A une époque, j’ambitionnais, pour permettre de jouer toutes les nuances de l’univers forestier de Millevaux, de produire six mini-jeux, chacun dédié à un aspect de Millevaux : la ruine, la forêt, l’oubli, l’emprise, l’égrégore et les horlas.
Il se trouve, et sans que j’ai eu besoin de m’ouvrir de mon projet, que Steve Jakoubovitch a comblé un premier manque, en produisant un jeu de rôle dédié à l’oubli dans Millevaux : Les Remémorants.
Arjuna Khan avait un projet intitulé Les Murmures de Shub-Niggurath, qui était dédié aux horlas. Le projet est resté en chantier, mais on peut en lire les prémisses ici et j’avais participé à un test (et malheureusement j’avais omis de prendre des notes, donc il n’y a jamais eu de compte-rendu) aussi déconcertant qu’intéressant.
J’ai pour ma part abandonné ce projet parce que j’ai déjà bien assez de jeux de rôles dédiés à Millevaux, qu’ils soient terminés ou en développement. Cependant, L’Empreinte en est issu. C’est un mini-jeu qui propose de se confronter à l’emprise, cette force de transmutation qui émane dans Millevaux.
illustration : (c) Thibault Boube
Il est d’abord paru dans le magazine Les Chroniques d’Altaride N°42 (actuellement disponible en format papier, le format pdf librement téléchargeable devrait sortir dans quelques mois, en même temps que le N°43 du magazine format papier). Un grand merci à Benoît Chérel, le rédacteur en chef, pour avoir le joué le jeu en acceptant que je sorte ma version de L’Empreinte en même temps.
L’emprise est un danger invisible et implacable. Comme la corruption, la radioactivité, la maladie ou la souillure.
C’est une cause de peur et de paranoïa intense ; d’autant plus délicat qu’elle peut nous rappeler des problématiques très prosaïques, comme les risques d’intoxication, d’infection, de dégénérescence, de vieillesse ou de cancer à laquelle notre environnement ou notre hérédité nous expose. C’est un sujet qui me touche et qui m’affecte comme je suppose, n’importe qui d’autre. L’Empreinte parle aussi de ça, sous un filtre symbolique et imaginaire pour rendre la chose moins douloureuse. On pourrait jouer à L’Empreinte dans un cadre contemporain, mais je ne peux garantir que ce serait facile à vivre.
L’Empreinte est donc une tentative de jeu de rôle d’horreur qui prenne au sérieux le thème d’une menace biologique invisible, qui ait des chances d’instiller l’anxiété ou le malaise (l’horreur n’est donc pas ici un simple motif esthétique), et qui laisse une certaine liberté aux joueuses malgré un environnement oppressant.
L’Empreinte poursuit la réflexion entamée par d’autres jeux de rôles d’horreur où le combat contre la menace est perdu d’avance (Cthulhu Dark de Graham Whalmsley, Innommable de Christoph Boeckle, Ten Candles, de Stephen Dewey… et enfin Le Témoignage, de moi-même). Certes, les personnages pourront sauver quelque chose (dans Cthulhu Dark on peut affronter les serviteurs humains des Grands Anciens, mais les créatures elles-mêmes peuvent les tuer automatiquement, dans Innommable on peut tenter de conserver ses valeurs ou ses proches dans l’adversité, dans Ten Candles on est assuré de perdre son personnage mais on peut potentiellement repousser la menace, au prix de sa vie… et enfin dans Le Témoignage le combat est perdu d’avance, mais on est assuré de sauver au moins quelque chose dans l’histoire). La dimension tactique est ainsi minimisée au profit d’une ambiance vraiment oppressante et implacable. L’idée est de rendre la menace vraiment crédible en la rendant invincible. Je voulais éviter des parties où sur un coup de chance aux dés, les personnages éradiquent ou neutralisent la menace, même pour un temps.
illustration : (c) Agathe Pitié
En revanche, ce n’est pas un jeu pensé pour tuer les personnages. Les personnages vont subir l’emprise de plein fouet, cela va les blesser, les traumatiser, les altérer, les aliéner, les transformer. Mais la mort n’est qu’au terme de ce long processus, et elle n’attend que les personnages les plus tenaces, ceux qui se sont exposés le plus pour lutter contre la menace où protéger ceux qu’ils aiment (autre hommage à Cthulhu Dark ici…)
Car ce que le jeu donne surtout à vivre, ce sont les tourments et les courages du personnages, plus que sa mort.
L’Empreinte rend hommage à Innommable où l’adversité va croissant. Le jeu est découpé en actes d’une difficulté croissante. Mais loin d’être dans l’agression pure, il ménage aussi des temps d’introspection et des temps où l’emprise se montre moins nuisible, plus séduisante.
Enfin, il laisse la main aux joueuses pour cadrer le niveau d’intensité et en cours de jeu, l’arbitre se doit de rester beaucoup à leur écoute et leur laisser l’initiative. Le jeu guide à la fois les joueuses et l’arbitre pour manipuler des éléments d’ambiance parfois assez exotiques, tout en rendant la chose fluide et intuitive, épousant les idées les spontanées de chacune, grâce à un système de classement des dés inspiré de Monostatos de Fabien Hildwein et pensé pour couvrir un maximum de situations sans fermer de portes ou forcer un roleplay.
Je ne saurais être complet sans saluer la contribution bénévole de deux illustrateurs professionnels qui ont tout mon respect.
Thibault Boube est illustrateur-graveur, c’est sa quatrième collaboration avec moi après Hurler dans les forêts zéro, Odysséa et l’Atlas. Ici, il s’est mis au service d’un design aventureux pour les aides de jeu. Vous pouvez retrouver ici tout le travail ébouriffant qu’il a déjà fait dans l’univers de Millevaux.
illustration : (c) Thibault Boube
Agathe Pitié est plasticienne. Elle définit son style comme du médiéval-punk. Pour ma part, je dirais qu’elle est le chaînon manquant entre Jérôme Bosch et Diégo Riviera. Rien de moins. Ses fresques sont à couper le souffle. Je suis très honoré qu’elle ait produit deux vignettes pour L’Empreinte, qui captent à merveille à la fois l’ambiance de Millevaux et de L’Empreinte.
illustration : (c) Agathe Pitié
L’Empreinte est un jeu intense, un jeu cruel, un jeu étrange.
Il est fait pour vous.
Galerie d’images (dont le matériel de jeu : feuille de personnage, roue du personnage, roue de la menace)
J’ai éprouvé un très grand plaisir à jouer L’Empreinte à ma table.
En la jouant j’ai chercher à définir un peu plus la nature du horla et j’ai lu avec un grand intérêt les échanges autour de « les murmures de Shub Niggurath
En voici mon interprétation personnelle, une variation sur la proposition d’Arjuna Khan qui conserve certaines formulations initiales mais en altère quelque peu le propos.
Les murmures de Shub Niggurath
Ce jeu est un jeu esthétique.
Ce jeu propose de réfléchir sur la notion d’identité.
Ce jeu est un jeu sur le thème l’empathie.
Présentation
En chaque horla réside une fraction de la pensée primordiale.
Une peur, une angoisse, un doute qui est plus fort que les autres et qui le maintient en vie.
Cette émotion le domine, le structure. Elle qui lui confère une substance, une raison d’être.
Cette racine émotionnelle est ce qui rend ces créatures si terrifiantes : elles participent de l’Humanité.
Un jour, l’inquiétude la plus tenace sera cachée derrière un voile si épais qu’il n’en subsistera qu’une impression assez vague, tenue de ce que jadis elle fut.
Le horla, lui, demeurera. Il continuera à se nourrir de cette crainte, à se délecter de chaque nuance et à la conserver jalousement.
Il sera le dernier à tout faire pour préserver une fraction de ces êtres dont plus personne ne se soucie.
Que jouons-nous ?
Ce jeu est destiné à deux à trois joueuses où chacune endossera un rôle spécifique.
Nous jouerons l’émergence d’un horla.
Nous observerons trois phases successives : la naissance, la souffrance, l’émergence.
Chacune des phases sera elle même scindée en trois prises de paroles successives par les joueuses.
Il s’agit donc d’un jeu à narration alternée.
Ici, toute énonciation est définitive, et chacune portera dans son tour de paroles des révélations sur le horla qui seront éventuellement amendées dans le tour de parole suivant.
La pensée primordiale tente de maintenir le horla dans une apparence qui évoque la pensée qui l’a vu naître. Elle veut que le horla demeure à l’image de cet amas chaotique de pensées confuses qui errent dans la forêt telles des bêtes sauvages.
Les flux d’égrégore sont des peurs égarées par leurs légitimes propriétaires.
Elles errent à la recherche d’un endroit où planter leurs griffes et sont attirées par la présence du horla.
Pour Elles, il incarne le dernier refuge possible. Il les préserve du néant et de l’oubli.
Shub Niggurath est une divinité aux milles visages. Elle a accompli toutes ses ambitions.
Elle souffre toutefois d’un mal étrange qui pourrait la submerger si elle renonçait à s’en prémunir : l’ennui.
Le horla est pour Elle est un breuvage où tremper ses lèvres innombrables.
Ce réceptacle des pensées les plus étranges et les plus incongrues, ces singularités aiguisent son appétit, et ravissent son palais. Toutefois, sans le flux incessant qui baigne la forêt, sans la souffrance ou sans contrainte, cette âme s’étiole.
Ainsi, afin de préserver cette source à laquelle puiser indéfiniment, Elle y appose son empreinte.
Elle imprime cet ancrage afin de se saisir de ce résidu d’humanité, ce fétu d’âme, source précieuse de distraction.
Un Fétu d’âme conserve une part, souhaitée inaltérable, de sa défunte humanité.
Il tente d’imposer sa singularité au monde fluctuant de Millevaux.
Ce fragment souhaite éperdument préserver l’intensité des ses souvenirs, ses émotions, des noirceurs de la Forêt qui Avance.
En s’affirmant par ses bienfaits et en déjouant les forces tentatrices qu’offre la Pensée Primordiale ou Shub Niggurath, Il dépassera sa condition de horla et renouera avec son humanité passée.
Définir une peur
Avant même d’aborder la phase de Naissance :
Chacune choisit un verbe lié à une émotion (aimer, haïr, craindre, espérer, envier, etc.).
Chacune choisit une personne ou un objet, une entité, (ne rien nommer explicitement, utiliser un terme générique comme frère, charpentier, maison, récipient, drogues…).
Chacune précise la raison de cette peur : pourquoi a t-on peur ?
Ces informations sont notées lisiblement sur un petit papier blanc plié en quatre devant la joueuse à l’issu du processus.
Un bol sera rempli d’une trentaine de jetons noirs et blancs, à part égale, qui demeura accessible à tout moment, à l’ensemble des joueuses.
Les jetons noirs seront désignés noirceurs et jetons blancs bienfaits.
La Naissance
Alors, sans concertation préalable, la première joueuse volontaire endossera le rôle de la Pensée Primordiale et proposera, au travers de sa contribution, sa vision de la naissance du horla.
Son intervention se devra de transmettre aux autres joueuses la peur préalablement définie, sans pour autant utiliser aucun des termes qu’elle aura écrit.
Elle devra murmurer à son auditoire sa vision.
Pendant son récit, les autres joueuses ne pourront qu’approuver en déposant devant elle un jeton blanc ou désapprouver au moyen d’un jeton noir.
Elle même pourra affirmer la véracité de son récit en s’octroyant un bienfait ou indiquer une ambiguïté, une ouverture qu’elle souhaite ménager en s’octroyant une noirceur.
Dans ce processus par approbation, les joueuses sont invitées à réagir spontanément, selon ce que leurs dicte leur cœur ; et non ce que devrait impliquer la linéarité du récit qu’elle envisageait de déployer.
Puis interviendra Shub Niggurath qui évoquera les circonstances de la naissance de son rejeton, ce horla.
Et enfin, le Fétu qui portera son témoignage.
L’enjeu de cette phase est qu’au travers de la vision, de l’évocation et du témoignage se dessine une réalité contradictoire ou à tout le moins plurielle.
De la diversité des points vue émergera les forces sur lesquelles s’élaboreront les richesses émotionnelles de la suite du récit.
La joueuse ayant ravi le plus de bienfaits jouera dans la phase suivante le Fétu, tandis que celle qui aura le plus de noirceurs sera Shub Niggurath.
La Souffrance
L’issue de la précédente phase a déterminé l’ordre du tour de parole des joueuses.
Chacune, à son tour exposera, alors selon ce qu’elle retient de la phase précédente, pour son domaine du présent tour, ce qui a été profondément altéré en le horla.
Elle exposera son devenir.
Chaque vérité assénée qui contredirait une affirmation précédente sera payée d’une noirceur, reversée au bol.
Chaque assertion, qui par sa beauté, le trouble qu’elle engendre, émeut une joueuse sera rétribuée d’un bienfait. Chaque affirmation péremptoire qui contredit la nature véritable de la peur écrite par la joueuse sera alors payée d’une noirceur.
À l’issue de l’exposé des trois souffrances, la joueuse qui détiendra le plus de noirceurs deviendra Shub Niggurath pour la phase suivante tandis que celle qui aura le plus de bienfaits à son actif sera le Fétu.
L’émergence
L’issue de la précédente phase a déterminé l’ordre du tour de parole des joueuses.
Chacune dans cette phase décisive déterminera comment le horla rejoint son domaine.
Elle affirmera sa conviction en s’appuyant sur la révélation de la peur consignée en début de session. Elle pourra alors revendiquer ses maux ou ses mots selon le domaine depuis lequel elle s’exprime.
Les maux seront payés d’une noirceur, les mots d’un bienfait.
Le tour de parole du Fétu écoulé, les joueuses totalisent leurs noirceurs et bienfaits respectifs.
La joueuse détenant le plus de bienfaits dispose d’un tour de parole supplémentaire dont la vocation est de clore le récit.
Toutefois, les autres joueuses disposent d’autant de points de contradictions qu’ils détiennent de noirceurs pour étoffer cette dernière phase du récit. Chaque point de contradiction brandit par l’une des joueuses pourra être noyé par trois points de bienfaits de la joueuse détentrice de ce dernier tour de parole.
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Un jeu complet en commentaire, c’est la classe ! On en reparle et on voit si on peut le diffuser un peu plus proprement que ça 🙂
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très bien
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