Ce qui décide à écrire

Thomas Munier : Tu peux nous présenter ton parcours de jeu de rôle et ton parcours d’écriture ?

Kirdinn : Les deux me semblent assez imbriqués. Tout petit, j’étais fasciné par les dinosaures. Ils avaient quelque chose d’épique, de mystérieux, et de monstrueux. Je lisais tout ce que je pouvais à leur sujet. Je me souviens notamment d’un énorme livre à l’odeur bien particulière, Le Grande Livre de la Préhistoire. Il me semble qu’il était illustré par José Olivier. Au début des années 90, avant Jurassic Park.

Ma mère trouvait que j’étais un peu trop monocentré sur le sujet et m’a mis d’autres livres entre les mains. L’un d’eux était un livre documentaire sur les chateaux-forts.

Dinosaure ? Chateau ? Dragons ! Je vais vite, mais c’est un peu ce qui s’est passé. J’étais fasciné par le fantastique, le magique et le monstrueux. J’étais à peine plus vieux quand j’ai commencé à écrire un recueil de contes : chaque personnage était un de mes jouets. Non pas un jouet comme dans Toy Story mais en vrai : mon coelophysis était un vrai dinosaure – ce qui nous place peu après Jurassic Park, donc vers 1994 (j’avais 9 ans). Tous vivaient dans un volcan au milieu de l’océan, avec une base sous-marine sur un flanc.

Je me suis donc écrit et raconté des histoires très tôt. Au collège, j’ai trouvé les Livres Dont Vous Êtes le Héros. C’était juste génial. Je devais dévorer Les Quêtes du Graal pendant plusieurs années par la suite. A la bibliothèque, il y avait des livres audio. Le concept était plaisant : Lovecraft et Poe ! J’ai tout dévoré, Lovecraft notamment. Je devais boucler tout ce que j’avais pu trouver de son œuvre au début de mon collège. Mais je n’écrivais pas, je me contentais de me remplir. Cartes Magic, Livres dont vous êtes le Héros, Lovecraft.

Ce qui nous amène au Lycée. J’ai lu Tolkien entre les deux, puis les aventures de Drizzt. J’ai commencé à écrire des histoires avec mes amis pour protagonistes. Ou une version fantasy de mes potes. Je tchattais par internet, on faisait du roleplay dans les Royaumes Oubliés. Mais je ne connaissais personne en vrai avec qui partager ça.

À la fac, j’ai mené à Ambre. Je n’avais pas lu les romans, alors. J’ai juste eu le livre de base entre les mains et eu des joueurs. Mon frangin, et quelques potes. Ce ne fut guère concluant et ce n’est que quelques années plus tard que j’ai finalement mené pour la première fois à Cthulhu, puis à d’autres univers que j’ai créé, dont Cryo. Je ne savais pas écrire mes univers, juste les faire jouer.

L’an dernier, Jérôme Isnard a eu l’air d’apprécier mes retours de parties sur Les Chroniques des Féals. Il m’a encouragé à rédiger un scénario. Il m’a montré comment ordonner, structurer. Puis un second scénar … Nos idées étaient plutôt raccord, j’allais naturellement vers ce qu’il avait en tête. Il m’a proposé de « pisser de la ligne », et d’aider un peu pour le supplément. C’est très flatteur. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler avec Camille Guiroux, et elle a continué à me former. On a créé deux scénarios ensemble, qu’elle a beaucoup repris par la suite, puis j’ai repris le travaux d’Olivier, pour compléter, étirer. Le projet avançant, j’ai finalement pu participer de plus en plus, être de plus en plus créatif. A la fois parce que j’étais motivé, mais parce qu’ils m’ont fait confiance et m’ont encouragé.

TM : Qu’est-ce qu’il y a dans Les Chroniques des Féals qui t’a décidé à écrire ? De quoi parlent tes scénarios pour ce jeu ?

Beaucoup ont critiqué l’introduction, écrite par Mathieu Gaborit : jugée pompeuse, hautaine et peut-être sybilline. Mais c’est par elle que ça a commencé. J’avais échoué à trouver une partie, à la Bourse aux Partie d’Eclipse et j’errais entre les stands couverts de tissu noir, dans le hall presque vide. Un livre de base dépassait sur le stand de Sans-Détour. La couverture – très critiquée elle aussi – m’a intrigué. J’ai feuilleté l’ouvrage, très beau, et lu l’introduction.

Tu sais, je suis psychologue en fait. Je t’épargne mon cursus, mais avant d’arriver en psychologie du travail et en ergonomie, j’ai suivi les cours de patho et de crimino. Et j’ai trouvé dans Les Chroniques des Féals tout un mécanisme extrêmement réaliste utilisant un traumatisme comme imago primordial structurant les individus (imago au sens psychanalytique, et non biologique). Et c’est très proche de ce qui se passe dans la réalité. Avec une grosse teinture fantastique et horrifique, mais le mécanisme lui-même était très intéressant.

Les personnages, donc, se construisent autour et à partir d’un événement traumatisant. Le groupe de personnages se construit lui-même autour de ce point commun, et c’est l’unité de ce groupe qui va à la fois soigner et donner la force et l’importance du groupe. Ce second mécanisme est tout aussi intéressant : il lie d’office les personnages par les tripes, par ce qu’ils ont vécu de plus horrible.
On ne devient pas psy par hasard. On ne devient pas rôliste par hasard non plus. Sans tomber dans la psychologie clinique, ce qui rassemble un groupe d’amis, un groupe de joueurs, c’est des individus rassemblés par une faille commune, par forcément semblable mais au moins complémentaire. Ou quelque chose approchant.

La partie proche de ma pratique dans les Féals m’a donc tout de suite parlé.

L’autre pan est le mélange de med-fan et d’horreur. Je n’ai jamais réussi à faire autre chose que de la parodie de Donj’ dans les univers med-fan. A l’exception d’Exalted. Je venais de boucler une campagne d’Exalted d’ailleurs. Et je n’arrivais pas à faire quelque chose d’aussi booya, j’avais besoin de dantesque, mais avec une teinte plus sombre, plus gore.
L’eschatologie marquée, le combat dantesque contre le Néant, les conditions psychologiques retranscrites… ça me parlait bien.

Bref, pour parler psychologie, j’avais du coup la compétence perçue (l’impression de maîtriser mon sujet), les feedbacks positifs (joueurs et forum Sans-Détour, puis Casus NO), provoquant une augmentation de la motivation permettant un passage à l’action.

Il y a une différence entre les scénarios que j’écris et les scénarios que je mène. En l’absence de personnages pré-tirés, je ne peux pas mettre en place les nœuds relationnels et les retours de trauma que j’amène généralement dans les scénarios que je mène réellement. J’essaie tout de même que l’intrigue se base sur les relations entre les personnages, qu’ils soient PJ et PNJ. Les enjeux économiques ou de pouvoir ne sont qu’annexes aux émotions, à la haine ou à l’amour. C’est ce qui peut tout faire basculer. C’est le choix de Neo, dans Matrix : le propre de l’humain.

Et c’est aussi ce dont parle les Féals : le mimétisme. La question de ce qui est humain ou non-humain. De ce qui est soi et étranger. Ces ailes qui me poussent sont-elles miennes ? Suis-je encore humain ? Puis-je encore être aimé ? Qui d’autre que mes semblables peuvent m’aimer ? Est-ce que je deviens une bête ou est-ce qu’une bête pousse en moi ?
Et c’est une autre question psychologique qui m’est chère : ce qui est humain ou non, l’importance de l’animalité en chacun et la paix qu’on a avec elle. Non pas le symbolisme classique du passage à l’adolescence, de la modification du corps, de la gestion des hormones, des désirs et des peurs. Bien que ça soit lié. Mais plutôt la relation à ses émotions, à ses pulsions, à sa propre animalité tout au long de sa vie. En quoi perd-on notre humanité au cours de notre vie ? En quoi perd-on notre animalité au cours de notre vie ? Que reste-t-il, à la fin ?

TM : Qu’est-ce que t’a apporté l’écriture de ces scénarios ? Est-ce que tu as d’autres projets d’écriture ?

Kirdinn : Beaucoup de plaisir. C’est une chose que de mener dans son coin, c’en est une autre que de voir d’autres gens, d’autres MJ interpréter et s’approprier une histoire, des personnages sortis de ta tête. C’est une impression dingue, grisante. Puis ça donne une certaine reconnaissance.

Dans l’ensemble, j’ai pu apprendre à mieux structurer mon travail, mais surtout à le finir. Les finitions, la gestion du signage, ce sont des contraintes qui poussent à améliorer l’écriture. Non pas la rendre plus belle, plus littéraire, mais plus dense, précise, explicite. Le but est de donner le maximum d’informations, de pistes, d’idées pour que les gens s’en saisissent. Participer à ce projet a donc été très formateur sur mon écriture.

La collaboration avec une équipe d’auteurs est aussi quelque chose de très agréable. Le recadrage mutuel sur certains points, le partage d’idées, l’émulation, les relectures et corrections mutuelles. C’est à la fois motivant et intéressant. Camille et Jérôme ont été géniaux. J’ai aussi collaboré avec Fayn et Olivier, mais un peu moins. Gregory Fiot a aussi apporté beaucoup à l’équipe. Si l’aventure des Féals continue à la suite de ce supplément, je serais ravi de les retrouver.

Quant à mes autres projets d’écriture, j’ai un roman sur les bras, entamé à l’occasion du NaNoWriMo 2013, mais je suis en train de prendre beaucoup – trop – de retard. Puis plus ça va, plus je me dis que ça ferait un jdr sympa et non un roman bien écrit. La narration d’un roman n’a rien à voir avec la construction d’un univers de jeu de rôle. C’est un talent bien différent.

Sinon je travaille sur une adaptation en jeu de rôle de l’univers d’une écrivaine que j’aime beaucoup. Mais ce n’est qu’une ébauche pour le moment, et je m’y attellerai plus après les Féals.

Enfin, j’ai quelques scénarios à écrire, pour les Féals et pour Cthulhu. Ce n’est en rien professionnel : j’y ai juste pris goût.

TM :  C’est super ! Tu as une dernière chose à ajouter ?

Kirdinn : Le jdr n’est pas mort. Je vois des gens un peu partout, critiquer le crowdfunding qui produit des jeux parfois bancals, des éditeurs qui restent sur du mainstream et ne prennent aucun risque, des joueurs qui n’achètent rien et ne font que des jeux maisons et autres joyeusetés.
Notre mode de consommation, le monde dans son entier, est bouleversé par internet qui porte enfin ses fruits. L’avènement des liseuses et des tablettes n’a pas encore de gros effets sur notre loisir, mais ça viendra aussi.
Tout cela fait qu’il change. On peut être passéiste, et se dire que c’était mieux avant. Mais j’aurais tendance à dire qu’il faut aller de l’avant. Le darwinisme économique fait que seuls les meilleurs, mais surtout les passionnés, resteront actifs. La seule chose à faire, c’est d’aider les nouveaux auteurs, être ouverts et faire de son mieux pour bien jouer, et offrir de quoi bien jouer. Et il y en a pour tous les goûts.

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