On ne doit rien à personne

« J’arrive, bien sûr j’arrive, mais j’ai jamais rien fait d’autre qu’arriver.»

Jacques Brel, «J’arrive»

Je voudrais revenir sur une des choses qui a motivé ma lettre d’adieu : le problème avec le sens du devoir.

Quand j’ai commencé à écrire puis à diffuser mon travail via des plateformes amateur, je le faisais de façon assez égoïste. Mais avec le temps, j’ai eu le plaisir d’avoir un certain public, et je me suis mis en tête que les gens attendaient mes prochaines sorties. En fait, certains titres m’étaient tout particulièrement réclamés.

Le problème avec la scène du jeu de rôle indépendant, c’est que toutes les personnes qui diffusaient des jeux de rôles, quelles que soient leur ambition initiale, se sont mises à raisonner comme des professionnelles. On s’abreuvait à des sources, la Forge en anglais, et Silentdrift / La Cellule en français, qui professaient l’autoédition comme une manière pour les auteur.e.s de vivre de leurs plumes, et au fur et à mesure, sortir des jeux gratuits ou à faible marge à commencé à sonner comme un manque de sérieux. L’autoédition était devenue une finalité et non un moyen.

J’ai moi-même fait beaucoup de plans sur la comète, calculant le nombre de livres que je devais vendre pour espérer me sortir l’équivalent d’un salaire, et j’étais encore dans cet état d’esprit quand j’ai dit au revoir à mon boss. Las ! L’écriture est l’un des métiers les plus précaires au monde, et si on réduit le scope au seul marché du jeu de rôle, je ne connais qu’une personne qui se verse l’équivalent d’un salaire grâce à l’écriture de jeu de rôle, et ça implique une masse de travail considérable, et certainement un tas de compromis artistiques.

J’ai finalement renoncé à cette ambition, et c’est pour cela que mes travaux sont accessibles gratuitement. Mais baignant dans un milieu où même les plus dilettantes se devaient de se comporter comme des professionnels, j’ai continué à réfléchir de la sorte, assumant la double casquette d’amateur professionnel.

Les projets ont continué à s’accumuler, et j’ai fait autant de promesses de sorties. Et je me suis mis en tête que mes projets étaient autant de commandes du public qu’il me fallait honorer. Et je n’y parvenais pas, commençant sans cesse de nouveaux projets et me mettant en retard sur tout, et ça m’a bouffé la vie, d’autant plus qu’avec la naissance de mon fils, je me suis retrouvé père au foyer et ça allait absorber une bonne partie de mon temps.

Je me rappelle récemment qu’à l’occasion d’une promo Lulu, Le Grümph a fait une annonce sur le forum Casus No, disant au public que c’était l’occasion de lui prendre ses livres, ainsi que ceux d’autres auteur.e.s sérieux.e.s qui livraient leur travaux «en temps et en heure», et il en donnait une liste. J’étais dans la liste et ça m’a chagriné parce que je ne correspondais pas vraiment au type qui livre les choses « en temps et en heure » et parce que je culpabilisais beaucoup à ce sujet.

J’étais atteint d’une maladie chronique : le sens du devoir.

Fort heureusement, j’en suis guéri et ça va beaucoup mieux.

Je ne pense pas que la créativité puisse s’épanouir sous pression, et se comporter comme un professionnel qui doit assurer des commandes « en temps et en heure » n’est pas la plus sûre façon d’être heureux ni d’être créatif, j’entends sincère dans son expression.

La première étape dans mon changement d’état d’esprit a donc été de m’auto-professer un égoïsme radical : je ne produis que pour moi-même. S’il y a un public derrière, c’est bien. Si ça n’intéresse personne, c’est bien.

J’en ai alors fini avec les objectifs de boucler tel ou tel projet. Mais j’avais toujours en tête de créer en haut potentiel : ma journée idéale était toujours une journée sans aucune perte de temps, productive au maximum possible.

Cette idée aussi, il a fallu s’en sevrer. Parce qu’il y a des journées où on n’est pas en forme, des journées où on n’a juste pas la possibilité de créer parce que les tâches ménagères et parentales sont trop présentes, des journées pour la famille. Et encore, soyons fous, des journées pour soi.

Donc il n’y a plus de journée idéale. Certes, je développe des outils méthodologiques pour être toujours plus productif, mais je ne m’attache pas à leur réussite. Parce qu’après tout, je n’ai rien à livrer. A quoi me sert d’être productif si j’ai renoncé à satisfaire un public ?

J’ai donc lâché prise de l’idée de résoudre ses dilemmes d’équilibre. Je veux juste être disponible à ce qui advient.

Faire les choses par sens du devoir est la plus sûre façon de se les rendre détestable : au lieu, je profite de mes moments dédiés à la créativité comme d’une façon de prendre soin de moi. Après tout, en matière de jeu de rôle, j’aurais pu me contenter d’écrire Inflorenza et Les Sentes pour me dire satisfait. Ce sont deux œuvres importantes qui méritent à elles seules que je me mette à la retraite.

Je travaille tous les jours, mais entre les mille menues tâches quotidiennes et les projets de longue haleine, les choses peinent à sortir. Donc, vraiment, se concentrer sur la fin, c’est la meilleure façon de se pourrir la vie.

Plusieurs personnes me réclament de finir certains projets entamés il y a des années. Pourtant, c’est important que j’ignore ces requêtes. Ces jeux sont déjà dispos en brouillon et j’ai déjà livré sous forme terminée de quoi jouer pendant des années.

J’en viens à une idée que je développerai peut-être plus tard dans un article : La meilleure façon de développer une amitié n’est pas de se filer mutuellement du boulot. Ce qui m’intéresse vis-à-vis de mon public, c’est de faire des rencontres, de développer des amitiés. Et ce n’est pas, moi en harcelant le public de produire des comptes-rendus et des œuvres dérivées, et le public en me harcelant de requête sur telle ou telle sortie ou en me demandant de relire tel ou tel truc ou de me renseigner sur telle ou telle source d’inspis, que nous allons développer une sereine amitié.

En parallèle de cette insatisfaction et de ce stress créatif chronique, j’ai recommencé à faire de l’hyperphagie. Alors que j’avais réussi à perdre 40 kilos, j’en ai repris 20 et je continue à prendre du poids. Je pense qu’il y a un lien direct entre mon envie de finir et mon hyperphagie. Quand vous mangez une sucrerie, quand vous terminez un projet ou quand vous terminez une simple tâche, vous obtenez la même chose de votre cerveau : de la dopamine, l’hormone de la récompense. La dépendance à la dopamine est un phénomène délétère qui explique des choses aussi variées que l’hyperphagie, l’addiction à internet, ou le «workaholisme», trois problèmes dont je souffre.

Pour se désintoxiquer de la dopamine, il faut se désintoxiquer de l’achèvement : se concentrer sur le “en cours’ et cesser de rechercher le «terminé».

L’addiction, c’est quand au moment où tu devrais avoir du plaisir, tu penses déjà à la prochaine fois. J’en ai assez de ça. J’en ai assez, j’en ai assez.

Cet article ne va peut-être pas dire grand-chose par rapport aux précédents sur la créativité mais pourtant pour moi il marque un grand changement d’état d’esprit, la fin d’un cycle.

Je ne veux pas édicter aucun conseil général, je vais juste parler de mon cas particulier. À vous d’en tirer des extrapolations ou pas.

Je veux savourer l’ennui et la faim comme une victoire.

Le bonheur vient quand tout les jours on envisage sa mort, mais il n’est complet qu’en se tuant symboliquement, il me faut tuer l’artiste.

Pour mieux donner, il ne faut rien promettre. Je ne vous promettrai plus rien, je ne me promettrai plus rien.

Quand Nicolas Gogol publie son roman «Les Âmes Mortes», le peuple russe le capte comme étant le chef d’œuvre qui enfin capturait l’âme de la nation. Mais «Les Âmes Mortes» est un récit inachevé qui appelait une suite, et cette suite, Gogol a travaillé dessus sa vie durant, cette suite que le peuple russe attendait tant. Au final, Gogol n’a jamais été satisfait de travail, et il a jeté son manuscrit au feu.

Qui sait quelles merveilles il a jeté au feu parce que son perfectionnisme était rentré en conjonction avec les folles attentes de son public ? Quel gâchis.

Se concentrer sur les résultats est la plus sûre façon de ne rien aboutir, ou de l’aboutir dans une douleur considérable. J’ai tout plaqué pour que la créativité me rende heureux, par pour qu’elle me rende malheureux !

Alors on ferme boutique. On arrête de ce sentir obligé d’être au courant de tout. J’avais une readlist d’une centaines d’articles de bibliographie, je l’ai supprimée. J’envisage aussi de supprimer ma playlist de podcasts.

J’ai bien conscience d’être contradictoire, aussi bien dans cet article que dans mes propos en général. La tension entre lâcher prise et désir de productivité demeure.

Il faut faire ce à quoi on est bon ; je suis un bon commenceur, pas un bon terminateur:) Je me suis récemment posé la question : est-ce que mon œuvre aurait été intéressante si j’avais été plus concentré ? J’admire des auteurs comme Johan Scipion qui au fil des années parviennent toujours à se concentrer sur un projet unique qui polissent toujours plus, ne se réservant des variations qu’à l’intérieur de ce projet.

Mais en ce qui me concerne, si j’avais appliqué la politique du projet unique, je pense que mon œuvre serait restée, sinon médiocre, du moins attendue. En matière de jeu de rôle, j’en serais toujours au triptyque scénario / carac / compétences. Avoir papillonné de projet en projet m’a permis d’innover en permanence, et souvent un ancien projet bénéficiait des progrès accomplis grâce aux projets suivants. C’est le cas d’Arbre, sur lequel j’échouais à greffer un système de résolution satisfaisant. Je l’ai donc laissé en jachère,et quelques projets suivants, j’ai conçu Inflorenza Minima qui s’est avéré le système de résolution idéal pour Arbre.

Rien de ce qu’on fait n’a d’importance. J’ai l’habitude de répéter que le jeu de rôle est la chose la moins importante au monde, mais c’est vrai de toute activité humaine. Il ne faut pas se bercer d’illusions : à l’échelle de l’univers ou des temps géologiques, nos actions n’ont aucun impact.

Voilà pourquoi il faut se soucier de l’action et non de l’impact.

En matière de gestion de projets, même état d’esprit : finalement, j’ignore ce qui va avoir de l’impact, si c’est le projet sur lequel j’avance ou si le projet que j’ai délaissé en aurait eu plus. Après tout, je continue à sortir une nouveauté par jour. Quoi que je sortes, ça a une résonnance, alors à quoi bon se soucier de ce qui n’avance pas alors que j’avance toujours sur quelque chose ?

Je ne souffrais pas de burn out ou de bore out mais d’une insatisfaction chronique, qui faisait que chaque tâche que je faisais était en concurrence avec mille autres tâches qu’il aurait peut-être mieux valu faire à la place.

Il y a dans notre société comme une sorte de capitalisme du sens, un course sans fin vers un accomplissement inatteignable. Je ne veux plus y participer.

J’ai projeté tellement dans mon public, je pensais qu’il pourrait m’apporter l’amour qui me manquait. Et j’ai pourtant un public très chaleureux !

Un des symptômes de cette faim inextinguible d’amour et de reconnaissance, c’est ce que j’appelle « la tragédie du mentor». Je me trouvais des mentors, des maître.sse.s à penser, et je voulais les épater en sortant tel ou tel jeu. Mais quand au final, la personne n’avait pas l’air si épatée ou si intéressée par mon livre, c’était la descente aux enfers ! Une réaction stupide de ma part. Du moment qu’elle est diffusée, une œuvre ne s’adresse plus à une seule personne, mais à une infinité, et il y a toujours eu des gens pour aimer des choses que mes mentors n’aimaient pas. Et je n’avais pas à conditionner l’amour que je portais à mon mentor au fait qu’ils aimeraient tel ou tel jeu.

Il ne faut pas se fixer d’horizon parce que l’horizon est impossible à atteindre !

L’adieu aux objectifs redonne ses lettres de noblesse à l’expression « se reposer sur ses lauriers ». C’est vraiment très reposant.

Cela va de pair avec une volontaire cécité aux réactions du public. Ne pas s’attrister des mauvaises critiques ou de son indifférence, ne pas non plus se réjouir outre mesure de ses bonnes réactions, car c’est une drogue dure dont je vous ai déjà exposé les conséquences.

En me donnant une obligation de moyens et non de résultats, j’espère enfin pouvoir créer dans la joie.

7 commentaires sur “On ne doit rien à personne

  1. Je me répète hein mais… l’important est de se faire plaisir et d’être heureux… autant que possible vu le monde dans lequel on vit ^^
    Je suis d’accord quant au fait de vouloir satisfaire une commande. Pour ma part, je peux faire des choses pas trop mal mais… dès qu’on attend quelque chose, je fais de la merde XD
    Pour ma part, j’ai fait le deuil d’être un auteur, un créateur où dieu sait quoi car je sais que cela suppose des phases de « travail » qui ne me plaisent pas. Donc, je joues (à tes jeux et dans ton univers notamment ^^, merci 😉 ), je me fais plaisir et je t’en souhaite tout autant (et je vais essayer de ne plus être relou avec Mère -Truie et la version Muses & Oracles de Millevaux XD )

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  2. mais tu sais que je l’ai lu plusieurs fois et… à chaque fois je suis finalement parti sur autre chose XD là, par exemple, je suis sur du Nova Commonwealth mais… ça vire de bord sur un scenar de Chtulhu pour DD5 ^^

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  3. J’ai vraiment pris plaisir à lire cet article car je me reconnais d’autant plus dedans ! C’est vrai que l’on a souvent (quel que soit le domaine dans lequel on travaille) envie de faire à la perfection, sans erreurs, le plus vite possible, etc etc. Sauf que comme tu l’as si bien dit, on a tellement des exigences hautes et qui doivent arriver rapidement (car nous sommes devenus impatients), ça nous plombe donc le moral de ne pas être là où on aimerait aller et de penser que les autres attendent quelque chose de nous. Mais on ne doit rien à personne ! Je te rejoins vraiment sur ce point, il faut avant tout se faire plaisir à soi même et si il n’y a personne qui voit ce que tu fais, c’est pas grave. Il vaut mieux continuer pour durer dans le temps et plus tard se faire connaître petit à petit plutôt que de se forcer à en être dégouté puis tout arrêter.

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