Cet article est paru en parallèle en 2015 sur le webzine Le Maraudeur et le forum Les Ateliers Imaginaires. Le forum Les Ateliers Imaginaires étant (temporairement, j’espère) inaccessible, je reposte ici l’article car j’ai besoin de le référencer pour la vidéo du jour intitulée Peut-on vraiment se passer de MJ ?
(temps de lecture : 10 mn)
Andrea Kirkby, cc-by-nc
Critique d’un jeu de rôle par l’incarnation
Incarner un personnage, c’est, le temps d’une partie de jeu de rôle, vivre dans sa peau.
Il peut nous arriver de ne pas apprécier de jouer à certains jeux de rôles parce qu’ils nous proposent une façon d’incarner notre personnage qui ne nous convient pas ; il arrive même que nous disions alors que « ce n’est pas un jeu de rôle ». Peut-on voir les choses différemment ? Que peut-on gagner en ouvrant davantage les portes de l’incarnation ?
Nous sommes tous des critiques dans l’âme. Une fois que nous avons essayé une partie d’un jeu de rôle, nous pensons pouvoir dire si ce jeu est « bon » ou « mauvais », si c’est un jeu de rôle, ou si c’est autre chose comme un jeu de plateau, ou un jeu où on se raconte des histoires.
Le souci est qu’en jouant avec un esprit critique, nous limitons nos opportunités de connaître des expériences rôlistes qui nous enrichissent. Nous nous construisons une image de comment nous aimons incarner notre personnage, et nous nous privons de jouer aux jeux de rôles qui nous semblent sortir de ce schéma.
Or, en élargissant nos vues sur ce qu’est l’incarnation, nous pourrions prendre du plaisir sur bien davantage de jeux. En réalisant que l’incarnation est une expérience intime, nous pouvons aussi reprendre le pouvoir sur cette expérience, afin qu’elle ne soit pas uniquement conditionnée aux règles d’un jeu, mais à notre propre capacité à vivre dans la peau d’un personnage. Cela nous permettrait de jouer à davantage de jeux, avec davantage de personnes, sans pour autant nous amuser moins. Au contraire.
Une définition du jeu de rôle et de l’incarnation
Un jeu de plateau, c’est un plateau, des pions, des règles. Un jeu de rôle, c’est un jeu de plateau où le plateau et les pions sont imaginaires. Une partie de ce plateau et de ces pions peuvent être représentés par des éléments physiques mais dans un jeu de rôle, le plateau physique ne simule pas la totalité des potentiels du décor imaginaire, et les pions physiques ne simulent pas la totalité des potentiels des personnages imaginaires.
►Pour aller plus loin : Article Le jeu de rôle est potentialité, par Frédéric Sintes
C’est une définition volontairement large. Nous limitons nos possibilités d’incarnation quand nous limitons trop notre définition du jeu de rôle. Avoir une définition large nous permet d’aborder une partie de jeu de rôle avec l’esprit ouvert.
Incarner, c’est jouer un pion imaginaire. Ce pion imaginaire, c’est le personnage. Il semble distinct des pions tiers, qu’on appellera ici les figurants, et du plateau, qu’on appellera ici le décor.
Parfois, il existe une personne avec des responsabilités spéciales : la meneuse de jeu. La forme la plus répandue est la suivante : chaque joueur incarne un personnage, la meneuse de jeu incarne le décor et les figurants.
Les règles qui semblent contrarier notre incarnation
Voici un pot pourri de règles de jeux de rôles que certaines personnes ont besoin d’ignorer pour se sentir capables d’incarner sereinement. Elles ont été collectées en convention et sur les forums, de centaines de personnes différentes.
Dans cette série d’exemple, on oppose règles et joueur, mais parfois, il ne s’agit pas d’une demande des règles, mais d’une demande de la meneuse de jeu.
+ Responsabilité sur le décor et les figurants : les règles demandent au joueur de dire des choses au sujet du décor et des figurants.
►Pour aller plus loin : Article Responsabilité et propriété, par Frédéric Sintes
+ Autorité sur le décor et les figurants : Quand la meneuse de jeu décrit une situation, un décor ou un figurant, les règles demandent au joueur de valider l’existence de la situation, du décor ou du figurant.
►Pour aller plus loin : Article Autorité et Narration, par Jérôme Larré,
+ Safe words et codes de contrat social : Les règles demandent au joueur de brider certains aspects de l’intrigue si elles lui paraissent inconfortables à jouer, comme le sexe ou la violence.
+ Plusieurs personnages : Les règles demandent au joueur d’incarner tour à tour plusieurs personnages.
+ Établir un destin pour le personnage : Les règles demandent au joueur d’imaginer quelle sera la fin du personnage
+ Devoir décrire ses échecs ou ses réussites : Quand le joueur veut que son personnage obtienne quelque chose et que les règles indiquent que ce n’est pas automatique, le joueur doit faire appel au système de résolution, qui dit s’il obtient ou non ce qu’il veut, et ensuite c’est au joueur de décrire le résultat dans les détails.
+ Connaître à l’avance la nature de l’échec ou de la réussite : Quand le joueur veut obtenir quelque chose et que pour l’obtenir, il faut faire appel au système de résolution, les règles informent le joueur à l’avance ce qui va se passer si c’est un échec et ce qui va se passer si c’est une réussite.
+ Historique scripté : Les règles définissent l’historique du personnage, c’est-à-dire tout ce qu’il était avant que le jeu commence.
+ Roleplay scripté : Les règles définissent une ligne de conduite pour le personnage.
+ Événements scriptés : Les règles définissent qu’à un moment, le personnage doit prendre telle décision, échouer ou réussir automatiquement telle action, ou développer une nouvelle capacité ou un nouveau handicap.
+ Caractéristiques aléatoires : Les règles définissent au hasard les scores chiffrés sur la feuille de personnage, si bien que le joueur ne peut pas décider lui-même du potentiel d’action de son personnage
+ Classe de personnage aléatoire : Les règles définissent au hasard l’archétype du personnage, si bien que le joueur ne pas décider lui-même de la profession de son personnage, de ses points forts et de ses points faibles, de l’image qu’on se fait de lui dans l’univers de jeu.
+ Personnages prétirés : Les règles définissent pour chaque joueur un personnage prétiré, autrement dit un personnage avec un historique, une ligne de conduite, des caractéristiques et une classe imposée
+ Contraintes esthétiques : Les règles demandent au joueur de décrire la façon dont il se comporte, son apparence, et jusqu’aux événements qui lui surviennent en suivant les directives d’un canon esthétique ou d’un genre narratif.
+ Contraintes morales : Les règles demandent au personnage de respecter certaines valeurs et interdits moraux
+ Contraintes ludiques : Les règles demandent au personnage de suivre une certaine ligne de conduite pour le bon déroulement du jeu et des épreuves (comme accepter la mission proposée par un figurant).
+ Personnage squelettique : Les règles donnent très peu d’éléments pour définir son personnage. Elles peuvent aller jusqu’à ne demander qu’un nom (Capitaine Scintillant, Jennifer) ou un mot (le magicien, la vieille femme).
+ Personnages à potentiel identique : Les joueurs peuvent personnaliser l’aspect et la ligne de conduite de leur personnage, mais face au système de résolution, tous les personnages ont le même potentiel (par exemple, tous les personnages ont le même score en combat).
+ Jouer sa propre adversité : Les règles nous demandent de dire des choses à propos de notre personnage où à propos du décor et des figurants qui vont clairement contre les intérêts du personnage.
+ Absence d’adversité : Les règles ne s’opposent pas à ce que notre personnage réussisse ce qu’il entreprend.
+ Absence de lien entre la fiction et les règles : Ce que nous disons à propos de notre personnage n’a pas d’impact sur les propriétés mécaniques de notre personnage ou du décor (par exemple, un joueur décrit tous les efforts que son personnage fait pour se dépêtrer d’une situation, mais on tire à pile ou face pour savoir s’il y parvient : ses efforts n’ont pas permis d’influer sur la probabilité de réussite).
+ Absence de lien entre les règles et la fiction : Les propriétés mécaniques de notre personnage ou du décor peuvent évoluer sans que les règles nous imposent d’en tenir compte dans ce que nous imaginons (par exemple, un personnage perd des points de vie mais sa capacité à agir n’est pas altérée sauf si le joueur décide de le jouer lui-même).
Pourquoi notre incarnation est-elle contrariée ?
Face aux règles précédentes, il peut nous arriver de dire : « Avec ses contraintes (ou avec cette liberté), je n’arrive pas à incarner mon personnage. Je ne me sens pas dedans. C’est comme si mon personnage était faux. Je ne suis pas immergé dans mon personnage. »
Ce sentiment peut avoir plusieurs causes :
+ Peut-être que nous estimons qu’incarner notre personnage, c’est jouer la volonté du personnage contre le monde imaginaire. Or dans une certaine mesure, les règles nous demandent parfois de jouer le monde imaginaire, et que parfois elles prennent le contrôle sur la volonté de notre personnage.
+ Peut-être que nous estimons que pour incarner notre personnage, notre personnage doit être un simulacre : Une sorte d’enveloppe virtuelle dans laquelle nous nous glissons, avec notre vraie intelligence, nos vraies valeurs, nos vraies croyances, notre vrai vécu. Or dans une certaine mesure, les règles nous demandent de nous en écarter (par exemple en nous demandant de jouer un troll stupide, un méchant caricatural, un fanatique d’une religion étrange, une personne ayant vécu un traumatisme aussi grave qu’exotique pour nous).
►Pour aller plus loin : Article Joueur, personnage et simulacre de Romaric Briand, dans le recueil Le Maelstrom.
+ Peut-être que nous estimons que pour incarner notre personnage, nous devons vivre une expérience de réalité virtuelle : Être plongé dans un décor imaginaire avec lequel nous pouvons interagir à loisir. Or dans une certaine mesure, les règles nous demandent de paramétrer nous-même une partie de ce décor, et nous disent comment interagir avec lui.
Les absolus n’existent pas
Certaines exigences que nous pouvons formuler pour atteindre l’incarnation ne peuvent jamais être remplies en totalité.
+ Ainsi, il est impossible de jouer uniquement la volonté de son personnage, nous avons besoin d’empiéter sur ses possessions, son historique, son potentiel, son environnement proche. Et en creux, puisque nous ne pouvons pas jouer uniquement la volonté de notre personnage, il nous est impossible de ne rien jouer du monde imaginaire.
►Pour aller plus loin : Article La volonté et le monde de Frédéric Sintes
De même, nous ne pouvons pas jouer entièrement la volonté de notre personnage. L’univers de jeu ne peut avoir de consistance s’il n’exerce pas certaines pressions sur notre volonté. Par exemple, si notre personnage est confronté à un monstre terrifiant dans un jeu d’horreur, il est possible que les règles imposent au personnage de fuir. Quand nous jouons, en tant que personne, ce monstre ne nous terrifie pas, peut-être ressentons-nous un peu de peur parce que nous craignons pour notre personnage, mais le personnage, quant à lui, ressent une peur beaucoup plus forte. Les règles le simulent en se donnant la possibilité de prendre le contrôle de la volonté de notre personnage pour lui imposer de fuir.
+ Il nous est impossible de jouer notre personnage uniquement comme un simulacre, parce que nous n’avons pas accès aux émotions du personnage .
►Pour aller plus loin : Article Personnages fictifs et vie intérieure de Gregory Pogorzelski,
Supposons par exemple que nous jouions à un jeu d’horreur où les règles ne prennent pas le contrôle de la volonté de notre personnage. Notre personnage est confronté à un monstre terrifiant, et nous prenons la décision de fuir. Nous le faisons parce que nous sommes motivés par la peur de perdre de notre personnage. Mais nous ne savons pas quelles sont les émotions du personnage. Nous pouvons dire qu’il a peur, mais c’est une invention de notre part, ce n’est pas l’exercice de la volonté du personnage : on ne peut pas décider d’avoir peur.
+ Il nous est impossible de connaître une expérience de réalité virtuelle par un média comme le jeu de rôle qui utilise en priorité le langage. Nos émotions ne seront jamais réelles, elles seront forcément distanciées. Il est impossible de croire complètement qu’on est son personnage et que le décor imaginaire existe réellement. Un jeu de rôle n’est jamais complètement une expérience de réalité virtuelle, parce qu’il est en même temps expérience de création de faits imaginaires à plusieurs.
►Pour aller plus loin : Article Le jeu de rôle, art méta-fictionnel par excellence, par Vivien Féasson,
La ligne
Ce que nous avons supposé comme étant les conditions optimales d’incarnation (jouer la volonté contre le monde, jouer un simulacre, jouer dans une réalité virtuelle) ne peuvent être jamais satisfaites en totalité. Pourtant, nous prenons plaisir à incarner dans certains jeux, et dans d’autres jeux, non. C’est parce que nous avons chacun une ligne (c’est un terme de John Harper), et si nous franchissons cette ligne, nous perdons le plaisir d’incarner. L’un détestera l’idée de jouer plusieurs personnages, l’autre détestera qu’on lui pose des questions sur le monde autour de son personnage, un dernier détestera qu’on lui impose le sexe ou la religion de son personnage.
Non seulement, nous avons chacun une ligne différente, mais c’est plus une frontière qu’une ligne : Comprendre une limite aux contours très compliqués, contours que nous ne connaissons pas nous-même à l’avance. Savons-nous comment nous allons réagir à la question suivante : « Comment s’appellent les parents de ton personnage ? ». Va-t-on répondre « John et Maggie », ou bien : « Je ne sais pas, dis-moi meneuse de jeu, comment s’appelaient-ils ? » ou encore : « Mes parents sont morts. », ou enfin « Cela n’a aucune importance. » ? Si nous répondons une de ces trois choses, la question ne dépassait pas notre ligne. Si au contraire, nous commençons à avoir des sueurs froides parce qu’elle transgresse notre façon de voir comment incarner notre personnage, si nous nous révoltons contre les règles parce qu’elles nous posent cette question, alors c’est que les règles viennent de franchir notre ligne.
►Pour aller plus loin : Article « Crossing the line », John Harper
Les solutions pour incarner plus facilement
Quand les règles franchissent notre ligne, nous avons trois possibilités :
+ Renoncer à jouer au jeu, et rester sur une mauvaise expérience, qui peut aller jusqu’à penser que « ce n’est pas un jeu de rôle ».
►Pour aller plus loin : Article « Ce n’est pas du jeu de rôle », auteurs multiples,
+ Repousser nos limites. Tout simplement, essayer de répondre à la question qui franchit notre ligne, et voir quelle expérience cela produit. Peut-être n’est-ce pas si terrible ? Peut-être que cela va nous permettre de vivre des aventures différentes ou de vivre les mêmes aventures différemment ? Si nous lâchons prises de l’idée que nous avons une ligne, alors nos horizons s’élargissent, et la découverte est au rendez-vous.
+ Danser le limbo autour de la ligne. Quand les règles nous posent une question qui s’approchent dangereusement de notre ligne, nous avons toujours une réponse possible qui sera du bon côté de la ligne.
À la question « Comment s’appellent les parents de ton personnage ? », selon notre ligne nous répondrons des choses aussi variées que « John et Maggie », « Je ne sais pas, dis-moi meneuse de jeu, comment s’appelaient-ils ? », « Mes parents sont morts. », ou encore « Cela n’a aucune importance. ».
Autre exemple : Ce n’est pas parce que les règles nous permettent d’incarner les figurants que nous sommes obligés de le faire si cela contredit notre vision de l’incarnation.
Pour résumer, si les règles nous donnent des responsabilités qui franchissent notre ligne, il nous suffit de ne pas accepter ces responsabilités-là. Si les règles nous donnent une autorité qui franchit notre ligne, il nous suffit de ne pas accepter cette autorité-là. Le jeu continuera si par ailleurs, les lignes différentes de chaque joueur font qu’un équilibre se crée. Le jeu s’arrête à partir du moment où un joueur, plutôt que de refuser une responsabilité ou une autorité, refuse tout simplement de jouer.
+ Voir au-delà des règles. Les règles d’un jeu de rôle ne sont pas là pour tout gérer, et surtout pas pour gérer l’entièreté d’un concept si complexe que l’incarnation, elles ne sont pas là pour dire la totalité ce que les joueurs peuvent dire au sujet des personnages, du décor et des figurants. Les règles ne sont là que pour gérer un un enjeu central, qui varie selon chaque jeu.
Les règles de Donjons et Dragons servent essentiellement à gérer le combat, les règles de Breaking the Ice servent essentiellement à gérer une histoire d’amour. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas jouer de romance à Donjons et Dragons et qu’on peut pas faire de combat dans Breaking the Ice. Cela veut dire que pour ces choses-là, on ne va pas faire appel aux règles, mais à notre capacité à incarner, capacité qui nous est innée, qui remonte au « et si ? » de l’enfance.
Notre capacité à incarner réside dans notre capacité à lire la marge de manœuvre que nous laissent les règles.
Synthèse
Nous avons tous une perception différente de ce qu’est incarner un personnage. Et parfois, les règles se heurtent à notre perception de l’incarnation, parce qu’elles se heurtent à la façon dont nous concevons la façon dont un jeu de rôle fonctionne. Or notre conception du jeu de rôle est un modèle abstrait. Comme tout modèle, il ne tolère pas les compromis. C’est en nous affranchissant inconsciemment du modèle que nous pouvons incarner. Pour autant, nous conservons une ligne, une frontière intérieure qu’il nous est difficile de franchir sous peine de ne plus prendre de plaisir à incarner. Moyennant quelques astuces et exercices de pensée, nous pouvons apprendre à franchir les portes de l’incarnation, nos propres portes intérieures, pour découvrir de nouvelles façons d’incarner. Il suffit d’oser.
Rester derrière notre ligne est une affaire de contrôle. Franchir la ligne est une affaire de lâcher-prise, qui nous promet d’atteindre à deux fondamentaux de l’expérience rôlistique : d’un côté l’expérience chamanique de possession, et de l’autre l’accès à un pur espace de transgression.
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