N.B. : Cet article a initialement été publié en 2017 sur le défunt forum Les Ateliers Imaginaires
(temps de lecture : 3 min)
Lionel Allorge, cc-by-sa
Attention, cet article a le goût du pamphlet. Elle est surtout une invitation à prendre du recul sur notre façon de penser le jdr.
A. On fait des jeux pour valider des théories. Ainsi dans Prosopopée de Frédéric Sintes, les personnages gagnent en efficacité quand les joueuses racontent des trucs cool que les autres récompensent avec des jetons. Le jeu est conçu pour valider une certaine idée du simulationnisme, et il a remporté un succès d’estime, il est pratiqué, aujourd’hui, il fait donc bien partie des pratiques de jeu de rôle. Pour autant, à y regarder de plus près, ce mécanisme est très très bizarre. C’est à contre-emploi de nonante pour cent des pratiques. Des fois je le trouve élégant, des fois je le trouve contre-intuitif, toujours je le trouve bizarre.
B. On fait des théories pour valider des envies ou automatiser des pratiques émergentes. Quand Jérôme Larré nous explique l’importance des arcs narratifs, est-ce qu’il décrit une réalité du jeu de rôle ? Je pense plutôt qu’il décrit une envie pour le jeu de rôle. Parce qu’après tout, qu’est-ce qui nous fait penser que l’objet, au moins initial, du jeu de rôle est de raconter une histoire ? C’est moins que certain !
C. Les théories créent des envies et des croyances. Quand tu es imprégné du principe « system does matter« , tu vas beaucoup moins tolérer les manques et les contradictions dans un jeu. Trucs qui passaient tout seul avant que ce principe ne se répande dans les esprits.
D. les théories te font détester les jeux. Parce qu’elles décrivent des absolus, les théories préfigurent des jeux parfaits, à la cohérence impeccable, au système infaillible, résistants aux joueuses. Et dans la pratique, ces jeux-là tu les rencontre presque jamais. Alors tous les jeux te paraissent ratés. Et quand tu tombes sur un jeu-graal qui te semble parfaitement fonctionner sous l’angle de la théorie… c’est juste que tu devrais lire plus de théorie. Analyse mieux, ton jeu-graal est raté aussi.
E. La théorie transforme la réalité rôliste au lieu de la décrire.
F. Comme la théorie décrit des envies et non des pratiques, elle transforme les pratiques, parfois à l’inverse de ce qui est recherché. Je prends l’exemple de l’article « Le truc impossible avant le petit dej« . L’article subodore que nonante pour cent des pratiques, ce sont des joueuses qui suivent le scénario de gré ou de force, et que dix pour cent des pratiques, c’est le meneur qui réagit aux joueuses et que ce truc c’est une sorte de graal de la bonne pratique. Sauf que dans mon expérience (et je vous invite, pour l’illustrer, à écouter les comptes-rendus de partie audio de la chaîne « Histoire au coin du d20« , qui me semble un parangon de mainstream), dans nonante pour cent des pratiques, le meneur a préparé un scénario au cas où, et en fait les joueuses font strictement ce qu’elles veulent. C’est pour ça que les scénarios sont toujours deux à trois plus longs à jouer que ce qui est mis dans le bouquin. Parce que c’est un vague fil de rouge pour meubler les moments où les joueuses arrêtent de faire n’importe quoi. Et le truc, c’est que les jeux inspirés de l’article « Le truc impossible avant le petit dej » cherchent à tuer dans l’oeuf cette pratique, en gardant un gros focus sur l’intrigue, faille-t-il pour cela impliquer davantage les joueuses en mettant leurs personnages au coeur de l’intrigue ou en leur donnant plus de part à la construction de l’intrigue.
G. Les théories, ce sont aussi des modes ou des vieilles traditions remises au goût du jour. Elles pensent revaloriser le jeu en le centrant sur ses essentiels et en fait elles encouragent des pratiques proches de l’anti-jeu. Deux modes qui ont le vent en poupe, c’est « la liberté du personnage avant tout ! » (l’agentivité) et « je veux lutter pour mon personnage » (la combativité). La première incite les joueuses à faire n’importe quoi plutôt que de suivre l’intrigue, et la seconde incite les joueuses à être sur la défensive et se surpréparer plutôt que d’aller au devant de l’adversité. En gros la première crée des pieds nickelés et la deuxième crée des épiciers. Est-ce qu’on a envie de jouer avec des pieds nickelés et des épiciers ? Je pose la question.
H. Jouer au jeu de rôle, c’est une activité floue, impossible à concevoir dans le détail. A partir du moment où on a cessé de séquencer toute l’action en rounds (et même avant) et où on a cessé de matérialiser tout l’espace imaginaire par des plans et des figurines, il est devenu impossible de savoir comment jouer au jeu de rôle dans l’absolu : nous en sommes tous réduits à jouer d’instinct ou à jouer sur la base d’un construit social précédent, et nous en sommes réduits à déduire des théories de nos pratiques, et déduire des pratiques de nos théories
I. Pour retrouver une pratique instinctive du jeu de rôle, il nous faut casser la théorie. Même l’old school gaming, qui est juste une théorie parmi d’autres.
