes d’eaux croupies, où les sangsues s’en donnent à cœur joie, comme des tétines plantées sur ma peau noire, où les moustiques me harcèlent en nuées qui obstruent mon champ de vision. Mes pieds s’enfoncent dans des couches immémoriales de vase et je préfère ne pas songer à ce qui est exactement en train de grouiller entre mes orteils.
J’ai encore ma mitraillette, c’est une AK 47, capable de fonctionner encore après des heures d’immersion. Je m’y accroche comme à un enfant chéri.
Purée, fais des efforts, Roncelouve, concentre-toi, c’est pas si difficile de te rappeler pourquoi t’es dans ce merdier et pourquoi t’as dû te faire amputer des deux seins.
Est-ce que je suis encore une femme ? En tout cas, je reste plus que jamais une bête de guerre. Si je veux survivre. Et paradoxalement, si je veux pas finir comme les autres.
Et ça me revient enfin en pleine face comme si on me lançait un baquet d’acide à la gueule. Et je comprends aussitôt que j’aurais préféré ne pas m’en rappeler.
On devait déloger les nids de résistance en plein cœur de la jungle.
C’était un foutu sale boulot réservé aux commandos d’élite, ceux qui partent des mois en freestyle sans plus rendre compte à leur hiérarchie.
Robert Sullivan, domaine public & brian hefele, cc-by-nc
On a trouvé ce vieux barbichu dans sa maison sur pilotis. Il était entouré de dizaines d’enfants en pagne, crasseux et avec une lueur fauve dans le regard. Lui-même n’était que vieux de la tête, si je puis m’exprimer ainsi. Son corps avait l’air robuste et ses mains étaient lisses comme celles d’un adolescent.
Crevrogne a commencé à vouloir lui tirer les vers du nez. Je l’ai jamais trop aimé celui-là, c’était un franc-tireur parmi les francs-tireurs et il ne se départissait jamais des rats qu’il avait trouvés un jour dans nos cales et apprivoisé depuis. Il lui a dit que s’il vivait ici dans la jungle, c’était soit que c’était un terroriste, soit qu’il connaissait des terroristes et qu’il allait donc devoir parler.
wmacphail, dentarg, cc-by-nc
Le vieux-jeune est resté hiératique. Et ça a eu l’air de faire marrer cet enfoiré de Crevrogne. Il a chopé un des gamins et il l’a enfermé dans une des cages à poule trouvée dans le secteur.
« Vous n’êtes tous que des rats… Mais les rats se bouffent entre eux, tu sais ? »
Et il lâché ses bestioles dans la cage. Qu’il n’avait pas nourri depuis des jours.
Les autres membres de la compagnie ont tenu le vieux-jeune par les forces, ils ont dû s’y mettre à plusieurs pour l’empêcher de sauver son fils adoptif.
« Dis-nous où sont les terroristes, sale merde que tu es, si tu veux pas que tous tes mioches y passent ! »
Tout ça s’est passé hyper vite, et je crois que je m’y attendais pas, même venant de Crevogne. La mangrove avait dû lui siphoner la caboche. Pendant un temps, mes réflexes martiaux étaient comme anesthésiés. Des taches organiques s’agglutiner dans mon champ de vision. Puis, les cris du moutard ont monté si fort que ça m’a sorti de ma torpeur. J’ai flanqué une grosse patate à Crevogne, en plein dans sa gueule bouffie.
Mais c’était trop tard.
Le vieux-jeune nous avait déjà maudits.
Aokigahara, par Flowers for Bodysnatchers, dark ambient forestier à pianos fragiles
Je suis arrivée au milieu des ruines de ce qui devait être une petite ville. Ça me fait trop bizarre de voir des boutiques avec leurs enseignes et leurs affiches en langue étrangère, bouffées par la mousse et l’humidité. L’eau turbide est montée jusqu’au niveau du comptoir. Je crois apercevoir un globe de verre et sous sa surface noire de champignons, des boules de bubble-gum. La vache, je suis presque tentée de m’aventurer à l’intérieur. Mais je me ravise parce que les maisons inondées peuvent être le repaire d’une mandragoule, ou pire encore. Des lucioles volent en essaims autour de moi, j’ai l’impression d’être hors du monde et hors du temps, je sens que je me laisse happer par la contemplation.
Mais bon sang, il faut résister ! Je me file des claques. Je ne dois céder à aucune langueur. Il y a trop de prédateurs qui attendent que je leur fasse ce plaisir.
En premier lieu mes anciens coéquipiers.
Mais j’y tiens plus. Je me pose sur un rocher, en dessous des milles bras d’un palétuvier chargé de cheveux d’ange. Je m’allume la dernière cigarette de mon foutu dernier paquet.
Je me rends compte alors que tous les clopes que j’ai pu fumer dans ma vie sont connectés entre eux et mon aspiration m’uy projette. C’est pas le moment de se laisser aller, pourtant.
Je suis allongée sur un brancard de fortune. Au dessus de ma tête, les palmes d’un abri de forestier. Crevogne m’a tendu une cigarette. « T’en auras besoin. Je t’aurais bien donné de la gnôle, mais j’en ai plus. T’as du courage de vouloir faire ça, ma belle. Moi j’ose pas. »
C’est plus fort que moi, en tirant du plus possible sur ma taffe, je plie le cou pour voir ma poitrine. J’ai deux tentacules qui se tortillent, animés d’une volonté propre. Crevogne approche le couteau Bowie de la base du premier.
« Alors, si notre transformation a un sens, ça veut dire que je suis une foutue preuve. »
Crevogne rit jaune.
Nom de Dieu, j’ai hyper mal, et en même temps j’ai l’impression que ce souvenir sonne faux. Est-ce que la douleur qui déstructure tout ? Comment l’épisode le plus traumatique de ma vie peut avoir un tel aspect fabriqué, une sorte de brouillon artisanal ? Quel est le bâtard qui a bricolé ma mémoire ?
J’entends que ça patauge dans les environs ! Ça me tire illico de cette prison du passé.
J’avance en direction du bruit, les nerfs tendus, crispée sur mon AK-47, je fais super gaffe à tout, et notamment où je mets mes pieds. Je me rappelle des pieux aiguisés à morts qu’ils enfouissent sous le niveau de l’eau.
Il y a un cri strident qui me déchire les oreilles.
Je balance une rafale, en pur réflexe. Les troncs des palétuviers explosent dans tous les sens. Quelle crétine je fais ! J’ai pas les moyens de gaspiller des balles.
Mais j’entends plus rien.
Je me rapproche avec une infinité de précautions. Je pense à ma grand-mère sénile, je vais si lentement qu’elle pourrait marché à mes côtés, dans son déambulateurs, avec de la vase jusqu’aux genoux.
C’est là, au milieu des palmes en pleine corruption.
Il est là, étalé de tout son long, et tout son barda éparpillé autour de lui. Ce qui me fout le plus la gerbe, c’est le paquet de lettres qui est tombé de son sac à dos. Des lettres de sa famille.
Et c’est moi qui l’ai tué.
Je saurai même jamais s’il me voulait du mal ou s’il cherchait de l’aide.
À son cul, je vois un gros tube de chair en plaques que je prends d’abord pour un serpent. Mais en fait…
C’est sa queue.
Une queue de rat.
Je sens alors quelque chose grouiller en moi. C’est peut-être juste le dégoût, ou c’est peut-être quelque chose qui vit.
Et si j’avais pas tout coupé ?
Et si ça ne suffisait pas ?
Je mets le canon de la mitraillette dans ma bouche.
Le Making-Of :
Je me suis affecté une heure pour faire cette partie. Mais j’ai consacré une partie de ce temps à la mise en forme. Si vous jouez sans mise en forme, voire sans écrire, vous devriez dérouler plus de fiction.
Mes tirages :
Musiques tirées sur la playlist aléatoire des Sels de Millevaux
Le portrait de Roncelouve
Nom : Ronceloup (féminisé en Roncelouve)
Climat : Épidémie d’animalisme.
Souvenir : Un souvenir qu’on aurait préféré ne pas revoir.
Saynète : Une personne à la fois très jeune et très vieille
Le vieux barbichu vient de la banque de portraits de Nervure mais je l’ai choisi plutôt que de le tirer au hasard.
Le portrait de Crevogne
Nom : Crevogne
Lieux : une boutique en ruine
Souvenir : une imitation de souvenir
Une table au hasard : questions
Question : pourquoi représentes-tu un danger contre toi-même ?
Lieu : la forêt aux lettres mortes.
Avec un écriture de 1500 mots en une heure, je constate à nouveau la puissance de cet oracle ! J’espère que Nervure vous permettra de vivre le même genre d’expérience immersive qu’il me permet d’atteindre de mon côté ! Bon vent et bon jeu !