L’énergie de l’abandon

Je vais faire un petit bilan personnel, qui je l’espère, pourra nous instruire.

J’ai déjà parlé de grand-œuvre. Il se trouve que cette année, j’ai eu la chance d’en achever un. Inflorenza est ce que j’ai écrit de plus ambitieux en jeu de rôle. Ce n’est pas pour dévaloriser Millevaux Sombre, mais concernant celui-ci, c’est l’auteur de Sombre qui a accompli la partie la plus fine du travail. Et l’histoire de Millevaux Sombre ne s’écrit pas sur un livre uniquement, mais sur toute la série de scénarios qui vont suivre. Inflorenza devait tenir sur un seul livre et contenir des années et des années de jeu potentielles.

Ce sont les playtesteurs et les relecteurs qui l’ont rendu possible, et aussi, une création en continu et une organisation de fer. J’ai fait un accroc à ma devise « zero deadline » en faisant tout pour boucler le livre à la Convention Eclipse, le salon rôliste le plus important de l’année pour moi.

J’ai déjà parlé de focaliser sa créativité sur l’essentiel. Pendant trois mois, pour finaliser la rédaction, le maquettage et la confection des livres artisanaux d’Inflorenza, j’ai reporté la majorité des autres tâches, y compris des choses qui me tenaient beaucoup à cœur, comme la mise au propre d’un interview d’un auteur que j’aime beaucoup, et qui arrivera maintenant bientôt sur ces pages.

Je me suis abandonné dans ce projet, corps et âme. J’ai été un fantôme pour mes amis. Je ne prétends pas que c’est la chose à faire en permanence. Je prétends que parfois, certains déséquilibres sont nécessaires. Il est des périodes pendant lesquelles on doit se concentrer sur certaines choses qui sont importantes, à ce moment.

La phase la plus difficile ? Quand le texte a été rédigé. A la maison, j’employais encore le plus clair de mon temps sur du maquettage, puis sur les livres artisanaux. Mais au travail, j’ai trop décompressé. J’ai rechuté dans ma compulsion du vagabondage sur internet.

Quand Inflorenza est finalement sorti, c’est devenu plus grave encore.Voir ce projet concrétisé m’a rendu mon travail salarié plus pesant encore, moins sensé.

Alors j’ai réfléchi. Quand j’écris ces articles pour vous, je ne fais pas que réfléchir tout haut, je prends des engagements. La personne qui écrit ces articles, c’est une version plus sage de moi, une version à qui j’essaye de ressembler, à qui je demande conseil. Je me sentais en plein bored out, je tournais en rond sur internet comme un lion en cage, je ne retrouvais plus la force de me concentrer sur le moment présent.

Alors j’ai pris une décision. Une diète internet permanente. Quand je parle d’addiction, je parle souvent d’essayer de se sevrer par tous petits pas. ça a marché dans bien des cas. C’est comme ça que j’ai perdu près de 30 kilos. C’était l’objectif de la diète d’internet de 21 jours. Mais quand elle s’est terminée, j’ai rapidement repris mes mauvaises habitudes. Et j’ai réalisé que quand j’ai arrêté la cigarette, quand j’ai arrêté le café, quand j’ai arrêté les jeux vidéo, je n’ai pas procédé par petits pas. J’ai arrêté d’un seul coup. Certes avec des patchs pour la cigarette, mais j’ai quand même arrêté de fumer d’un seul coup. La veille au soir, j’ai fumé deux paquets et je me suis pris une cuite. Le lendemain matin, tous mes paquets étaient vides, je ne suis pas allé en racheté et je me suis collé deux patchs sur le bras.

Tous mes petits pas contre la cigarette avaient échoués. J’avais l’habitude de ne pas me ravitailler dans la journée du samedi. Résultat, si j’ai étais en soirée, je taxais des cigarettes à tout le monde, et le lendemain j’étais dès 8 heures du matin devant le seul bureau de tabac ouvert de la ville. Quand les addictions sont vraiment fortes, il faut arrêter d’un seul coup. Savoir qu’on peut arrêter pendant quelques heures ou quelques jours, mais arrêter d’un coup.

Voilà presque trois semaines que j’ai entamé ma diète d’internet permanente. L’idée, c’est de limiter la consultations de mes mails et des réponses sur les réseaux à deux fois par semaine.  J’ai juste craqué une fois, pendant une demi-heure. Mais ce sera une des dernières fois. Au moins dans les années qui viennent.

J’ai dit que le relationnel est important. Et ce relationnel passe en bonne partie sur internet. Je continue à répondre à tous les messages que je reçois, et si j’en recevais dix fois plus, je continuerais encore à répondre, car le dialogue avec mes lecteurs est une priorité pour moi. Mais je ne rends pas service à mes relecteurs si je réponds dans la seconde ou si je gaspille du temps à visiter d’autres sites. Je leur rends service si je fais des réponses complètes et utiles dans un délai raisonnable et si je passe du temps à créer de nouvelles choses, ou à améliorer les anciennes.

Quand j’ai mis mes tâches de côté pour boucler Inflorenza, elles n’ont pas pour autant disparu. Et quand Inflorenza est sorti, je me suis retrouvé dans une situation étrange. Pendant un mois, j’ai été trop occupé pour mettre à jour ma liste de tâches, alors que je suis censé le faire deux fois par semaine. J’ai fait trois conventions et un week-end en famille, et au travail je n’ai pas eu une minute pour mon temps créatif. J’y étais occupé, entre lutter contre mon addiction à internet et résorber le retard que j’avais pris dans mes obligations professionnelles. Le peu de temps que j’avais à la maison, je l’ai employé à répondre aux lecteurs, une priorité pour moi.

Un mois sans liste de tâches, c’était presque inédit. Il m’a fallu un week-end entier pour traiter sur mon tableau de bord les quelques deux cent notes nomades réparties entre cahiers, papiers, mails et téléphone portable. J’ai dû réaliser une cinquantaine de micro-tâches dans la foulée (si çà prend moins de deux minutes, il faut traiter de suite au lieu d’inscrire sur le tableau de bord). Après avoir consacré quatre mois à ce qui était important et urgent, je retrouve le plaisir de recaler toutes les petites choses que j’avais laissées de côté, qui étaient importantes aussi à leur modeste niveau. Certains pourraient me dire que si j’avais centralisé ma prise de notes sur un outil de capture unique, j’en aurais fait l’économie. Mais je ne crois pas que ce sont les outils qui font l’efficacité. C’est ce qu’on choisit de faire ou de ne pas faire.

Sur ma liste de tâches enfin mise à jour, seulement 10 entrées, très importantes, et assez urgentes. Sur ma liste d’attente quand l’assiette sera vide, 22 autres entrées, assez importantes également. Marins de Bretagne, le prochain projet que je veux aboutir, attendra encore un peu que j’ai calé ça. Et dans mes « Un Jour peut-être », pas mal de nouvelles idées. Je vais les laisser reposer, le temps fera le tri. Je vais quand même faire de la place pour un nouveau projet, inspiré de mon expérience au sein de la Celluleles Podcasts Outsider.

Tout cela peut sembler très laborieux. Cette masse organisationnelle. Mais même les corvées sont plaisantes à faire quand notre travail à du sens. Et avec la richesse des échanges que j’ai avec vous, avec l’énergie que me procure ces réalisations, avec la joie de pouvoir faire fonctionner mon cerveau et mon âme en créant, oui, ma carrière de créatif outsider a du sens. Vraiment du sens. L’art n’est pas une valeur. Pourtant l’art nous redonne de la vie même dans les moments les plus difficiles.

Maintenant, il faut faire les choses au rythme qu’elles doivent prendre, pas au rythme qu’on voudrait. J’ai définitivement abandonné la Technique Pomodoro, parce que prendre 5 minutes de pause toutes les 25 minutes, c’était m’ouvrir une fenêtre au vagabondage sur internet, parce que s’accorder 5 minutes de pleine conscience toutes les 25 minutes, c’était nier que la pleine conscience, c’est mieux quand c’est tout le temps. Il faut faire les choses avec lenteur. Surtout quand ces actes ont du sens. Reprendre mes vacances toute l’année. Prendre le temps d’apprécier son art, prendre le temps d’apprécier les pauses hors de l’art. Accepter les choses telles qu’elles sont : c’est-à-dire rarement comme nous le voulons.

C’est la clé de la créativité : contempler notre vie, en tirer les enseignements. Pas façonner notre vie. C’est l’énergie d’être attentif, pas l’énergie de forcer les choses. Une haute énergie, qui survient avec le lâcher prise, avec l’abandon, quand on décide de ne plus faire ce qui n’est pas important. Une haute énergie qui fait que tout passe, que la motivation reste intacte après que les projets aboutissent, après que la réalité ait battu en brèche notre définition du succès, après les découragements, après les addictions, après les moments que nous n’avons pas pris le temps d’observer, après les respirations que nous avons manquées.

Cette haute énergie d’être vivant, et d’en faire quelque chose, simplement en étant conscient de cette chance, en partageant cette chance.

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