Dans mes livres de jeu de rôle et autres communications sur le sujet, j’ai pris l’habitude de dire « figurants » au lieu de dire PNJ (ou personnage non-joueur).
Il y a plusieurs raisons à cela.
Sans doute, d’abord, une envie personnelle de marquer le lampadaire rôliste de ma patte personnelle, reprenant à mon compte la manie auctoriale de renommer le MJ de 36 000 façons (mode à laquelle j’ai d’ailleurs succombé : Confidente dans Inflorenza, Garde Forestière dans Arbre, arbitre dans Écorce et Marchebranche…). Lors de la première rédaction d’Inflorenza, j’ai eu cette lubie de donner un nom exotique à chaque terme technique, chose qui a en partie été corrigée suite aux râles d’agonie de l’équipe de relecture.
pietplaat, cc-by-nc, sur flickr.com
Avant d’aborder la raison principale pour employer le terme « figurant », je voudrais dire pourquoi cette manie n’est pas resté une passade. Deux ou trois ans après l’apparition de « figurant » dans Inflorenza (Millevaux Sombre emploie encore PNJ par souci d’homogénéité avec le jeu Sombre dont il est un supplément), je me suis mis à employer le terme « joueuse » au lieu de « joueur » pour marquer la mixité dans notre loisir (et mon désir qu’elle s’accroisse). Il devenait alors difficile de réemployer PNJ qui était implicitement genré au masculin : personnage non-jouEUR. De surcroît, mon souci d’harmonie avec le terme « joueuse » s’est accompagné de la conservation d’un autre terme employé dans Inflorenza : « personnage » pour dire PJ (personnage-joueur). A nouveau, l’acronyme PJ impliquait personnage-jouEUR, tandis que « personnage » ne présumait pas du genre de la personne qui l’incarnait. (Et OUI, le neutre masculin n’est pas le genre masculin, j’en conviens, mais je suis à la recherche de solutions élégantes. Et NON, joueuse n’est pas français puisque le neutre féminin n’existe pas en français).
Pour aller plus loin :
C’est l’histoire d’une joueuse, Coralie David et Jérôme Larré, sur Lapin Marteau
L’emploi de « personnage » et de « figurant », deux termes masculins, avait un avantage lexical en juxtaposition avec le terme « joueuse » : puisque la personne incarnante est au féminin et que le rôle incarné est au masculin, on évite les confusions à la lecture, confusions qui sont en revanche très fréquentes avec le terme « PJ » qui désigne parfois indifféremment personnage ET joueuse. Le Grümph va un peu plus loin dans ses jeux récents, puisqu’il féminise aussi le MJ, qui devient meneuse de jeu. On observe alors une juxtaposition élégante entre la personne incarnante, au féminin (joueuse, meneuse de jeu) et les rôles incarnés, au masculin (personnage, figurant).
La dernière raison, celle qui motive cet article et qui je pense m’a convaincu en premier lieu de l’emploi des termes « figurant » et « personnage » au lieu de « PNJ » et « PJ », est de l’ordre du roleplay. Elle tient à la conception personnelle que je me fais de ces rôles.
Les termes « PNJ » et « PJ » associent un rôle à une personne, cela peut engendrer des confusions et cela dénote un parti-pris avec lequel je suis en désaccord. Inflorenza a été rédigé pour des débutants (il ne m’appartient pas de dire si j’ai réussi mon pari ou non), et selon moi et d’après ce que j’ai observé sur mes tables, « figurant » est plus facile à comprendre que « personnage non-joueur ». On pense vite aux figurants du théâtre ou du cinéma. Je conviens que l’emploi du terme est un peu incorrect dans le sens où mes figurants, en tant que synonyme de PNJ, ne sont pas uniquement des rôles de second plan : un figurant peut être la némésis ou le meilleur ami d’un personnage, et avoir un temps d’audience considérable. Mais je pense que naturellement, à l’écoute du terme « figurant », la joueuse comprend aussitôt « un rôle qui n’est pas le héros ».
Le terme « figurant », dans l’optique de présenter le jeu de rôle à des profanes, me permet d’élaborer une définition du média qui se passe d’explications superflues : « On joue une aventure imaginaire à plusieurs. Certaines joueuses incarnent un personnage tandis que la meneuse de jeu incarne le décor et les figurants. S’il n’y a pas de meneuse de jeu, alors les joueuses se partagent l’incarnation du décor et des figurants. »
Le terme « PNJ » atteint un véritable paradoxe quand il est réinvesti dans le GN pour désigner les rôles pilotés par les orgas, faire-valoir, antagonistes ou mentors des PJ. Ainsi donc, on appelle « personnage non-joueur » un rôle… incarné physiquement par une personne. Dans mon GN Les Sentes, je reprends le terme de figurant et je n’assigne ce rôle à personne : Les Sentes ne recrute pas de personnel pour incarner des figurants. A la place, les joueuses peuvent de temps à autre, si l’envie leur en prend ou pour rendre service ou si leur personnage est hors-jeu, abandonner la peau de leur personnage pour incarner un figurant.
Dans Inflorenza, les figurants sont des rôles qui vivent dans l’ombre mais ne demandent qu’à prendre la lumière. On ne crée pas forcément son personnage dès le début du jeu, et dans les premières minutes de la partie, on peut tout à fait s’accaparer un figurant précédemment décrit pour en faire son personnage, tout comme après la perte de son personnage, on peut s’accaparer un autre figurant plutôt que de créer un nouveau rôle de zéro. C’est une technique qui m’a été inspirée par le jeu de rôle Sombre, de Johan Scipion, qui confie aux joueuses dont le personnage vient de mourir la charge d’incarner un des méchants ou des seconds couteaux en place : une façon de rester toujours dans le jeu, sans passer par une fastidieuse recréation de personnage.
Inflorenza étant (la plupart du temps) un jeu de rôle sans MJ, le terme « PNJ » n’a pas vraiment de sens. Habituellement, on comprend « PNJ » comme « personnage du MJ » puisqu’il n’est incarné par aucune joueuse. Mais en l’absence de MJ, les PNJ sont incarnés par l’ensemble des joueuses. Le terme « personnage non-joueur » perd alors son sens. « Figurant » convient mieux, car il ne présume pas de la personne qui l’incarne. En outre, dans les jeux avec MJ, j’ai l’impression que le MJ n’a pas l’exclusivité du contrôle des PNJ. Lors de la création de personnage, les joueuses créent des PNJ en évoquant leurs compagnons, leurs némésis, etc. Et en cours de jeu, même dans les cas où le MJ centralise le plus l’autorité sur les PNJ, les joueuses disent encore beaucoup sur eux, par leurs commentaires, leur interprétation, ou tout simplement en modifiant leur état (par des actions physiques, sociales ou magique, par exemple). Vraiment, je pense que les PNJ sont gérés par toute la table, en fait.
Pour aller plus loin :
Grégory Pogorzelski, Le chambellan qui pue, sur Du bruit derrière le paravent
Thomas Munier, L’interprétation, Podcast Outsider
Et je revendique aussi cette assertion pour les personnages. Le terme « personnage-joueur » présume que le personnage est exclusivement contrôlé par une joueuse. C’est faux dans mon paradigme de jeu, et je pense que mon rapport au personnage induit la définition assez large que je peux avoir du terme « jeu de rôle ». J’ai du mal à imaginer que la joueuse puisse contrôler son personnage tout le temps.
La base de jeu de rôle lui impose beaucoup de contraintes (choix d’un archétype, questionnaire de création, etc.), les mécaniques du jeu également (perte des points de vie impliquant des malus ou la mort du personnage, liste fermée de compétences ou de moves téléguidant les réactions du personnage), la meneuse de jeu (que ça soit par le truchement des mécaniques, ainsi à L’Appel de Cthulhu, il est courant qu’à l’occasion d’une perte de santé mentale, la meneuse de jeu impose un type de folie, ou par un procédé affranchi des mécaniques et relevant de la direction artistique tel que la description des émotions du personnage par la meneuse du jeu, son historique familial et social, etc.)… et même les autres joueuses (sans aller jusqu’à prendre l’exemple de jeu décentralisant la narration à l’extrême, les autres joueuses ont une influence sur votre personnage par leurs commentaires, leur interprétation, ou par toute action physique, sociale ou magique visant votre personnage).
Si je fais du jeu de rôle solo, je ne m’attends pas pour autant à avoir un contrôle total sur mon personnage. Je sais que le livre de jeu et les mécaniques vont me contraindre et me surprendre, et c’est ce dont j’ai besoin pour avancer. C’est pour cette raison que mon jeu de rôle solo Bois-Saule peut parfois être assez invasif, allant jusqu’à imposer des émotions au personnage.
A minima, on peut dire que la joueuse contrôle la plupart du temps son personnage, mais pas qu’elle le contrôle tout le temps. Le personnage appartient à tout le monde. Les jeux vont essentiellement se différencier par les aspects du personnage réservés au contrôle de la joueuse et ceux réservés au contrôle de tiers (univers, règles, meneuse de jeu, autres joueuses). Ainsi, si l’on peut dire, dans L’Appel de Cthulhu, la joueuse contrôle son personnage quand il est en forme et que sa chance aux dés et la déveine aux dés des tierces parties l’épargnent. Mais quand les dés s’en mêlent, le contrôle lui échappe : perte de points de vie et de santé mental, gain de folie… Quitte à ce qu’il soit ensuite demandé de jouer les conséquences de cette perte de contrôle (ainsi, à L’Appel de Cthulhu, j’ai vu comme pratique commune de laisser la joueuse interpréter elle-même la folie imposée par les tables aléatoires ou la meneuse de jeu). Dans Inflorenza, votre personnage semble à peine vous appartenir : l’ensemble de la tablée peut dire ce qu’elle veut sur lui. Cependant, vous conservez toujours le dernier mot à son sujet : vous pouvez donc annuler ce qui a été dit sur lui, et même refuser la conséquence d’un jet de dé. Dans les pratiques rôlistes issues du théâtre d’improvisation et soucieuses de sécurité émotionnelle, on recourt à une habitude qui fait la jointure entre ces deux approches : les autres peuvent dire à peu près ce qu’ils veulent sur votre personnage, et lui infliger à peu près ce qu’ils veulent, mais il vous appartient de décrire l’impact et les conséquences.
Pour aller plus loin :
Eugénie, Changer de paradigme : C’est celui qui subit qui décide, conférence à Orc’Idée
Je pense que la médiation par le personnage est un facteur important de ce qui constitue à mes yeux un jeu de rôle, tant et si bien que j’inclus volontiers Loups-Garous de Thiercelieux, Les Chevaliers de la Table Ronde, Horreur à Arkham ou même les escape games dans la catégorie des jeux de rôles, malgré leur composante roleplay assez limitée (mais tout à fait présente cependant).
Pour certain.e.s, la différence entre jeu de rôle et story game est la suivante : dans un jeu de rôle, on tente de résoudre des situations, tandis que dans les story games, on préfère les décrire. Autrement dit, en jeu de rôle, on cherche à résoudre les problèmes de son personnage, et dans les story games, on cherche à raconter l’histoire de son personnage. Cette définition, proposée par Coralie David, me rappelle la distinction que fait Frédéric Sintes entre jeux de rôle où on défend son personnage et jeux de rôle où on est auteurice de son personnage, et les deux définitions sont tout à fait claires et fonctionnelles. Elle ne correspondent juste pas à la façon dont j’appréhende les choses. Si à un moment donné, je me mets dans la peau d’un personnage, que ce soit pour le défendre ou pour m’en servir pour raconter une histoire, j’ai le sentiment de faire du jeu de rôle. C’est pour quoi quand je joue à Polar Base (jeu insistant sur le fait qu’on est « scénaristes d’un film » mais donnant à interpréter, en plus de figurants, un personnage principal à chaque joueuse) ou à Les Sauveurs (jeu donnant un script assez serré pour interpréter son personnage au cours de chapitres successifs), je le vis comme un jeu de rôle et non comme un story game ou un checkpoint game.
Pour aller plus loin :
Coralie David et Jérôme Larré, Légitimation et diversification des jeux de rôle, dans le recueil Le jeu de rôle sur table, un laboratoire de l’imaginaire, ed. Classiques Garnier (collection Lettres Modernes Minard), 2019
Frédéric Sintes, « Mode auteur » et « Plaider pour son personnage » #1, sur Limbic Systems
En revanche, l’équivalence une joueuse = un personnage n’est pas à mes yeux une condition nécessaire à ce que je puisse décrire mon expérience comme du jeu de rôle. Oui, je dis que je fais du jeu de rôle quand j’ai l’impression d’incarner un personnage, mais ça n’a pas besoin d’être continu. A un moment, je suis dans un personnage, puis je saute dans un autre, et dans un autre… C’est à mes yeux le sens du mot figurant : un rôle qui attend d’être incarné, pour une minute ou pour la vie.
C’est à mon sens ce que donne à ressentir Ars Magica, où l’on incarne à la fois un mage et ses suivants. Ou Tombe & Oubli, où le rôle du personnage principal passe de joueuse en joueuse, sachant qu’en attendant d’avoir la main sur ce personnage principal, les joueuses incarnent des figurants.
C’est pour cela que quand je joue à Microscope ou à The Quiet Year, deux jeux où on n’incarne jamais très longtemps le même personnage puisqu’on joue la destinée de tout un peuple, je joue toujours au jeu de rôle. Je crois qu’avec les personnages et les figurants, je pratique le polyamour. C’est grave, docteur ?
Pour aller plus loin :
Thomas Munier, Sélène Tonon,
Podcast Outsider N°33 : Game Design Jeu de Rôle : Mon personnage et moi #4
Utiliser des termes spécifiques par rapport à sa vision du jeu de rôle, ça me parle totalement comme concept. D’ailleurs, j’utilise aussi le terme « figurant » dans Happy Together, que j’ai repris il me semble des Cordes Sensibles de Frédéric Sintes. J’évite aussi les termes de PJ et de PNJ, dans un but didactique essentiellement.
Plus récemment, je milite pour l’emploi du terme « jeu de rôle solitaire » comme tu as certainement pu le voir dans mon ébauche d’article sur le jeu de rôle solitaire.
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