L’histoire du roman Hors de la Chair est l’histoire d’une absence.
Ce livre marque les prémisses de mes interrogations sur la réalité, une notion qui se divise et nous échappe à mesure qu’on essaye de l’unifier et de la capturer.
Étant captif de mon propre imaginaire, je suis aux premières loges pour le réaliser. Rationaliste convaincu, je pratique pourtant la pensée magique au quotidien. Les voyages dans les réalités vont de pair avec les voyages au bout de la folie. Comme disait Kafka, la littérature est assaut contre la frontière. C’est la frontière de la réalité qu’elle morcelle au fur et à mesure. Les écrivains sont de dangereux terroristes, car ils s’attaquent moins au monde qu’au sens des choses. Parce qu’ils dévoilent l’espace entre les choses, le vide entre les choses dont on préfère détourner les yeux.
Hors de la Chair est l’histoire d’une absence, parce que je l’ai auto-publié en 2013 et qu’il a disparu de ma boutique quelques mois plus tard. Que s’est-il passé entre temps ?
Entre temps, une personne très proche de moi, alors que je commençais à avoir une activité d’auto-publication intense, m’a dit : « J’ai fait éditer mon livre chez untel, ils sont très ouverts, très demandeurs de textes, tu devrais leur envoyer tes romans. » Cela a fait écho à un vieux rêve, le rêve du moi-même lycéen et étudiant, qui rêvait d’être édité, pour qui l’édition était la voie royale de la littérature, et la seule façon possible de vivre de la littérature.
J’ai eu un rapport très limite avec les éditeurs, et à l’époque, j’ai fait de mauvais choix. J’étais jeune. J’envoyais mes textes à des trop gros éditeurs, qui jamais n’auraient publié les textes d’un inconnu, qui recevaient trop de manuscrits, et qui pour tout dire publiaient essentiellement de la littérature blanche là où je m’inscrivais – et j’ignorais à l’époque le terme, et aujourd’hui il a une résonance terriblement prophétique quand je parles de Hors de la Chair – dans la littérature interstitielle. Un mélange des genres tellement confus que je ne rentrais dans aucune case, ainsi de ce Hors de la Chair, tour à tour récit fantastique, parcours naturaliste, science-fiction lovecraftienne, thriller, récit de fantôme, histoires d’amour désossées, trip psychédélique, fanfiction geek, texte mystique, et surtout fresque naïve. Déjà de l’art outsider, à ma façon, toujours.
Est-ce-à dire que j’étais condamné à être incompris ? Pourtant, j’ai bien reçu à une époque le retour positif d’un éditeur (pour un autre manuscrit qui demeure encore aujourd’hui dans mes cartons), mais las, je n’ai pas eu l’énergie pour appliquer toutes les corrections demandées. Pour mettre au jour mon rêve adolescent d’édition, il aurait fallu une fine connaissance du marché littéraire qui eut nécessité d’être adulte. Et adulte, j’ai réalisé mon rêve autrement, en auto-publiant, autre temps, autre possibilités, autre public.
Mais quand cette personne m’a suggéré d’appeler son éditeur, ce vieux rêve a fait des remous. Alors j’ai appelé, envoyé deux manuscrits, reçu un retour enthousiaste. On s’accorde pour éditer Hors de la Chair. Bien entendu, cela impliquait que je retire le livre et le pdf de ma boutique lulu : qui dit édition dit exclusivité de la diffusion. Je reçois un contrat, et ça me fait drôle. Je réalise que mon texte va devenir la propriété d’un autre. Mais je signe. Après tout, c’était mon rêve. Et je le répéterai autant de fois que nécessaires, cette maison d’édition, c’est deux personnes chaleureuses, ouvertes, amoureuses des livres. Leur bienveillance a été totale. C’est bien le système de l’édition qui me navre. Première nouvelle qui me fait drôle : on ne veut pas reprendre ma couverture. J’en reçois une nouvelle, où je ne me reconnais pas. Je reçois une nouvelle mise en page.
Et surtout, j’anticipe. Voilà un an que je promeus l’indépendance et l’auto-édition comme une émancipation créative, et voilà que je vais communiquer sur un de mes livres qui sera édité. Quelle cohérence ? J’anticipe encore plus. Je vois mon livre édité, puis disparaître des étals des libraires au bout de trois mois. Introuvable partout au bout de trois ans. Périssable, comme tout objet édité, empêtré dans la mécanique de la gestion de droits. Condamné à être une étoile filante.
J’ai pris mon courage à deux mains, j’ai rappelé la maison d’édition, et je leur ai expliqué que je voulais me dédire de mon contrat. J’ai repris le contrôle de mon texte. Et cette histoire m’a fait tellement mal que j’ai attendu longtemps avant de remettre Hors de la Chair en circulation. Trois ans.
Aujourd’hui, je me retrouve à préparer un devis pour vendre mes livres à une médiathèque. Mes livres en médiathèque. Cela aussi, un vieux rêve. Je me dis alors : mince, je leur vendrais bien Hors de la Chair, j’en suis fier, et il n’est plus dans mon catalogue. À chaque fois, j’ai hésité à le remettre, non pas que j’eusse au moindre instant douté de l’importance de le remettre à disposition, vu à quel point l’accessibilité de l’œuvre est mon cheval de bataille, mais je doutais de l’urgence de le faire. Alors que l’accessibilité devrait être ma toute première urgence, ma seule urgence. Sur ce blog, je professe d’avoir de la volonté, mais avec cette expérience, je veux aussi vous montrer que c’est un chemin, et chacun trébuche. Donc voilà, je prends une après-midi sur mon temps pour remettre Hors de la Chair en circulation.
Et plus accessible qu’avant. J’étais parti sur un livre imprimé à la demande avec une marge auteur et un PDF gratuit mais tronqué du troisième et dernier volet. Et les droits, c’était du Creative Commons Attribution, sans usage commercial.
Aujourd’hui, je libère Hors de la Chair sous les mêmes conditions que mes autres livres : il est en impression à la demande à prix coûtant, en version numérique intégrale, gratuite, à télécharger ici en un clic, sans avoir besoin de créer de compte nulle part, en livre artisanal. Et surtout, libre de droits.
Maintenant, Hors de la Chair est immortel. J’ai déjà précisé que j’avais beaucoup plus de difficultés à trouver un public pour mes romans que pour mes jeux de rôles, simplement parce que pour qu’un livre trouve un large public, il faut en parler beaucoup, tout le temps. Chose que je peux faire avec un jeu de rôle, œuvre en perpétuelle évolution, chose qui m’est difficile pour un roman, œuvre définitive. Sur mes romans, je n’ai guère à raconter. Tout ce que je voulais dire est à l’intérieur. Le fait de mettre mes romans à disposition contribue peu à ce qu’ils soient lus. Mais c’est crucial pour moi qu’ils soient mis à disposition. D’une parce que la diffusion d’un livre paye à partir de la première personne qui le lit. De deux parce qu’ils seront encore là le jour où je serai prêt à me lancer dans la bataille de communication autour du roman indépendant, et de trois parce qu’ils seront encore là dans cent ans.
Beau plébiscite. Il m’a donné, plus que toute autre chose, l’envie de lire ton roman.
Ta quête créative est un peu comme les différents chapitres d’un bon roman, par ailleurs. Pleine de poésie et d’espoir.
Merci pour ce que tu partages avec tes lecteurs.
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Pleine de suspense et de rebondissements aussi 🙂 Merci pour ton intérêt !
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