Entretien avec Coralie David (2014)

N.B. Cet entretien a initialement été publié dans la thèse de Coralie David et aussi sur le forum Les Ateliers Imaginaires

(temps de lecture : 24 min)

bladsurb, cc-by-nc-nd

Entretien avec Coralie David :

Coralie David : Comment définiriez-vous votre métier ou votre activité dans le JdR ?

Thomas Munier : Je suis auteur professionnel de livres de jeux de rôles indépendants. Actuellement (juin 2014), le jeu de rôle ne constitue pas mon corps de métier (je suis conseiller agricole), mais bien mon métier de cœur. J’y consacre environ 80 heures par mois et je récolte entre 100 et 200 € de bénéfice par mois. C’est une double activité qui commence à décoller. Je me considère comme un professionnel du jeu de rôle depuis deux ans, mais à ce jour, je n’ai demandé aucun statut administratif, que ce soit auteur ou auto-entrepreneur). Mon métier dans le jeu de rôle consiste aujourd’hui essentiellement à écrire des livres et à les autoéditer. J’ai déjà publié un livre d’aide de jeu : Musiques Sombres pour Jeux de Rôles Sombres (2012), un recueil de chroniques musicales pour sonoriser des séances de jeu de rôle d’horreur. J’ai aussi publié un supplément de jeu de rôle : Millevaux Sombre (2013), traduction de Millevaux, mon univers post-apocalyptique forestier, pour le jeu de rôle Sombre, un jeu d’horreur survivaliste de Johan Scipion. Enfin, j’ai publié deux jeux de rôles complets : S’échapper des Faubourgs (2013), un jeu de rôle d’horreur onirique, et Inflorenza (2014), un jeu de rôle pour incarner des héros, des salauds et des martyrs dans Millevaux, mon univers post-apocalyptique forestier.

Je développe actuellement plusieurs jeux de rôle : Arbre, pour jouer des clochards magnifiques dans les forêts hantées de Millevaux, Marins de Bretagne, un jeu de conte et de rôle dans une Bretagne imaginaire, et Wonderland, un jeu de rôle contemporain sur l’onirisme, la drogue et les réalités virtuelles.

J’écris mes livres en solo. C’est-à-dire que mes collaborateurs sont soit bénévoles, comme les relecteurs, les playtesteurs et les auteurs des photos en licence Creative Commons BY-NC que j’utilise pour mes collages, soit sont directement rémunérés par moi, comme les illustrateurs et Johan Scipion, le propriétaire de la licence Sombre. Et j’autoédite mes livres sous différents formats : version texte gratuite et librement téléchargeable, impression à la demande à prix fixe avec bénéfice, pdf illustré à prix libre, livre artisanal à prix libre. Ces documents sont tous en licence Creative Commons BY-NC (Attribution / gratuit pour un usage non commercial). Mais j’envisage de passer bientôt tout ce que je pourrai en « libre de droit ».

Je me déplace en convention, en Bretagne uniquement, pour playtester, promouvoir et vendre mes livres de jeu de rôle. Je ne me rends plus en association.

Ma double activité d’auteur professionnel se complète par l’écriture d’autres livres indépendants (roman, nouvelles, poésie) et par l’entretien d’un blog sur la créativité : Outsider.

Qu’est-ce qui vous motive à écrire un jeu, notamment Inflorenza ? Quels étaient vos objectifs lorsque vous avez écrit ce JdR ?

Proposer une expérience qui soit originale en terme d’univers, de ton, de fiction. Quand je dis originale, j’entends différente de ce que je connais dans le marché, que ce soit dans le jeu de rôle ou dans les autres médias. Mon exigence d’originalité spécifique au média jeu de rôle, elle se situe dans la proposition ludique, c’est-à-dire, dans le type de personnages qu’on peut incarner et le type d’intrigues qu’ils peuvent vivre, dans les mécaniques de jeu, dans les enjeux ludiques et fictionnels.

Outre le besoin de proposer un matériau original aux joueurs, ça reste aussi une nécessité plus égoïste, une nécessité créative. Je n’arrive pas à garder mes créations pour moi, j’ai besoin et envie de les montrer, sous la forme la plus aboutie possible. L’échange avec le public, c’est ma récompense, et c’est aussi une partie du processus. Mais la réflexion, la réalisation, la production et la communication autour de ces livres sont tout aussi importantes pour moi. Chaque étape du processus m’apporte de la gratification.

Concernant Inflorenza, j’avais déjà un univers, Millevaux, mais le premier livre que j’ai publié dans le cadre de cet univers, Millevaux Sombre, ne l’abordait que sous la focale de l’horreur survivaliste. Or, je l’avais déjà fait jouer sous d’autres focales, comme l’exploration, l’ambiance chair et sang (ou gritty. Traduit une ambiance portée sur les difficultés physiques, psychologiques et matérielles qu’endurent les personnages) ou l’horreur épique, et je savais qu’une partie des gens intéressés par Millevaux attendaient ça également. Inflorenza est ma proposition pour faire de l’horreur épique (comprendre des personnages baignés dans un univers horrifique mais avec un potentiel qui les place au-dessus du commun et leur permet de s’extraire de la condition de victime). Quand je dis horreur épique, j’entends des batailles épiques contre des monstres abominables, mais aussi du drame avec des enjeux forts, de violentes intrigues de cour, de l’horreur métaphysique. Le tout dans ce décor de Millevaux, traduit ici comme un enfer forestier, un enfer aussi réel que métaphorique. L’idée est d’interroger les joueurs et leurs personnages : qu’est-ce que ça fait de vivre en enfer ? Qu’est-ce qui rend ce monde infernal ? Est-ce que c’est vraiment un enfer pour tout le monde ? Y a-t-il un espoir de changement ? Et quel changement ? A quel point disposer d’un potentiel énorme change la donne ? Va-t-on utiliser ce pouvoir pour être un héros, un salaud ou un martyr ?

L’autre motivation pour écrire Inflorenza, c’était de jouer du drame et de centrer le jeu sur les personnages des joueurs. Dans la plupart des jeux de rôle que je connais, les personnages des joueurs ne sont pas le moteur des enjeux fictionnels. Ils remplissent une mission, un devoir ou réagissent à une adversité, un danger, une catastrophe. À plus forte raison dans les jeux de rôle à scénarios, on demande aux joueurs de réagir et non d’agir, et la prémisse du scénario serait la même quelque soit les personnages qu’ont créé les joueurs. Les personnages des joueurs sont souvent arbitres ou spectateurs des histoires des personnages non-joueurs. Quand un maître de jeu prévoit de jouer du drame, il prépare un organigramme de personnages non-joueurs et ensuite il voit comment intégrer les personnages des joueurs. Le paroxysme de cette approche (jeu à mission + organigramme des figurants en premier) peut donner des parties de jeu de rôle dont la fiction ressemble au film Les aventuriers de l’Arche Perdue de Steven Spielberg, où le héros Indiana Jones ne fait rien qui puisse changer le cours de l’histoire (i.e. le film serait le même si on enlevait ce personnage). L’idée d’Inflorenza, c’est d’écrire d’abord l’organigramme des personnages des joueurs et ensuite d’y raccorder des personnages non-joueurs, qui sont là uniquement pour mettre les personnages des joueurs en valeur.

J’avais déjà fait plusieurs campagnes d’horreur épique, avec du drame et du jeu centré sur les personnages dans Millevaux, mais avec le Basic System (un système générique de jeu de rôle). En fait, le Basic System ne faisait que motoriser les capacités de combat et les compétences des personnages, il ne soutenait pas du tout mes intentions. Je devais m’appuyer uniquement sur mes techniques de maître de jeu et sur l’implication des joueurs pour soutenir mes intentions. En fait, ma version du Basic System était même contreproductive, car détaillant excessivement le combat et les tests de compétence. Et à chaque fois que je voulais incorporer un nouvel aspect dans les règles, comme les intrigues de cour, je devais écrire de nouvelles listes de règles pour ça et ça ne faisait que complexifier le jeu, sans jamais atteindre tout ce que je recherchais. En fait, mes intentions étaient nettement plus soutenues quand je n’utilisais pas les règles.

L’objectif d’Inflorenza, quelques années plus tard, après avoir pas mal étudié ce que proposaient les théoriciens du jeu de rôle des forums de The Forge et de Silentdrift, et les jeux de rôles indépendants (Polaris de Ben Lehman, Innommable de Christoph Boeckle, Breaking the Ice d’Emily Care Boss, Prosopopée de Frédéric Sintes, etc…), c’était de proposer des règles de jeu qui soutiennent complètement ces intentions, et ne soutiennent que ça.

Ainsi si on applique les règles d’Inflorenza, le jeu est forcément horrifique parce que les règles font intervenir des thèmes horrifiques comme l’horreur organique ou l’horreur métaphysique. Le jeu est forcément épique parce qu’il est organisé en conflits (une procédure unifiée, non divisée par rounds, pour gérer tout type d’adversité) dont les joueurs définissent les objectifs, et ils peuvent définir des objectifs vraiment ambitieux, comme détruire toute une armée. Et ça reste malgré cela horrifique, dur, parce que les règles peuvent entraîner des conséquences vraiment désastreuses, même en cas de victoire, parce que les personnages peuvent forcer la victoire en prenant le risque d’endurer des sacrifices. C’est forcément du drame parce que le système crée une dramaturgie, il attaque la volonté des personnages comme prix à payer pour remporter des victoires. Enfin, c’est forcément centré sur les personnages des joueurs. Il n’y a pas de scénario, juste ce que j’appelle un théâtre, une situation de départ très ouverte, et toute l’intrigue va être provoquée par les motivations des personnages des joueurs : on ne peut pas jouer de conflit qui ne soit pas lié à leurs motivations.

Chaque partie du système d’Inflorenza ou chaque intention n’est pas originale prise à part, mais j’ose croire que le mélange porte ma vision personnelle pour le jeu de rôle. Les jeux des années 1990 dont je me suis inspiré (Vampire : La Mascarade, Les Secrets de la Septième Mer) apportaient un feeling via des conseils de maîtrise. J’ai voulu recréer ce feeling avec les outils de ma génération d’auteurs, qui sont davantage les règles que les conseils de maîtrise.

Lorsque vous écrivez un JdR ou participez à un supplément pour une gamme déjà existante, qu’est-ce qui vous inspire en premier lieu ? Le système ? L’univers ? Le type de personnages que les joueurs interpréteront, les scénarios potentiels, ou est-ce toujours différent ? Un mélange de ces éléments ?

En tout premier lieu, c’est l’univers, les images mentales de scènes qui me viennent. Millevaux est né d’images mentales fortes (l’Europe envahie par la forêt, une humanité en plein déclin, des lieux hantés) ; Millevaux Sombre a servi à restituer les plus brutes de ces images. Ensuite, comme j’y ai réfléchi pendant des années, l’univers de Millevaux s’est complexifié. Il a acquis une écologie, une histoire, une mythologie. C’est devenu tout un folklore, issu de l’inconscient collectif européen et de mon propre folklore personnel d’histoires, d’images et d’obsessions. Inflorenza permet d’exploiter davantage la richesse de cet univers, et permet aussi aux joueurs de bâtir leur propre enfer forestier. C’est crucial pour moi : ne pas sacraliser l’univers. Si une table de jeu sacralise l’univers tel qu’il est décrit dans le livre, elle aura des scrupules à explorer des zones qui ne sont pas assez décrites, elle se posera beaucoup de questions sur le comportement des personnages, sur la cohérence de l’univers, et chaque fois que le livre sera pris en défaut sur ses aspects, la suspension d’incrédulité de la table sera mise en danger. Ce que je veux présenter dans les livres, ce sont des pistes, ce sont des rumeurs. La table de jeu doit se sentir libre de contredire ou de compléter l’univers. Qu’elle trouve sa propre cohérence importe plus qu’elle suive la cohérence du livre. C’est à mon sens la différence fondamentale d’approche entre la fiction non linéaire (le jeu de rôle, le conte improvisé, le théâtre d’improvisation) et la fiction linéaire (le récit). En fiction non linéaire, le livre n’est pas le jeu. Croire l’inverse, c’est croire que toutes les recettes des fictions linéaires fonctionnent en jeu de rôle, et c’est faux. Donc je n’hésite pas à laisser des blancs. Ils seront complétés par des suppléments de contexte, des livres sans règles, à paraître. Ainsi, pour savoir à quoi ressemble vraiment la forêt de Millevaux, il faudra attendre la parution du livre Ecosystème, ou piocher dans les comptes-rendus de partie sur le forum www.terresetranges.net. Dans les livres parus, Millevaux Sombre et Inflorenza, je me suis surtout apesanti sur l’ambiance, l’historique, la société et la civilisation. Un maître de jeu qui utiliserait seulement ces deux livres devrait complètement imaginer le contenu de la forêt. Et en même temps, ça ne me dérange pas de donner beaucoup d’information, plus d’information qu’une table de jeu dilettante aurait besoin. Millevaux est un territoire obsessionnel bâti pour y vivre une vie entière, dans la grande tradition d’univers étendus de jeux de rôles comme Empire of the Petal Throne, Jorune, Talislanta. Je m’inscris aussi dans la tradition des univers picturaux de l’art outsider, d’autres territoires obsessionnels : le Palais Idéal du Facteur Cheval, les rochers sculptés de Rotheneuf, les peintures d’Henry Darger, les dioramas d’art modeste. Des univers tellement complexes et exotiques que personne n’en détient toutes les clés, pas même leurs auteurs. Moi-même, qui pratique le jeu de rôle dans l’univers de Millevaux de façon assidue, je n’ai pas l’occasion d’exploiter tout ce que j’écris pour le jeu. Je crois qu’on doit permettre aux tables de jouer sans devoir ingurgiter une encyclopédie, c’est pour ça que dans les livres parus, l’univers est placé en dernier, après les règles, et qu’il est optionnel de le lire. Mais je crois aussi que tout une école de joueurs apprécie de plonger en profondeur dans un univers de jeu, qu’elle a besoin d’assimiler plus d’information qu’elle ne peut en exploiter en jeu, pour fertiliser son imaginaire, pour voir la cohérence derrière des éléments qui sont incohérents au premier regard. C’est pour ça qu’il y a aura des livres de contexte : Atlas, Ecosystème, Surnaturel, Créatures.

Cet univers est tellement vaste qu’il justifie d’utiliser non pas un mais trois jeux de rôles : Millevaux Sombre (pour être exact, c’est un supplément pour le jeu de rôle Sombre, de Johan Scipion, dont les règles sont parfaites pour faire de l’horreur survivaliste), Inflorenza (horreur épique) et Arbre, à paraître (exploration de l’univers, ambiance chair et sang).

Je crois que les univers étendus sont faits pour la fiction non linéaire. Qu’il est plus agréable, plus immersif de les visiter et se les approprier par le biais d’encyclopédies ou d’explorations virtuelles (jeu de rôle, jeu vidéo) que par un corpus de fictions linéaires (livres, films) qui constituerait un canon inébranlable.

Inversement, je suis trop épris de ces foisonnements d’images mentales pour brider celle des joueurs, c’est pour ça que je donne beaucoup d’outils pour que les joueurs bricolent eux-mêmes l’univers. J’ai même écrit un petit jeu de rôle d’horreur onirique contemporaine, S’échapper des Faubourgs, qui ne possède pas d’univers dédié, mais donne les clés pour se bâtir son propre univers cauchemardesque, appelé Les Faubourgs.

L’univers est la seule chose qui est vraiment décrite avec un luxe de détails dans mes livres. L’univers et les intentions de jeu. Je suis un grand défenseur de l’éthique System does matter, de Ron Edwards. Je définis très clairement mes intentions de jeu pour chaque livre et je passe beaucoup de temps à définir des règles qui les soutiennent de façon organique.

Il y a des règles pour créer des personnages, mais il n’y a ni classe ni archétype, dans aucun des trois jeux de rôles dédiés à Millevaux. Ou alors, une seule classe par jeu de rôle : des proies dans Millevaux Sombre, des super-héros dans Inflorenza, des vagabonds dans Arbre.

Millevaux Sombre est vraiment bâti pour les scénarios, mais Inflorenza et Arbre fonctionnent sans scénarisation : les règles guident juste la dramaturgie et l’improvisation.

Comment définissez-vous un système de JdR ? Quel est son rôle ?

À mon sens, une partie de jeu de rôle, c’est à la fois un jeu, une performance artistique, une expérience de réalité virtuelle et un acte de folklore. Ces quatre éléments ne sont pas forcément présents dans toute partie de jeu de rôle, mais les parties de jeu de rôle que j’aime, si. Le rôle d’un système de jeu de rôle (ce que je qualifierai par l’ensemble des règles dramaturgiques, des mécaniques et de l’univers) est de permettre aux joueurs de reproduire ces quatre éléments. S’ils ne le permettent pas, il faut que ce soit un choix conscient de l’auteur. On pourrait en déduire qu’un système doit se composer de quatre parties, une qui garantisse que ce soit un jeu (avec des enjeux, avec de la résistance asymétrique, avec du plaisir ludique, avec un contrat social), une qui garantisse que ce soit une performance artistique (avec des règles dramaturgiques, avec un canon esthétique, avec des supports artistiques ; nouvelles, illustrations, bandes sonores…), une qui garantisse que ce soit une expérience de réalité virtuelle (avec un univers cohérent, avec des règles de simulation, avec des techniques d’immersion…), une qui garantisse que ce soit un acte de folklore (avec un univers plus grand que la partie, avec des us et coutumes et les moyens de les faire aborder par les personnages, avec la possibilité pour les joueurs d’apporter leur pierre à l’univers). Mais je ne crois pas qu’on doive cloisonner ces parties, elles peuvent être imbriquées : une seule mécanique peut avoir le potentiel de permettre plusieurs des quatre éléments.

Plus prosaïquement, je préfère qu’un système de jeu de rôle soit accessible, même pour quelqu’un qui n’a jamais fait de jeu de rôle. Indépendamment de son ambition, de la masse d’information à assimiler, de sa durée de vie, sa courbe d’apprentissage. Juste que tout soit expliqué, et bien expliqué. Je peux concevoir qu’un système de jeu de rôle pratique l’hermétisme ou l’élitisme, mais ça n’a pas ma préférence, à moins que ça s’avère vraiment fertile en jeu (je me suis essayé à ce paradoxe en écrivant S’échapper des Faubourgs, un jeu d’horreur qui fait l’impasse du contrat social et qui dissimule certaines règles à certains joueurs jusqu’au climax de la partie).

Que pensez-vous de la distinction que font certains rôlistes entre story games et JdR ?

Mon approche sur la question est très proche de celle de Grégory Pogorzelki, du blog Du Bruit derrière le Paravent. C’est-à-dire que la définition du jeu de rôle qui me sert que je sois joueur ou concepteur, c’est la définition que donne Vincent Baker (auteur d’Apocalypse World et de Dogs in the Vineyard) du jeu de rôle, inspirée du Principe de Lumpley : « Un jeu de rôle, c’est une conversation. Les règles d’un jeu de rôle ne font pas autre chose qu’orienter cette conversation : ce qu’on doit dire, ce qu’on ne peut pas dire, quand et comment on doit le dire ».

La définition du jeu de rôle est problématique dès le départ. Personne n’a la même. Déjà, le terme francophone « jeu de rôle » est une mauvaise traduction de « roleplaying game » qui signifie « jeu d’interprétation de rôles ». Cette traduction renforce trop à mon avis le côté ludique et omet l’interprétation, ce qui pousse certains à écarter de la définition de jeu de rôle des jeux qui semblent ne pas offrir de plaisir ludique, comme The Curse, de Lizie Stark, un jeu sur le cancer du sein et ses conséquences.

Ensuite, c’est amusant de constater que le terme « jeu de rôle » est souvent employé comme un raccourci de jeu de rôle sur table, ou jeu de rôle papier/crayon (quand bien même certains d’eux, comme Sombre Zéro de Johan Scipion, ne nécessite ni table ni crayon), par opposition au jeu de rôle épistolaire, par forum, grandeur nature, ou en jeu vidéo.

Pour ceux qui connaissent peu le média, il y a souvent confusion avec les jeux de rôles psychologiques, que je trierais à part car ce ne sont pas des jeux au sens où la participation n’y est pas librement consentie : ils ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une activité récréative mais dans le cadre d’une thérapie ou d’une mise en situation professionnelle. À contrario, les jeux de rôles sexuels, pourraient fort bien entrer dans la définition de jeu de rôle que je donne au début. À bien y réfléchir, les jeux de rôles psychologiques également, si l’on se borne à la définition jeu de rôle = conversation encadrée par des règles. Cela signifie qu’un jeu de rôle… n’est pas forcément un jeu.

L’appellation « story games » a été employée, à mon sens, par ceux qui avaient besoin de catégoriser les nouvelles formes de jeu de rôle apparues dans les années 1990 et surtout 2000. On part là du principe que le jeu de rôle est une forme de jeu de société, et on rajoute un nouvel étage sémantique entre les deux : les story games. On dit que les story games, ou jeux narratifs, sont des jeux de société qui créent de la fiction. Et les jeux de rôle composeraient une partie des jeux narratifs, mais pas la totalité. Et par synecdoque, on finit par désigner comme jeux narratifs… tous les jeux narratifs qui ne seraient pas du jeu de rôle.

Définir un jeu comme jeu narratif, c’est donc l’exclure du champ du jeu de rôle. On en déduit que la définition d’un jeu narratif sera variable pour chacun, car elle dépend de la définition que chacun a du jeu de rôle. Certains qualifieront un jeu de jeu narratif au lieu de jeu de rôle si le partage de la responsabilité est large, d’autres si la démarche créative encouragée est narrativiste (i.e. le jeu vise à créer une bonne histoire plutôt qu’à remplir des défis ludiques ou explorer un univers), d’autres s’il n’y a pas de scénario, d’autres si on interprète plus d’un personnage, d’autres s’il n’y a pas de dés, etc…

Personnellement, je n’utilise pas du tout le terme de jeu narratif, car ma définition du jeu de rôle, i.e. une conversation encadrée par des règles, englobe tous les jeux de sociétés qui créent de la fiction, et même plus encore (puisque j’ai admis que les jeux de rôles psychologiques n’étaient pas des jeux mais étaient bien du jeu de rôle). Je trouve que l’emploi du terme « jeu narratif » est source de confusion et de cloisonnement. En tant que game designer et en tant que joueur, je préfère m’en tenir à la notion de « jeu de rôle ». Ça m’est beaucoup plus utile pour entrevoir les possibilités du media et participer à le révolutionner. Il m’arrive même d’adopter une définition encore plus large, en incluant les jeux de rôle solo (tels Beloved de Ben Lehman) et les livres dont vous êtes le héros, si on admet pouvoir avoir une conversation avec un livre, un ordinateur, des règles, ou son propre esprit. Ainsi, un de mes jeux, Inflorenza, peut être joué en solo, et je prétends qu’on y retrouve un feeling très proche d’une partie de jeu de rôle à plusieurs.

Pour une définition de jeu de rôle plus consensuelle que la mienne, j’apprécie la définition actuelle (juin 2014) que le Guide du Rôliste Galactique donne du jeu de rôle sur table.

Comment définissez-vous le roleplay ?

Le roleplay signifie interpréter son personnage, comme on le ferait d’un personnage de théâtre improvisé. Pour mieux comprendre ce que cela signifie, voici ce que ferait un joueur s’il faisait du roleplay en permanence : il parlerait toujours de son personnage à la première personne du singulier, il changerait d’intonation en fonction de l’humeur du personnage, allant parfois jusqu’à prendre un accent, il appuierait les faits et les dires de son personnage par des expressions faciales et une gestuelle, il déciderait des comportements de son personnage en restant le plus fidèle possible à l’idée qu’il s’en fait, à la feuille de personnage, où aux directives que lui a données le maître de jeu sur son personnage sous forme d’un historique, d’une feuille de personnage, ou de révélations sur son personnage en cours de jeu. Ce sont des techniques que l’on peut observer dans le mouvement freeform (Amidst Endless Quiet de Ben Lehman, The Climb de Jason Morningstar). Voici ce que ne ferait jamais un joueur s’il faisait du roleplay en permanence : il ne décrirait rien de ce qui n’est pas les actions ou les dires de son personnage, y compris les pensées intimes de son personnage ou son apparence. Il ne se préoccuperait jamais du plaisir des autres joueurs, ni même du sien, pour décider du comportement de son personnage (je cite l’article Le manifeste de Turku, de Mike Pohjola (2003) : “En tant que joueur je ne poursuivrai ni gloire ni renommée, mais jouerai mon personnage aussi bien que possible en suivant les indications que le maître de jeu m’a donné. Même si cela signifie que je doive passer toute la partie enfermé dans un placard sans que personne ne s’en aperçoive.”). Il ne sera jamais à l’initiative d’ellipses dans la fiction (comme dire « je tente de séduire la femme de l’aubergiste » plutôt que décrire ses tentatives de séduction. Cette phrase comporte un triple manquement au roleplay : annonce hors-dialogue des intentions du personnage, style indirect, dialogue passé sous silence). Il fera tout pour éviter les composantes du jeu qui ne sont pas de l’interprétation pure, comme lancer des dés ou utiliser toute autre mécanique autre que dramaturgique. S’il y est contraint, il camouflera l’emploi de la mécanique du mieux qu’il peut. Il ne fera jamais de commentaires sur la fiction qui ne puisse être émis par son personnage, et n’interrompra jamais son interprétation pour parler d’autre chose que du jeu. On notera que ce sont des comportements sanctionnés par des points d’immersion négative dans le jeu de rôle Sens Renaissance, de Romaric Briand, où cette règle permet d’amener une critique du roleplay. Pour finir, l’adepte du « full roleplay » refuse d’interpréter plusieurs personnages, et chasse de son esprit toute pensée qui ne pourrait être une pensée du personnage.

A mon sens, faire du roleplay en permanence est une pratique extrême. Elle nécessite de se pratiquer avec des systèmes de jeu adaptés, au sein d’un groupe de jeu adepte du roleplay. C’est par ailleurs plus souvent compatible avec du jeu de rôle grandeur nature ou de la soirée enquête qu’avec du jeu de rôle sur table.

Dans l’autre sens, on peut faire du jeu de rôle en ne faisant jamais de roleplay, mais cela enlève beaucoup à la sensation « d’y être ». La notion de réalité virtuelle ou de fiction deviennent presque absentes. Le jeu se rapproche énormément d’un jeu de plateau.

Ce que je considère comme une pratique équilibrée du jeu de rôle sur table consiste à constamment alterner entre le roleplay et le hors-roleplay (qu’on appelle aussi « méta-jeu »). C’est ce qui est fonctionnel pour la plupart des tables.

Dans l’article Podcast : tout jeu de rôle partage la narration sur le blog Limbic Systems, Frédéric Sintes introduit en francophonie la notion de dyptique « plaider pour les intérêts de son personnage » contre « jouer en posture d’auteur ». On pourrait penser que faire du roleplay va dans le sens de plaider pour les intérêts de son personnage, mais je crois qu’à certains moments, il s’agit plutôt d’une posture d’auteur (quand par exemple on s’appuie sur le canon de l’univers de jeu ou sur des faits historiques pour décider des comportements de son personnage) et en parallèle, on peut défendre les intérêts de son personnage même en faisant des actions méta-jeu, comme parler de son personnage au style indirect, commenter la fiction ou décrire certains éléments qui sortent de la volonté du personnage, mais ne représentent pas une adversité pour le personnage. C’est donc important à mes yeux de ne pas confondre le dyptique roleplay / métajeu du dyptique plaidoyer / autorat.

À votre avis, que permet de créer le JdR en termes de fiction, qui n’est pas possible dans d’autres médias ?

Je ne crois pas qu’un média puisse produire une fiction différente d’un autre et à mes yeux, le jeu de rôle ne fait pas exception. Je parle là de la fiction finale, celle qui est la somme de ce qui se produit pendant la partie. Cette fiction produite lors d’une partie de jeu de rôle a quand même ceci de particulier qu’elle ne s’adresse qu’à ceux qui la créent ; le seul équivalent que je connaisse étant le happening artistique. Dès lors qu’on veut porter la fiction produite en jeu de rôle à la connaissance d’un autre public, on ne fait que la retranscrire dans un autre média : roman, bande dessinée, fiction audio… Même quelqu’un qui serait spectateur d’une partie de jeu de rôle recevrait la fiction produite comme un conte ou comme du théâtre improvisé, mais pas comme du jeu de rôle. Cela devient une fiction linéaire, qui n’est plus du jeu de rôle, le jeu de rôle étant une fiction non linéaire.

Ce n’est donc pas le contenu de la fiction qui diverge en jeu de rôle, mais le fait que la fiction soit strictement circonscrite à ses créateurs, et qu’ils aient ce sentiment, assez unique, de vivre à l’intérieur de la fiction en même temps qu’ils la créent : réalité virtuelle + créativité. C’est ce qui différencie encore le jeu de rôle du jeu vidéo où on vit à l’intérieur de la fiction mais sans la créer.

C’est pour cela que les systèmes de jeu de rôle me fascinent. Pouvoir provoquer ça, pouvoir en faire une expérience optimale. A mon sens, ce sont les vrais « ouvroirs de littérature potentielle » dont parlait Georges Perec.

Cela nous amène à la question de savoir si, en tant que média porteur de fiction et d’esthétisme, le jeu de rôle est de l’art, et si oui, est-ce que c’est la partie ou le livre de jeu de rôle qui est de l’art ? La question est la même pour les dessins muraux de Sol Lewitt, immenses fresques réalisées au crayon de papier par des tiers sur la base d’instructions simples, de « patterns » laissés par Sol Lewitt. Où se situe la créativité, le sens artistique ? Dans le pattern de Sol Lewitt ou dans l’exécution de l’œuvre monumentale par une autre personne ?

Si on reformule la question au sens du contenu de la fiction, je devrais plutôt admettre que la production de jeu de rôle des quarante dernières années est trop limitée à certains genres de la fiction (fantasy et SF en tête), à certains types de fiction (combat et enquête en tête), et évite de parler de l’intime. Des exceptions existent quasiment depuis l’apparition du media (Bunnies & Burrows, 1976, de Scott Robinson et B.Dennis Sustare, qui propose d’incarner des lapins face à un monde hostile) et se sont multipliées les dix dernières années (A Flower for Mara, 2008, de Seth Ben-Ezra, qui traite du deuil), mais justement ce type de jeu demeure une exception alors que dans d’autres médias (littérature, cinéma…), chaque genre de fiction dispose d’une offre pléthorique. C’est également assez troublant de constater que la plupart des fictions proposées en jeu de rôle ne sont pas centrées sur les personnages des joueurs. Heureusement, là aussi, l’offre en jeu centré sur les personnages s’agrandit, avec par exemple Les Cordes Sensibles (Frédéric Sintes, en développement), Les Légendes de la Garde (Luke Crane & David Petersen, 2008 pour la version américaine, 2014 pour la version française).

J’ai tâché de participer à l’élargissement des thèmes, au traitement des questions intimes et au jeu centré sur le personnage en publiant Inflorenza en 2014.

Pour vous, quel est le ou les JdR le plus « réussi(s) », dans le fond, la forme, pourquoi ?

Je vais plutôt dire un système de jeu de rôle. Le jeu de rôle, ça désigne une pratique. Le système de jeu de rôle, c’est le livre ou tout autre support qui permet cette pratique, ou qui permet une expérience optimale de cette pratique, dans un sens voulu par l’auteur ou le collectif d’auteur qui a créé le système de jeu de rôle.

Je vais faire une interprétation personnelle du principe « System does matter » de Ron Edwards : un système de jeu de rôle réussi est un système avec des intentions de jeu claires (au moins pour l’auteur), et qui permet de respecter ses intentions si on le met en pratique. Les intentions de jeu peuvent être très réduites (abattre la tyrannie de la conformité dans Monostatos de Fabien Hildwein) ou très larges (écumer des donjons de toutes sortes dans les incarnations successives de Donjons & Dragons), ce qui m’importe c’est que le système les soutienne et ne soutienne pas autre chose. C’est une boussole pour les joueurs. À la réflexion, on peut se demander, des deux intentions que j’ai citées, laquelle est vraiment la plus réduite ! L’intention peut être cachée (comme dans Sens Hexalogie de Romaric Briand, qui promet une réflexion philosophique sur le jeu de rôle, le déterminisme, la métaphysique), ça n’est pas gênant si la mise en application du système permet de la découvrir). Je n’ai pas besoin non plus que chaque partie du système soutienne visiblement l’intention. Certaines parties du système sont là pour soutenir l’intention sans se faire remarquer, sans dire leur fonction. Elles n’en sont pas pour autant indispensables si elles remplissent leur but.

Quels sont vos systèmes de jeu préférés, pourquoi ?

Selon le critère défini précédemment, il m’est facile de reconnaître des jeux aboutis quand ils ont une intention réduite (ainsi, Sombre de Johan Scipion, qui promet de jouer les victimes d’un film d’horreur), mais il me faut beaucoup de pratique pour reconnaître des jeux aboutis quand ils ont une intention large.

Mes jeux préférés sont des jeux qui respectent parfaitement leurs intentions et qui proposent des intentions qui m’intéressent, comme Sombre de Johan Scipion. Ou alors ce sont des jeux qui ne respectent pas parfaitement leurs intentions, ou des jeux à intention large où j’ai pu trouver mon espace de créativité pour exploiter ce qui m’intéressait, comme L’Appel de Cthulhu de Sandy Petersen & co, que j’ai d’abord joué à la lettre, puis que j’ai rapidement adapté pour explorer des univers et des histoires qui m’étaient propres, comme un multivers lovecraftien dans ma jeunesse, ou plus récemment, l’univers post-apocalyptique forestier de Millevaux.

Quelles sont vos campagnes préférées, pourquoi ?

Je pratique le jeu de rôle pour être créatif, et à cause de cela il m’a toujours été impossible de maîtriser une campagne du commerce. Des scénarios du commerce, oui, mais en ce qui concerne les campagnes, je les ai écrites moi-même quand j’étais maître de jeu, et en tant que joueur, je n’ai jamais eu de table assez persévérante pour jouer une campagne du commerce.

Aux jeux qui proposent des campagnes très bien écrites, je préfère nettement les jeux qui expliquent comment écrire sa propre campagne, ou comment la jouer sans l’écrire, car je préfère les campagnes improvisées, qui suivent les initiatives des joueurs, aux campagnes écrites dont les joueurs seront plus spectateurs qu’acteurs.

Quels sont vos univers de jeu de rôle préférés, pourquoi ?

Ce sont des univers étendus, soit géographiquement (le Mythe de Cthulhu de Lovecraft, exploité dans des dizaines de jeux de rôles, et qui s’étend à tous les lieux, toutes les époques, toutes les dimensions, et même aux univers fictionnels), soit dans le détail (Patient 13 d’Anthony Combrexelle, propose un univers très riche, mais circonscrit à un lieu unique, un asile psychiatrique). Ce sont des univers avec une identité forte (l’horreur métaphysique dans le Mythe de Cthulhu, le vertige logique dans Patient 13), mais qui peut prendre beaucoup d’aspects (le vertige logique dans Patient 13 va de la façon dont on se procure des aliments à la teneur de certains rituels d’évasion). Des univers obsessionnels qui peuvent prendre plusieurs vies à explorer, pas uniquement à cause de la taille du corpus de textes qui décrivent l’univers, mais à cause des potentialités en jeu. Ce sont des univers dont certaines clés, pas forcément toutes, sont suffisamment apparentes pour que la table puisse s’en emparer et créer dans le canon de l’univers, pour contribuer à son développement. Dans mes jeux S’échapper des Faubourgs et Inflorenza, je m’efforce de brosser en quelques traits des univers qui ont beaucoup de potentiel et je donne aux joueurs les clés pour exprimer ce potentiel.

Pour vous, quelle est la différence entre JdR dit amateur ou indépendant et édition professionnelle ?

Un jeu de rôle indépendant, c’est un système de jeu de rôle qui est diffusé directement par son auteur, sans passer par un intermédiaire éditorial. Les jeux de rôles amateurs sont une catégorie de jeu de rôle indépendant. En l’occurrence, ce sont des jeux de rôles indépendants qui sont mis à disposition gratuitement ou vendus à prix coûtant. Les jeux de rôles en édition professionnelle sont des jeux de rôles dont l’auteur a cédé les droits de diffusion à éditeur, et qui sont vendus avec un bénéfice pour l’auteur, et pour l’éditeur. Pour participer à la confusion des termes, un jeu indépendant peut être édité, du moment qu’il est autoédité. Pour la suite de ma réponse, je désignerai par « jeux édités » les jeux qui sont édités par un gestionnaire de droits et non par l’auteur.

C’est important pour moi de distinguer ces notions de la notion de qualité. Il existe des jeux édités qui ne sont pas aboutis, et il existe des jeux indépendants qui ont toutes les qualités qu’on pourrait exiger d’un jeu édité. Et pour être honnête, je trouve bien plus d’intérêt actuellement dans la production indépendante que dans la production éditée, trop marquée par le clientélisme pour me plaire. Jeux indépendants et jeux édités peuvent être en concurrence au sein des mêmes circuits, dans les boutiques, sur les sites de ventes en ligne, sur les sites d’impression à la demande, sur les plateformes de financement participatif, ou en vente par correspondance.

Entre jeux édités et jeux indépendants, il y a aussi une différence dans la souplesse des modèles économiques. Les jeux édités passent par les boutiques, le financement participatif ou les plateformes de vente par correspondance de livres ou d’ebooks. Ils suivent forcément la loi Lang en France et sont vendus à prix fixe. Les jeux indépendants peuvent être gratuits ou à prix libre. Les livres peuvent être sans ISBN… voir être de fabrication artisanale comme je le propose pour mon catalogue de jeux de rôles.

À vos yeux, qui sont les trois personnes les plus représentatives de la nouvelle génération d’auteurs de JdR français ? Qu’est-ce qui la caractérise, selon vous ?

Je vais citer Johan Scipion, Jérôme Larré et Romaric Briand.

Johan Scipion, l’auteur de Sombre, parce qu’il a pris des risques financiers considérables en consacrant tout son temps au développement du jeu de rôle Sombre depuis dix ans. S’il gagne peut-être un peu d’argent de son activité depuis un an ou deux, ça doit être très limité. Il n’a pour autant jamais refusé de sacrifier sa passion à la logique économique.

Jérôme Larré, l’auteur de Tenga, parce qu’il a toujours prêté une grande attention aux théories du game design et de la narratologie pour écrire des jeux, des scénarios et des campagnes, et parce qu’il n’a jamais été avare de ses découvertes, notamment par le biais de son blog Tartofrez. Il prouve que le jeu de rôle est, comme la cuisine, une discipline qui s’épanouit par le libre échange de techniques. Si j’ai droit à un joker dans cette catégorie d’auteurs, je citerais Frédéric Sintes, l’auteur de Prosopopée, dont le blog Limbic Systems recense tout ce qu’il est utile de savoir en théorie rôliste en français.

Romaric Briand, l’auteur de Sens Hexalogie, parce qu’il est le premier auteur francophone à avoir publié sous l’étiquette anglo-saxonne de jeu indépendant, et parce qu’il a toujours fait valoir l’image des jeux de rôles indépendants, notamment avec les podcasts du Blog de la Cellule, et encouragés les jeunes auteurs à produire du jeu de rôle indépendant. Si j’ai droit à un joker dans cette catégorie d’auteurs, je citerais Christoph Boeckle, auteur d’Innommable, et créateur de Silentdrift, le premier forum de jeu de rôle indépendant francophone.

Le point commun entre ces trois auteurs, c’est qu’ils sont francophones, qu’ils ont une grande culture du jeu de rôle, qu’ils prêtent une grande attention au playtest et au game design, qu’ils ont publié ou vont publier des jeux de rôles indépendants, et qu’ils sont auteurs de jeu de rôle à plein temps. Ce sont des mentors, des auteurs auxquels je peux m’identifier, et j’ose croire, des amis. Ils représentent l’avenir du jeu de rôle qui m’intéresse, mais c’est évident que le monde rôliste a besoin de tous les autres auteurs. Y compris les auteurs des anciennes générations.

Comment voyez-vous l’évolution du JdR dans le fond et la forme, et d’un point de vue économique au sens large ? (nouveaux modes de financement comme le crowdfunding, modes de distribution, rôle du Net, revues, conventions, etc.) ?

Le jeu de rôle va continuer à explorer de nouvelles formes, il va exploiter les nouvelles technologies (qu’il suffisse de voir ce qu’il est possible de faire en virtual table top aujourd’hui… et ce que l’impression 3D promet pour demain), développer des supports matériels proches du jeu de plateau ou des aides de jeu luxueuse (bandes originales, vidéos…), ou aller vers plus de simplicité (disparition des feuilles de personnage, règles réduites à la dramaturgie, intentions de jeu minimalistes, parties courtes). Il va aussi se diversifier encore plus dans le fond, abordant des thématiques difficiles (le deuil, la maladie), intimes ou naïves, et s’émanciper du tryptique fantasy / SF / noir contemporain. Il va aussi connaître des évolutions que personne n’est en mesure de prévoir. Mais les formes actuelles de jeu de rôle ne disparaîtront pas pour autant. En quelque sorte, le jeu de rôle va continuer à se balkaniser, et conquérir de nouveaux publics. Je pense aussi que les joueurs seront de plus en plus enclins à créer eux-mêmes leurs propres jeux de rôles. Dans vingt ans, il y aura peut-être autant de livres pour créer son jeu de rôle que de manuels de jeu de rôle. Le jeu de rôle fait partie d’un mouvement sociétal qui invite les gens à créer leur propre culture. Je ne peux que me réjouir si ce mouvement s’accélère.

Je pense qu’à terme, à moins que le jeu de rôle devienne un loisir de masse, la vente en boutiques va disparaître ou se restreindre à quelques gros blockbusters, à mesure que le financement participatif, le patronage ou le jeu de rôle indépendant vont se développer. Les revues pourront se maintenir au sein de circuits spécialisés, pas en kiosque et même pas en boutique. Internet s’apparentera de plus en plus au lieu unique de diffusion du jeu de rôle. Je pense que les conventions ont de beaux jours devant elles, j’ai vu leur fréquentation exploser en dix ans. Il y aura de plus en plus de gens qui pourront vivre du jeu de rôle, et certains feront peut-être même fortune. Les auteurs de jeux indépendants ont leur épingle à tirer, car ils ont les moyens de proposer des jeux vraiment innovants, sortis du carcan du clientélisme et de la surenchère matérielle, et de concevoir des modèles économiques qui permettent de vraiment dégager des bénéfices, que ce soit par les dons, le patronage, l’impression à la demande ou – et c’est là où je place une partie de mes espoirs pour devenir professionnel à plein temps dans le jeu de rôle – le livre artisanal à prix libre. Enfin, puisqu’il s’agit de se projeter au loin, les auteurs de jeux de rôles indépendants pourraient avoir un rôle à jouer dans le développement de la société oeuvrière, la fin des droits d’auteurs et l’avènement du revenu de base.