Vers une déontologie

A force de nous consacrer à notre passion, nous sommes amenés à exprimer notre point de vue sur différents sujets la concernant. Comment y parvenir sans violence ?

Il peut nous arriver de défendre notre point de vue plutôt que de l’exprimer, si notre éducation nous à appris à vivre les discussions comme un combat. Nous pouvons être des personnes très pacifiques et nous transformer en cerbère sur des questions concernant notre passion, parce que justement nous ne nous modérons pas, ou parce qu’entre passionnés, pratiquer des joutes oratoires semble faire partie du jeu.

Mais que nous ayons ou non remporté l’avantage, nous en ressortons blessés, et nous avons aussi blessé l’autre. Faut-il transformer notre passion en champ de bataille ? Et si nous poursuivions le dialogue de façon plus fertile ? Avec bienveillance ?

D’abord, ne cherchons plus à avoir raison. Quelque soit notre position, nous n’avons jamais raison que jusqu’à preuve du contraire. La personne que nous serons demain pensera peut-être autrement, parce que nos valeurs auront évolué, parce que notre point de vue sera différent, parce que nous aurons de nouvelles informations. Juger, c’est se tromper.

De surcroît, dans un monde où tout est relatif, y compris le bien et le mal, dans un monde où parler la même langue ne signifie pas employer le même langage, avoir raison ou tort signifie-il vraiment quelque chose ? Enfin, il est des choses qu’on peut tenter de réfuter, de prouver ou d’étayer, il est des choses qui relèvent uniquement de la croyance ou de l’inclination personnelle. Peut-on prouver que la glace au chocolat est meilleure que la glace à la fraise ?

Plutôt que de chercher à prouver à l’autre que nous avons raison, apportons à l’autre davantage d’informations, qui l’aideront à se faire son propre jugement.

Ne pas chercher à avoir raison, c’est aussi ne pas chercher à convaincre. La plupart de nos désaccords portent sur des sujets complexes (et chaque chose en ce monde est complexe). On ne peut pas faire changer une personne d’avis instantanément. Chacune va camper sur ses positions jusqu’à la fin de la conversation. Les arguments donneront peut-être un effet de chaque côté, mais ce sera dans les jours, les mois ou les années qui suivront.

Ne pas chercher à avoir raison, c’est bien discerner ce qui peut être prouvé et ce qui ne peut pas l’être. On peut discuter de savoir si la terre tourne autour du soleil ou l’inverse, avec des preuves et des calculs. On ne peut pas employer la même méthode pour savoir si Dieu existe ou si Picasso était un génie ou un imposteur. Aussi, soyons honnêtes et faisons bien la part entre l’un et l’autre. Cela signifie que si nous défendons une opinion et non un savoir, soyons conscients que nous sommes dans le registre de l’opinion, et plutôt que de présenter des preuves ou des arguments de mauvaise foi, parlons de nos sentiments. Ne disons pas que Picasso avait une excellente formation graphique avant de faire des peintures cubistes, car cela ne prouve en rien l’intérêt esthétique de son tableau Guernica. On peut le dire, mais on doit être conscient que c’est une information, et non une preuve. Rien ne peut prouver l’intérêt esthétique de quelque chose, c’est relatif à chaque personne. Parlons de ce que nous ressentons quand nous voyons Guernica.

Assumer ses sentiments, c’est oser dire que quelque chose nous bouleverse ou nous met en colère. Mais c’est reconnaître que nous sommes responsables de nos sentiments.

En assumant la responsabilité de nos sentiments, on peut exprimer une opinion sans injurier les personnes qui pensent différemment.

La critique ou le jugement ne sont pas la seule façon d’échanger sur nos points de vue. Un personne qui juge n’est pas une personne qui respecte.

Lorsque nous voulons exprimer un point de vue, partons du principe que la personne en face a aussi raison que nous, parce que son expérience, ses connaissances, son vécu, son affect lui dictent un point de vue différent. Plaçons la discussion dans une situation d’écoute mutuelle en nous bornant à ajouter des informations sans chercher à prouver notre bon droit.

Évitons les précautions oratoires comme : « Je vous apprécie beaucoup, mais je vais descendre vos arguments en flamme. » Si nous apprécions une personne, alors ne descendons pas ses arguments en flamme. Critiquer un argument n’est pas critiquer la personne, mais c’est toujours critiquer, et donc prendre le risque de blesser inutilement. Apportons plutôt des informations supplémentaires, faisons connaître nos divergences, notre savoir, notre opinion, nos sentiments, et assumons chacune de ces choses sans les confondre entre elles.

Assumer ses sentiments, ce n’est pas se cacher derrière son petit doigt. Ponctuer la conversation de « à mon humble avis » peut faire penser notre interlocuteur que nous doutons de sa bienveillance. Disons plutôt « J’aime que… », « Je préfère que… » quand nous évoquons notre opinion, « J’ai peur quand… », « je suis attendri parce que… » quand nos évoquons nos sentiments.

Évitons aussi les adjectifs de vérité générale : « Ce que vous pensez est dangereux », « Cette idée est folle ». Dangereux de quelle façon ? Folle aux yeux de qui ? De tels adjectifs marquent une confusion entre les faits et les sentiments.

Face à une personne non-bienveillante, ne nous départissons pas de notre bienveillance. Soit la personne adoptera notre ton par mimétisme, soit elle continuera de parler comme elle a l’habitude de faire, mais dans notre cas, ce qui nous importe, c’est qu’elle entende ce que nous avons à dire, et que nous arrivions de notre côté à comprendre ce qu’elle à dire, quitte à lui poser des questions pour en savoir plus sur les informations dont elle dispose, sur ses opinions et ses sentiments.

Préférer le dialogue au combat, aller vers une communication non-violente est une chose difficile, a fortiori quand il s’agit de notre passion. Elle nous force à bien réfléchir avant de parler, à parler clairement, quitte à éviter les raccourcis. Parfois, quand nos sentiments seront trop forts ou quand nous serons trop pressés, nous oublierons de nous exprimer de façon non-violente. Mais c’est un apprentissage qui vaut la peine d’être tenté. Pas question de s’arrêter au premier échec.

Car enfin, c’est simple : il s’agit juste d’énoncer clairement, et de chercher à comprendre ce que pense l’autre.

(Pour aller plus loin, voir La communication non-violente au quotidien, de Marshall Rosenberg, et Conversations Cruciales, Par Kerry Patterson, Joseph Grenny  Ron McMillan et Al Swiztler)

7 commentaires sur “Vers une déontologie

  1. Pardon Thomas, je voulais juste témoigner de mon admiration pour cet article que je trouve formidable et don je partage à 200% le point de vue ! Mais j’y ais collé une réponse destiné à un autre … mea culpa. Tu peux « virer » le précédent post et ne conserver que les louanges de celui ci 🙂 merci.

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  2. Salut,
    Toute perception et tout compliment sont aussi des jugements 😉. Enfin c’est mon opinion 😉.
    Discuter des goûts et des couleurs est de mon point de vue, stérile. C’est pour cela que je commente de moins en moins (et aussi plus de travail).
    C’est clair qu’il est important d’accepter que ça ne se passe pas comme on veut, y compris que l’autre ait un point de vue différent. Sinon on ne respecte pas l’autre. Et quand on ne comprend pas l’autre c’est qu’il y a une trop grande différence de personnalité dans ce contexte.
    Très bon article Thomas. A+.

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    1. Merci ! Comprendre l’autre est rarement une chose automatique. Il faut toujours poser des questions pour saisir mieux le point de vue de chacun.

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  3. « D’abord, ne cherchons plus à avoir raison. » Quand on a raison, il faut bien insister un peu jusqu’à ce que ce soit prouvé. J’ai déjà prouvé à ma mère qu’elle avait tort où j’avais raison plusieurs fois, et à mes profs de maths successives, et j’ai fait chier une prof de SVT parce qu’elle avait simplifié de trop, au point que ça en devenait faux. Manque de pot, je l’ai vu… et son collègue, consulté par moi, lui a fait remarquer qu’enseigner des trucs faux n’était pas très correct.

    « Juger, c’est se tromper. » N’a-t-on plus le droit d’avoir un avis personnel et structuré ? Doit-on donc rester neutre en tout, pour tout ? Où est alors l’intérêt d’avoir une tête et des pensées ?

    « un monde où tout est relatif » Relatif, peut-être, et c’est bien là l’intérêt d’utiliser des référentiels ! Dans la foi catholique, par exemple, il est indubitable que le Christ est mort sur la croix pour nous pauvre pécheur. Dans l’archéologie, il est indubitable que son caveau traditionnel abrite un cadavre de même âge correspondant aux descriptions traditionnelles.

    « Ne pas chercher à avoir raison, c’est aussi ne pas chercher à convaincre. » On se retrouve peut-être, mais c’est flou. A mon avis, ce point pourrait être éclairci ou mieux expliqué. Dans le dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition, on trouve « convaincre : amener quelqu’un, par le raisonnement ou par des preuves tirées de l’expérience, à convenir de la vérité d’un fait, d’une affirmation ». Pas de limite de temps. Le paragraphe n’est pas très clair.

    « Ne pas chercher à avoir raison, c’est bien discerner ce qui peut être prouvé et ce qui ne peut pas l’être. » Non. Je dirais plutôt : avant de chercher à avoir raison, il faut discerner ce qui peut être prouvé de ce qui ne peut pas l’être. Il ne faut pas oublier qu’on peut aussi chercher des vérités philosophiques…

    « si Picasso était un génie ou un imposteur ». Peu ou pas de rapport avec la « valeur esthétique » évoquée plus loin. On peut parler de la portée ou de la valeur de son œuvre, de son impact sur sa société.

    « Évitons les précautions oratoires comme : « Je vous apprécie beaucoup, mais je vais descendre vos arguments en flamme. » » 100% d’accord ! Oui, parce que quand on est d’accord, autant faire plaisir et le dire, hein…

    « La critique ou le jugement ne sont pas la seule façon d’échanger sur nos points de vue. Un personne qui juge n’est pas une personne qui respecte. » Jamais entendu parler de critique positive ? C’est un métier, critique, aussi, en plus.

    « Lorsque nous voulons exprimer un point de vue, partons du principe que la personne en face a aussi raison que nous », ben, oui, c’est le principe de la relativité… et en l’occurrence la mise en application de la critique positive… ce qui est vachement cool.

    Ma plus grosse remarque, c’est celle sur la jugement et la critique. On devrait toujours avoir une attitude critique, par exemple, c’est-à-dire ne pas croire bêtement ce qu’on nous raconte.

    Et puis, aussi, vous commencez en disant qu’il ne faut pas se battre en discutant… J’aime débattre et j’ai plein d’amies qui adorent ça aussi (contrairement aux amis, d’ailleurs. Je me demande pourquoi ?) ! Les gens qui passent disent souvent qu’il ne faut pas s’énerver sur n’importe quoi, mais c’est juste qu’on se passionne, comme vous dîtes… et ça nous fait plaisir. Je sais, on dit souvent, les filles se battent avec les mots, elles ne sont pas honnêtes, c’est pas comme si elles utilisaient leurs poings. Ah, mais Messieurs, on est aussi capables de discuter et de débattre en écoutant les arguments mais ne perdant aucune cellule grise sur la forme… ça a l’air agressif, ce n’est pas ressenti comme tel. Je parle d’expérience. L’idée est à explorer.

    Je précise au passage que je ne suis pas une fan, hein, alors les compliments, c’est pas mon truc, et en plus, la langue française, c’est pas mon fort… Donc bon ^^

    Bonne continuation ! J’aimerais bien une réponse, aussi, même si c’est pour dire « j’ai supprimé votre commentaire, il était trop polémique ! »

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    1. Merci pour cet échange, chère TOCée.
      Non seulement on a le droit d’avoir un avis, mais c’est une fonction de notre mental qu’on ne peut pas éteindre. En revanche, on peut s’en décaler, observer son jugement, au lieu d’être son jugement, et pouvoir ainsi mieux comprendre son jugement avant de l’exprimer, ou de l’ignorer.
      Si on parle de se trouver des référentiels, comment savoir quel référentiel est le bon ? Ne peut-on pas que le choisir ?
      Convaincre une personne de la justesse de son point de vue n’est-il pas une occasion manquée de comprendre le sien ?
      Critiquer, même si on le fait de façon positive, constructive, procède d’un acte de jugement, sommes-nous d’accord sur ce point ? L’acte de jugement est disjoint de l’acte de contemplation, de non-étiquetage, ou l’acte de compassion, que j’identifie au respect.
      Ne pas croire bêtement ce qu’on nous raconte n’est-il pas davantage affaire de poser des questions et de se poser des questions, que d’émettre une critique (dans le sens : c’est bien, c’est mal) ?

      Bien sûr, le langage a ses limites, il est possible qu’on emploie les mêmes mots pour désigner des choses assez différentes. Je ne saurais faire mieux que de renvoyer vers Marshall Rosenberg, et la communication non-violente. Et bien sûr, je te rejoins quand il s’agit de dissocier les apparences des faits, puisqu’une discussion animée peut ressembler à une dispute et ne pas l’être dans la tête des personnes qui discutent.

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