La nuit d’Orée

LA NUIT D’ORÉE

Dans le jeu de rôle La Cour Corbelle, le MJ peut faire des interparties en solitaire, pour faire évoluer ses PNJ. En voici un exemple, ponctué par les affres existentielles d’une maîtresse de danse. De quoi jeter un œil à travers le rideau de cette cour si secrète.

(temps de lecture : 7 min)

Joué en solo le 19/05/2021

Le jeu : La Cour Corbelle, un jeu de rôle dans la forêt de Millevaux pour se mêler à la noblesse corbeau, jouer, aimer, rêver, apprendre et souffrir avant que sonne l’hallali.

Avertissement : contenu sensible (voir après l’image)

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Library of Congress, domaine public

Contenu sensible : nudité, prostitution

Contexte :

La Cour Corbelle prévoit que le MJ puisse jouer en solo entre deux parties, histoire de faire évoluer ses PNJ. J’avoue manquer de temps pour le faire avec assiduité dans le cadre de ma campagne-test, mais j’ai quand même voulu le faire une fois.
J’ai donc décidé d’interpréter le PNJ Orée en personnage principal. Tout a été joué en théâtre de l’esprit, aucune règle n’a été malmenée durant ce solo 🙂 Le décor est amplement assez posé pour le permettre.
Les PJ de la campagne ne sont pas du tout sous les feux de la rampe dans ce solo. Airelle et Cénacle sont tout juste évoqués, et Dissoulde ne l’est pas. Cela me convient, dans l’idée que la vie des PNJ ne tourne pas autour des PJ.
L’exercice était très plaisant. J’avoue que j’ai d’abord joué un peu dans ma tête, puis j’ai développé les événements à l’écrit, ce qui m’a surtout permis de rajouter des détails, les grandes lignes étant déjà posées dans mon esprit.
Je fais de nombreux sous-entendus à des points abordés dans les parties précédentes ou dans le background des PNJ. Il est donc possible qu’un lectorat non informé ne comprenne pas grand-chose, mais je crois que le sel se trouve là justement, dans cette sensation de jeter un œil à travers le rideau.
Il y a peu de Millevaux dans ce solo, encore une fois on prend son temps et l’aspect drama / cour prend le dessus sur l’habituelle horreur organique, mais si vous y regardez plus près, les thèmes de l’animal et du végétal et de la body horror restent bien présents.

L’histoire :

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The Hunt, par Ulvesang, un dark folk tout de guitares sèches tendus, un voyage initiatique d’une grande majesté où dort une sombre menace.

C’est la noire nuit. Et je suis seule.

Cette journée ne m’a laissée qu’amertume. Elle s’est déversée dans un sillon déjà profond.

Si j’ai accompli ce que je devais faire aujourd’hui, en libérant Merle de ses apprentissages, et en accueillant Airelle et Cénacle, je n’en tire que de la détresse, de la colère et de la peur.

Je sèche pourtant mes larmes. Ma décision est prise. Je dois m’expliquer avec Airelle et lui donner les vraies raisons. Et le plus tôt sera le mieux.

Je retire mes chaussons de danse avec douleur.

Je me faufile hors de la salle de bal, un véritable repaire de fantômes à cette heure-ci, et je me dirige à tâtons à travers l’ambassade, ma chandelle ne m’éclairant qu’à peine.

Tous ces grands portraits aux murs… Ces statues en gloire… J’en remarque tout le factice et la vanité.

L’ombre qui émerge de derrière un bronze me fait sursauter. Je pense aussitôt à Fantasma et ma dague est déjà sortie de son fourreau.

C’est un visage hideux, dont les ténèbres se réfugient dans les crevasses à la lueur de ma bougie. Iel est en grand costume de chambellan, satin, or et dentelle.

« Geai !
– Je t’ai fait peur ?
– Non… Euh… Si ! Pourquoi erres-tu à cette heure-ci sans lumière ?
– Je fuis les miroirs…
– En… Entendu… Je dois y aller.
– Tu vas peut-être rejoindre un de tes nouveaux élèves ?
– Que… Qu’est-ce que tu vas insinuer ?
– Rien du tout. Tu es libre. Tu as repris ta liberté depuis… l’incident… »

Il lui suffit de mentionner à mots couverts ce qui s’est passé entre nous pour que je perde tous mes moyens. Cela lui accorde un grand pouvoir sur moi et je pense qu’il le sait.

Sa voix… Sa voix éraillée me fait mal.

Il a l’avantage. Il profite de ma tétanie pour relancer la conversation.

« Alors, comment avance-tu sur ton ballet ?
– C’est difficile. Comme tu le sais, j’en suis encore à recruter et former mes danseurs. Il faudra donc élaborer des danses à leur mesure. Et je veux remanier la dramaturgie en profondeur.
– Je te fais confiance pour remanier les choses en profondeur.
– Je t’en supplie, Geai. Ne remue pas le couteau dans la plaie.
– Ce couteau, c’est toi qui l’a planté.
– Que… Que puis-je te faire ? Que puis-je te dire ? »

Un instant, j’ai senti que j’allais vider mon sac et lui dire tout ce que j’avais sur le cœur. Mais l’instant d’après, je me surprenais à courir comme pour échapper à un tueur.

J’ai ouvert une fenêtre et j’ai sauté au-dessus du labyrinthe végétal. Je me suis transformé en corbeau et j’ai vu ma robe tomber dans les méandres de la végétation. Tant pis.

Prendre les courants ascendants me fait du bien. Je passe devant la lune, au-dessus de la forêt, qui est à la fois cet enfer et notre muraille.

Je me décide à dénicher Merle dans son repère.

Même au milieu de la noire-nuit, de nombreuses lumières sont allumées dans les racines de l’Arbre-Monde qui constituent le village des domestiques.

Je crie à en déchirer le ciel puis je fonds en piqué vers une des fenêtres ouvertes.

J’y trouve des moinelles occupées à repasser le linge pour le lendemain. Contraste de ces pauvrettes en blouse affairées sur des robes de grand prix. Je reprends forme humaine. Je suis nue devant elle mais je n’en ai cure. Nous autres Corax imposons notre mode de vie et la nudité en fait partie. Elles dérobent leur regard. Parfois, je me demande si les moinelles réfrènent des désirs.

J’explore ce monde où Merle se plaît souvent à rôder. Vapeurs des fers à repasser, cliquetis des métiers à tisser, sueur des travailleurs occupés jusque tard à satisfaire tous nos désirs. J’évalue un instant le plaisir canaille que mon ancien élève doit y éprouver.

« Voilà un ange tombé au milieu des vilains petits canards. »

Cette voix vient de nulle part et quand Merle se tient devant moi, je réalise qu’il a dû passer par un des nombreux passages secrets qu’il a fait installer dans cet entrelacs de demeures serviles.

Les moineaux et les mésanges, tous perclus de fatigue qu’ils sont, ne font pas attention à nous. J’ai même l’impression qu’ils se détendent après une dure journée, j’entends des plaisanteries entre eux, je les sens exister tout simplement, ce qu’ils ne s’autorisent normalement pas à faire en notre présence.

Merle me fixe avec ardeur comme à son habitude. Je n’aime pas son visage d’enfant farceur avec son maquillage morbide. J’espérais secrètement que dans son domaine et à la noire-nuit, il soit plus naturel.

Il me tient la main. J’ai des éclairs de nos danses, devoir harmoniser mon corps à son corps d’enfant, composer avec sa légèreté, avec sa fougue. Je sens dans ses doigts la tension entre masculin et féminin qu’il se refuse à résoudre.

« J’ai à te parler, Merle. Je te dois des explications.
– Dans ce cas, faisons les choses comme il se doit. »

Il hèle des moineaux afin qu’ils m’habillent. Ce moment passé à l’écart de lui (à moins qu’il ne me surveille depuis une cache) me fait du bien. Je me laisse vêtir sans mot dire, je deviens cette sorte de poupée qui n’a plus besoin de se réfléchir et de me tourmenter.

Merle a choisi pour moi une robe bleue tout en volumes, avec des flots et des vagues aux bras et aux épaules. Alors que nous sommes attablés sous la lumière couvante des candélabres, son regard s’attarde un instant sur ma plaque sternale à nu, dont les ombres dessinent une maigreur que je sais parfaite. Il y a tout un festin de viandes et de vins, je ne toucherai à rien et il le sait, ça le fait sourire.

« Tu sais… Si je t’ai rendu ta liberté… Je ne t’ai pas dit toutes mes raisons. »

Il me fixe avec une intensité qui me fait peur. Pourtant, c’est lui qui devrait avoir peur de moi.

« Je… Je ne suis pas de bonne compagnie et tu le sais, Merle.
– Et alors ? Tu veux me protéger de toi, c’est ça !
– Écoute, Merle, tu n’es qu’un…
– Qu’un enfant, c’est ça ! Je ne suis pas un enfant, et tu le sais ! Je n’ai pas besoin de ta compassion…
– Tu veux faire tes preuves, mais tu les as déjà faites. Nous savons tous ce que tu vaux, et qui furent tes parents…
– Ce que je veux, c’est vivre ! Ce que je veux, c’est être pris au sérieux !
– Et crois-tu que tu le seras en jouant avec le feu !
– C’est ce que nous faisons tous. Jouer avec le feu. Moi aussi j’y ai droit.
– Tout… Tout cela n’a rien d’un jeu.
– Il faut bien que ça en soit un. Car sinon, cela n’aurait aucun sens.
– Merle. J’ai fait une erreur en venant te voir. Bonsoir. Prends soin de toi…
– Bonne nuit, Orée. Mais arrête de vouloir panser les ailes que tu as toi-même brisées. »

Mais quand je le quitte, je sens que c’est moi qui suis brisée. D’une certaine façon, il a gagné. Ce petit tyran ironique a réussi à devenir une victime. Encore une fois, c’est moi la méchante.

J’erre dans les coursives chaudes et les clairs-obscurs des demeures domestiques. Enfin, je croise une rouge-gorge, elle s’arrête sur mon passage. Elle n’est pas en tenue de courtisane, mais porte quand même des habits de charme. Sa gorge enfle et décroît avec sensualité. Voilà qu’elle roucoule :
« Vous avez l’air accablé, votre excellence. Je rêverais de faire quelque chose pour vous soulager. »
Son parfum, capiteux, évoque des nectars exotiques. Son œil est noir avec des feux rouges autour. Elle tourne la tête, on sent que ses plumes sont douces sans même avoir besoin de les toucher. Je ne peux détacher mon regard de son bec verni.

« Je suis lasse., me surprends-je à lui répondre.
– Alors je veux être votre nid de réconfort. », dit-elle.

Plus tard, je me réveille à ses côtés, dans un lit garni de pétales de rose. Je vois son corps nu, une boule de plumes rouges. Elle a l’air moins tendre, moins belle que hier soir. Je sens sur moi toutes les séquelles de cette nuit.

Je me lève.

Sans m’habiller et sans dire au revoir, j’ouvre la fenêtre et je m’envole pour m’arracher à tout ça.

7 commentaires sur “La nuit d’Orée

  1. Je me rends compte d’un gros contraste entre ce solo sans règles et le très mécanisé roman-feuilleton Dans le mufle des Vosges !

    Peut-être y a-t-il matière littéraire à écrire à partir d’un bac à sable du quotidien qui soit riche. Après tout, beaucoup d’écrivains procèdent déjà de la sorte, en établissant un univers topographique et relationnel riche. D’après l’expérience que je viens de faire, l’écriture doit couler assez naturellement à la suite de ce genre de préparation.

    Et vous, êtes-vous plutôt un.e écrivain.e/solorôliste architecte ou jardinier.e ?

    Aimé par 1 personne

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