L’art imprononcé

N.B : Cet article avait été préalablement publié sur le défunt forum des Ateliers Imaginaires

(temps de lecture : 5 min)

Jeremy Keith, cc-by

L’Art Imprononcé

Cet article suit la lecture de L‘Art invisible, de Scott McCloud. Ce livre fournit une analyse de la bande dessinée qui à bien des égards, peut inspirer une analyse du jeu de rôle. Voici donc une tentative d’analyser le jeu de rôle avec un regard proche de celui tenu par Scott McCloud sur la bande dessinée

A. Une définition par le plus petit dénominateur commun.

Définition 1 : Le jeu de rôle est une conversation.

Définition 2 : Le jeu de rôle est une conversation au sujet d’une aventure imaginaire.

Définition 3 : Le jeu de rôle est une conversation au sujet d’une aventure imaginaire dans laquelle chaque personne incarne au moins un personnage.

Des jeux de rôles tels qu’Ars Magica, Bloodlust et Paranoïa proposent d’incarner plusieurs personnages. Dans les jeux de rôles à MJ, une personne incarne le décor et les figurants : une infinité de personnages.

Pour aller plus loin :

De la place des règles, par Gregori Pogorzelsky sur Du bruit derrière le paravent

B. Les origines.

Scott McCloud ramène l’origine des bandes dessinées aux peinture rupestres. Pour le jeu de rôle, si la date d’apparition qui fait consensus est fixée à 1974 avec la première édition de Donjons et Dragons, le jeu de rôle est sans doute aussi vieux que le « on fait comme si » des enfants.

Poser une date d’origine récente revient surtout à marquer la date de la cristallisation d’une pratique et de son accélération via certaines proportions culturelles, technologiques, industrielles, inédites jusqu’alors. Le jeu de rôle post-1974 ne serait qu’une forme moderne et identifiable du jeu de rôle des origines.

Pour aller plus loin :

Les anciens et les modernes, Podcast Outsider

C. La grammaire

L’art invisible propose une grammaire de la bande dessinée, comme d’aucuns proposèrent une grammaire du cinéma. Cela rejoint tout à fait le propos de Jérôme Larré qui cherche à écrire une grammaire du jeu de rôle : poser une définition de chaque atome d’un média pour mieux en synthétiser les potentialités et en permettre le progrès. McCloud a le mérite de reconnaître que les pratiques et les grammaires divergent selon les cultures, c’est aussi une chose à prendre en compte dans notre média, surtout si l’on veut permettre l’avènement d’oeuvres transculturelles. En jeu de rôle, les pratiques divergent d’un pays sur l’autre (jeu centré sur les émotions dans les pays scandinaves, jeu pratiqué en convention au Japon, etc…). Elles divergent aussi grandement entre les jeux tactiques, les jeux esthétiques et les jeux moraux ; entre les jeux à MJ unique, MJ multiples, MJ tournant et sans MJ…

D. La gouttière

Dans la BD, c’est le vide entre les images qui permet à la lectrice de construire la réalité de l’histoire déroulée par la séquence de la bande dessinée. En jeu de rôle, ce vide pourrait être les tempêtes qui s’agitent sous les crânes des joueuses quand elles visualisent les propositions des autres et les leurs propres, et établissent une synthèse entre elles pour aboutir à un espace imaginaire à la fois intime et partagé. C’est ce qui est étudié, notamment, dans le contrat social, dans la cohérence mécanique-imaginaire.

Il y a aussi une problématique assez proche de la littérature : comment passer d’un monde de mots à un espace imaginaire intime, forcément plus riche ?

Une joueuse dit : « Le sorcier est grand et sinistre. » et l’autre joueuse imagine une personne précise, elle en a une image mentale, comme dans un rêve.

Et comment faire pour que cet espace imaginaire intime rejoigne avec bonheur l’espace imaginaire partagé ?

Pour aller plus loin :

Le Maelstrom, par Romaric Briand, dans le recueil Le Maelstrom.

Le nuage et les dés, par Gregori Pogorzelki

L’immersion, podcast des Voix d’Altaride

E. Le temps.

Si la bande dessinée figure le temps par un jeu de textes et d’images, le temps est particulier en jeu de rôle. C’est un temps soumis à la fois à des règles narratives (on fait l’ellipse sur les épisodes ennuyeux et on prend son temps sur les éléments importants de l’aventure) et à des règles ludiques (le façon dont on séquence le temps et l’action influe sur les choix que peuvent faire les joueuses et sur la tension qu’elles ressentent). Aujourd’hui, la pratique majeure c’est de jouer dans l’ordre chronologique et dans une prétendue synchronicité (La joueuse A peut faire des choses pendant que la joueuse B agit). C’est un leurre puisqu’on joue en réalité par tour de parole. En analysant comment fonctionne le temps en jeu de rôle, on peut amener à le dépasser (jouer des flash-backs, des flash-forwards, des aventures potentielles, des temps suspendus…) pour servir des enjeux tactiques, moraux ou esthétiques. La particularité du média jeu de rôle, c’est que le temps est de la potentialité.

Pour aller plus loin :

Le jdr est potentialité, par Frédéric Sintes sur Limbic Systems

F. La contrainte du langage

Faire passer en jeu, essentiellement par le sens de l’ouïe et le vecteur du langage, les émotions, le mouvement, le toucher, les températures… Comment faire ? On en revient à la cohérence mécanique-imaginaire (Dire qu’il fait froid n’a guère de sens si aucun effet du froid n’altère le personnage) et au lien imaginaire-ressenti (Si on décrit un personnage en colère, comment faire pour que cette colère prenne corps dans l’esprit des autres joueuses ?).Comment faire pour que l’espace imaginaire prenne vie ?

Pour aller plus loin :

L’analogie du jeu d’échecs, par Frédéric Sintes sur Limbic Systems

G. Montrer et dire.

La BD a ses phylactères et ses sous-titres, le JDR a ses supports non-verbaux (musique, image, chiffres, toucher, mise en jeu du corps) et le discours méta. Comme la BD, le JDR peut renforcer un même message en l’apportant par des canaux multiples (décrire une bataille et passer une musique de bataille). Il peut aussi jouer la complexité en apportant des messages dissonants et complémentaires par le biais de canaux différents (décrire une scène violente et passer une musique enfantine, décrire un monstre mignon qui a des carac atroces…).

Se pose aussi la question du minimalisme : que gagne-t-on à supprimer certains canaux ? Tout comme certaines BD gagnent à supprimer le texte de sous-titre, et même le texte des phylactères… Que gagne-t-on à supprimer le hasard, la feuille de personnage, le discours meta ou la base de jeu de rôle ?

Se pose enfin la question du « montre, ne raconte pas » : plutôt que la joueuse raconte l’historique de son personnage, que le personnage raconte son historique, ou que l’historique soit rejoué au cours d’un flash-back dynamique.

H. Les étapes de la création de jeu de rôle

Scott McCloud suppose que les autrices et auteurs de BD changent le point de départ de leur démarche avec l’expérience. D’abord, ces personnes partent d’un défi technique (la forme) dans leurs oeuvres de jeunesse, puis partent d’une idée ou d’une histoire à transmettre (le fond) dans leurs oeuvres de la maturité.

A traiter une auteur et un autrice de jeu de rôle sur la même hypothèse, on peut considérer que les oeuvres de jeunesse se concentrent sur un défi technique qu’il s’agisse d’une innovation (une façon spéciale de partager ou de cadrer la narration, une façon spéciale de gerer les personnages…) ou d’une célébration (un piratage d’un jeu plus ancien ou un hommage à celui-ci, un affinage à partir de ces anciens jeux, un patchwork de règles tirées d’autres jeux…). Et les oeuvres de la maturité seraient plutôt impulsée par un grand sujet de fond, qui serait soit issu d’une analyse de ses oeuvres précédentes, comme une tentative de les rassembler sous la bannière d’une même grande thématique, avec la création de nouvelles oeuvres qui agrandissent le corpus précédent et lui donnent son identité en la complétant, soit justement des idées originales (un nouvel univers, une nouvelle philosophie de jeu) qui nécessitent la création d’une nouvelle oeuvre à part du corpus précédent pour être exprimées.