Justice pour mon jeu de rôle

La justice semble un élément important du game design rôliste, autant dans les aventures jouées, dans les mécaniques, que sur des aspects plus méta. Dans quels domaines s’applique-t-elle ? Est-elle toujours désirable ?

Je remercie les participants du Discord des Courants Alternatifs (Sempai, Felondra, Gherhartd Sildoenfein) pour avoir participé à une discussion sur la justice en jeu de rôle dont cet article est une restitution. J’ai conservé les screenshots de cette discussion, donc si vous voulez que vos propos soient mieux restitués, contextualisés, crédités ou amendés, je vous écoute.

crédits : Lindell Dillon, domaine public

Le respect des attendus

Une partie de jeu de rôle peut être perçue comme injuste s’il y a eu non-respect des attentes. Ainsi, sur un jeu profond tel que AD&D ou D&D 3.5, on peut s’attendre à ne jouer que du combat et être surpris d’avoir à jouer de la diplomatie, ou au contraire on peut être déçu d’avoir investi des points de création dans l’achat de compétences et de sorts de diplomaties et que l’aventure n’offre que du combat. Ce risque est d’autant plus élevés sur les jeux qui ont un gros passif, comme l’Appel de Cthulhu, sur lesquels tout le monde plaque un certain nombre de clichés vrais ou faux, et où le respect d’une culture ludique fantasmée l’emporte sur le plus strict respect des règles. Sur ces jeux profonds, on attend d’avoir une discussion initiale, un contrat de table, qui soit officialise le côté « on peut tout jouer » ou au contraire permette de recentrer le propos et faire converger les attentes.

Sur un jeu plus spécialisé (tel que le cyberpunk The Sprawl), on peut aussi être déçu dans ses attentes, par exemple parce que le reste de la table la joue sur le ton humoristique alors qu’on estime qu’il s’agit d’un jeu sombre. Donc, même sur les jeux spécialisés, un contrat de table peut s’avérer nécessaire, car toute divergence avérée sur les visions respectives que les joueuses ont de la philosophie du jeu peut être vécue comme une injustice.

Il y a quelque part la crainte d’être floué dans le temps qu’on investit dans une partie de jeu de rôle, ou dans sa préparation. Mettre les attentes de chacun et chacune au clair permettrait de limiter ce risque.

Le MJ a toujours raison

Pour autant, les contrats de table ne sont pas la panacée, il est impossible de prévenir toutes les divergences. A beaucoup de tables, le MJ reste l’arbitre qui va trancher les dissensions au cas par cas. « Le MJ a toujours raison » devient une loi du système social de la table. Le risque étant que le MJ devienne à la fois législateur, juge et partie, ce qui ferait de lui un tyran grotesque à la manière de Roy Bean dans la BD Lucky Luke. Finalement, le libre arbitre des joueuses et leur capacité à contester les arbitrages du MJ offrent un contre-pouvoir bienvenu, tant qu’on ne tombe pas dans l’excès inverse des joueuses expertes, des joueuses négociatrices et des juristes des règles qui se mettent à faire la loi à OK Corral. Plutôt que de s’en remettre aux règles du jeu, on s’en remet à des règles de savoir-vivre (qui peuvent consister à laisser les règles du jeu trancher).

L’équilibrage, un exercice de funambule

Tout ceci est plutôt une affaire de justice méta-jeu, mais la justice est aussi importante en termes de mécaniques. Avec le calcul des facteurs de puissance et des donjons au level design étudié, D&D 3.5 pousse à son paroxysme le souci d’équilibrer les rencontres au niveau du groupe (bien que les joueuses les plus optimisatrices puissent encore craquer le système). D&D4 tente ensuite d’équilibrer la puissance de chaque classe de personnage, mais certains déploreront alors un game feel tiède, où tous les personnages se ressemblent et peuvent faire la même chose. Le mouvement Old School Renaissance procède au mouvement inverse, avec le « forget game balance » professé par Matt Finch : on oublie ici toute idée de justice, que ce soit pour mettre en valeur l’astuce des joueuses qui parviennent à éviter les rencontres les plus dangereuses ou pour souligner l’absurdité et la violence d’un univers, à la manière d’un Zak Smith dont le danger cruel et omniprésent du jeu old-school lui évoquent la maladie chronique de sa compagne Mandy dans la vraie vie, voire pour émuler une issue forcément fatale (comme dans les jeux de rôle d’horreur Ten Candles ou Le Témoignage) afin de commencer à jouer autre chose que la lutte.

Equity for my people

En fait, le souci de justice en jeu de rôle est plus une affaire d’équité que d’inégalité. Qu’un jeu peut être tout à fait injuste du moment que c’est annoncé comme tel, et qu’alors ça en devient presque juste. Ainsi des jeux de rôle d’horreur ou des jeux où on incarne un héros et ses side-kicks comme GURPS Hellboy (ou Hellboy vaut 500 points de création alors qu’un personnage humain n’en vaut que 100).
L’équité, c’est l’assurance qu’on cherche à offrir une expérience intéressante à la joueuse en dépit des éventuelles faiblesses de son personnage ou de la cruauté du monde de jeu. L’équité peut aussi se caractériser par une répartition équitable du spotlight (le même temps de parole pour toutes ou, si ça convient mieux, un temps de parole adapté à toutes, donc plus faibles pour les timides et plus élevé pour les roleplayeuses), ou par la garantie que la puissance ne fait pas tout (dans un jeu comme Inflorenza, vous pouvez jouer un esclave et avoir autant d’influence sur la narration et même d’influence sociale qu’une autre joueuse qui joue un roi).

Perestroïka

On fait aussi souvent une association entre justice et transparence. Le jeu paraît plus juste si tout le monde joue cartes sur table… ou si le caractère de jeu à secrets est annoncée d’emblée.

La justice, c’est l’injustice

Si l’on a déjà relevé le cas des jeux d’horreurs, absurdes ou tragiques où l’injustice est recherchée, on peut aussi reprocher aux jeux justes d’être paternalistes. Ainsi des jeux où l’on reçoit des jetons ou des bonus pour avoir agi dans le sens voulu par le jeu, et/ou des malus dans le cas inverse. Cette mécanique peut être vécue comme du « susucre/bâton » par des joueuses préférant que le jeu leur fasse confiance ou leur laisse la bride sur le cou. De même que la surabondances de règles simulatrices ou sociales (allant de la sécurité émotionnelle ou à l’évaluation du roleplay avec sifflement des fautes de jeu) peut être vécue comme une dérive légaliste de la pratique… à moins à nouveau d’avoir mis les attentes de tout le monde sur la table pour se mettre d’accord sur la nécessité de telle ou telle règle).

Justice for my diégèse

Toutes ces considérations sont encore très méta, relevant beaucoup du contrat de table. Si l’on pénètre plus profondément dans le caractère plus narratif des choses, on s’aperçoit que la justice joue encore un rôle important. Les systèmes judiciaires des univers de jeu sont de véritables règles dans les règles, qui créent de l’aventure, qu’ils soient… justes, injustes, réalistes ou absurdes (ainsi dans Nobilis, il est interdit… de tomber amoureux ! Cette loi absurde est bien évidemment placée là pour inviter les joueuses à jouer des histoires d’amour pleines de tension et du frisson de l’interdit, où à mettre en place des scènes rocambolesques d’enquêtes, de procès et d’évasion).
La justice peut aussi être métaphysique. Dans Dragon de Poche, à travers les conseils au MJ, l’univers se montre clément pour les personnages qui agissent dans la voie du bien, les sauvant des situations les plus critiques par quelques deus ex machina, tandis que ce même univers se montrera impitoyable avec les personnages qui agissent comme des crapules. Alors que d’autres univers sont plus injustes, comme dans COPS où les méchants s’en sortent grâce à un système corrompu et où les personnages, tentés alors de shunter le système et de pratiquer l’autojustice, risqueront les représailles des affaires internes.
D’autres mondes appliquent une métaphysique plus transactionnel, ainsi dans Inflorenza Minima, les personnages évoluent dans un univers amoral où ce qui compte pour accomplir sa quête n’est pas sa justesse, mais le prix moral ou physique qu’on est prêt à payer.

La justice est un ressort narratif, on l’a déjà dit, et il est fréquent qu’on demande aux personnages de mener l’enquête, de rendre la justice (Dogs in the Vineyard, les magistrats d’émeraude dans L5R, Marchebranche) ou d’arbitrer des situations, car ce sont des moments intéressants, dans les jeux moraux comme dans les jeux tactiques. Sachant que concernant les figurants, l’instrument de la justice est souvent… les personnages. Vont-ils se montrer cruels, laxistes ou impartiaux ?

La justice, le jeu de rôle et le monde réel

Sachant que cette notion de justice ne se limite pas au cercle magique de la table, du temps de l’aventure. Avec les réseaux sociaux, les discussions en convention et les actual play, une bonne part de nos aventures devient publique. Et s’en trouve jugée par nos pairs rôlistes. Que ce soit au niveau de nos pratiques et de nos game design, mais aussi au niveau de notre sens de la justice et notamment de la justice que nous avons pu rendre en jeu à des figures de personnes ou de populations dominantes ou opprimée. Et de se poser l’éternelle question de savoir si ce que se passe à Glorantha doit rester à Glorantha.

Cet article est dans le domaine public. Merci pour votre attention et vos commentaires !

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