La justesse en jeu de rôle

« Ce qui rend la réalité si bizarre, c’est que la fiction a besoin d’être convaincante, et la réalité non »
Mark Twain
(citation également attribuée à une flopée d’autres personnes)

Je remercie les participants du Discord des Courants Alternatifs (Felondra, Gherhartd Sildoenfein, Yukiko, Arjuna Khan, kF) pour avoir participé à une discussion sur « la justesse en jeu de rôle » dont cet article est une restitution. J’ai conservé les screenshots de cette discussion, donc si vous voulez que vos propos soient mieux restitués, contextualisés, crédités ou amendés, je vous écoute.

danperezfilms, cc-by-nc, sur flickr.com

 

Introduction

La notion de justesse est un peu en chantier pour moi, mais pour synthétiser ma pensée et celle de l’équipe de discussion, on joue juste quand nos propositions semblent appropriées au reste de la table. Tout comme la justice, c’est donc une notion assez subjective et à mesurer à l’échelle de la table. Il semblerait que ça soit plutôt une préoccupation de jeu esthétique, et comme le souligne Felondra, justesse et harmonisation du groupe forment une boucle vertueuse (je définis l’harmonie par l’osmose du groupe en jeu esthétique). La justesse est plus facile à atteindre quand on joue avec des univers ou des ambiances très prescrites, mais elle est toute aussi demandée dans les jeux avec ambiances ou univers émergents, et alors elle est affaire de bon goût, de feeling, de préjugés sur la pertinence artistique d’une proposition. A noter que la justesse est justement une exigence artistique liée à une idée de naturel, de spontanéité, de cohérence, de sobriété. On peut tout à fait imaginer un jeu foutraque, décalé ou outrancier, mais dans ce cas le plaisir de la table vient d’autre chose que la justesse.

Pour aller plus loin :
Thomas Munier, Justice pour mon jeu de rôle, sur Outsider
Thomas Munier, Les Osmoses de groupe, Podcast Outsider

Fabrice Plas, cc-by-nc-nd, sur flickr.com

Résonance et dissonance

Pour moi, la justesse consiste à résonner aux attentes de la table, au choix du jeu, de la manière de le jouer. C’est très contextuel, mais je pense que c’est objectivable. Je ne pense pas que cela soit lié aux types de jeu (tactique, moral, esthétique, social). Par exemple si je ne pose pas le bon type de dilemmes moraux aux autres joueuses, si je n’ai pas un degré de sérieux ou de déconne suffisamment proche du reste de la tablée, si je joue Personnage contre Personnage là où les autres sont Joueuse contre Joueuse, si le jeu me demande de mettre en danger mon personnage et que je le protège, si je joue méta quand le reste de la table est en immersion… Je joue faux, je manque de justesse.

Là où c’est difficile, c’est qu’il ne s’agit pas d’une dictature de l’uniformité. Jouer juste, c’est aussi se décaler… mais comme il faut. Comme en musique, un 7e diminuée peut être une erreur ou trouver parfaitement sa place selon le style, ce qui a précédé, ce qui va pouvoir suivre. La dissonance est donc bienvenue si elle crée une rupture ou dialogue avec le reste. Paradoxalement, c’est à ce moment où la dissonance sonne juste : elle tombe au bon moment. Et parfois, elle sonne juste simplement parce que le reste de la table s’en empare et la fait résonner. La dissonance sonne juste quand la table en a une réception positive ou en fait une réappropriation positive.

Pour aller plus loin :
Eugénie, série Le style d’une joueuse, sur JenesuispasMJmais
Podcast Les voix d’Altaride, série sur Le Style (épisode 1 et 2)
Podcast Les Voix d’Altaride, l’appropriation

franz.rosati, cc-by-nc-nd, sur flickr.com

 

Pour ou contre l’harmonie

Lors de la discussion, le terme d’harmonie a été proposé comme alternative à la justesse. Que j’utilise personnellement l’harmonie pour qualifier une osmose de groupe dans le jeu esthétique ne me semble pas qu’une coïncidence. Quand on rebondit sur ce que disent les autres, sans se concerter trop en méta-jeu, et en restant pourtant d’à-propos. Il semblerait que la justesse soit avant tout une préoccupation consciente des joueuses esthétiques. Pour autant, je le rappelle, la justesse peut être importante pour d’autres pratiques de jeu que le jeu esthétique. En jeu tactique, une joueuse expérimentée qui surconseille les autres ne sonnera pas juste. En jeu social, une joueuse qui accapare le temps de parole se verra taxée du même défaut. En jeu moral, à nouveau, le cas de la joueuse qui propose des dilemmes moraux inappropriés ou les gère de manière appropriée (sans respecter la cohérence de son personnage, par exemple).

La préoccupation de justesse n’est pas forcément le souci de toute la table. Parfois, le silence d’une joueuse sera interprété comme de l’ennui alors qu’elle prend seulement le temps de trouver la proposition la plus juste, afin de jouer sans casser le plaisir des autres, mais peut-être au risque de briser le flot.

La justesse, comme tentative de répondre aux attentes de la table en conservant sa propre voix, dépasse le strict cadre du jeu esthétique. C’est pour cela que le terme d’harmonie est peut-être trompeur, voire celui-même de justesse si l’on n’y voit que la métaphore musicale, parce qu’alors on pense à quelque chose de sophistiqué et harmonieux, comme une symphonie méticuleusement préparée ou une moment d’impro de jazz qui confine au magique. Typiquement, on peut jouer juste à Mantoid Universe, en étant tous au même niveau de vulgarité et de n’importe quoi ; d’ailleurs le jeu file la métaphore musicale : c’est un « concert de métal sous psychotropes ». Le beau et l’harmonieux n’a pas le monopole de la justesse, et jouer dans une mémorable cacophonie nécessite aussi, d’une certaine façon, d’accorder ses violons.

Quelque part, il s’agit ici d’une invitation à penser le jeu esthétique pour ce qu’il est : une esthétique, qui peut se concevoir en dehors du beau. La laideur, la transgression et le chaos sont aussi une esthétique.

Canal Street Arendal, cc-by, sur flickr.com

Laissez moi rester loin de mon personnage

On peut incarner avec justesse un personnage éloigné de soi. Notre expérience ne se limite pas à notre vécu intime. Un homme peut incarner une femme parce qu’il cotoie des femmes toute sa vie, consulte des documents et des fictions sur les femmes, la féminité et le genre.

La part de jeu exogène demandé par un personnage exotique est surestimée. Si on me demande d’interpréter une femme guerrière alors que je suis un homme pacifique, il y a de fortes chances que je n’ai pas besoin d’aborder des questions intrinsèquement liées à ma condition de femme (menstruations, grossesse, romance et sexualité, discrimination…) ni même à ma condition de guerrier (entraînement martial, discipline, syndromes post-traumatiques) car les fictions rôlistes abordent soit les choses de façon superficielle (le jeu prenant le pas sur la fiction) soit de façon prononcée mais sur un seul axe (une séance entière consacrée à la gestion d’une grossesse).

Pour aller plus loin :
Selene Tonon : Dépasser ces clichés, in Jouer des Parties de Jeu de rôle, éditions Lapin-Marteau
Sébastien Delfino : Dans la peau d’une femme : le roleplay féminin pour nous les hommes, sur Memento Ludi

Incarner un personnage avec justesse n’est pas un pré-requis obligatoire. C’est à la table d’en décider, pas à l’auteur ou au théoricien.

On peut prendre plaisir à un jeu moral sans converger vers son personnage. On peut au contraire prendre un grand plaisir (et un moment d’empathie intense) à chercher à comprendre la logique interne de son personnage et faire ses choix moraux en fonction de ça plutôt que de se demander ce qu’on aurait fait en tant que nous-même dans cette situation.

 

Conclusion

Quand une joueuse chercher à sonner juste, elle cherche avant tout à ce que ses propositions trouvent leur juste place dans la partie. Quelque part, elle cherche à anticiper les attentes de la table, et ses propres attentes, et y répondre au mieux, que ce soit en restant dans cet attendu ou en donnant un coup de pied dans la fourmilière pour créer la surprise.

De prime abord, sonner juste semble être avant tout une préoccupation esthétique, une récupération en jeu de rôle des codes de l’improvisation musicale en groupe. Pour autant, la justesse s’avère largement dépasser le cadre de la seule pratique du jeu esthétique, et quand elle s’y confine, elle est loin de se limiter à la seule recherche du beau.

Le souci de justesse implique de se préparer, de se documenter, pour rendre au mieux honneur aux décors, aux figurants, au contexte, aux intrigues et aux personnages à qui nous donnons vie. Mais parfois, nous lâchons prise de sonner juste et découvrons que le jeu spontané, quelque part a sa propre justesse, notamment en nous faisant faire abstraction des clichés.

Pour autant, le souci de justesse n’a rien d’une obligation : il y a un plaisir de jeu dans la dissonance et dans l’exploration de territoire inconnus. De même que lorsque le souci de justesse rime avec stress, c’est peut-être les attentes de la table qui devraient être renégociées à la baisse, ou tout simplement formulées pour s’en rendre compte qu’on n’en attend pas forcément autant de vous, ou pas ce que vous croyiez.

Enfin, la justesse n’est pas une science exacte, et un énoncé n’est pas juste avant d’être prononcé. On pourrait d’ailleurs parler de processus de justification (fait de négociations verbales ou non verbales entre joueuses), qui transforme en propositions justes des propositions qui ne l’étaient pas forcément au départ.

Pour aller plus loin :
Frédéric Sintes, la rédaction d’un jeu influe-t-elle sur sa pratique ?, sur Limbic Systems

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